1919: la première Conférence internationale du Travail / Harold B. Butler, Directeur 1932-1938

1919: la première Conférence internationale du Travail / Harold B. Butler, Directeur 1932-1938

Harold B. Butler (1883-1951) fait ses études à Oxford et rejoint la fonction publique britannique en 1907. En 1917 il est le collaborateur du ministre au ministère du travail. En 1918, avec Edward Phelan et Malcolm Delevigne, il rédige un programme pour la Section sur le travail dans le futur traité de Paix qu’examinera la Conférence de la Paix. En 1919, il est nommé Secrétaire du Comité d’organisation puis Secrétaire général de la première Conférence internationale du Travail à Washington DC. Pendant les premières années du BIT, il occupe le poste de Directeur-adjoint chargé de l’administration et des finances. En 1932, il succède à Albert Thomas comme Directeur du BIT. Il démissionne en 1938 et devient Directeur du Huffield College à Oxford. De 1939 à 1941 il est Commissaire à la Défense civile puis ministre plénipotentiaire à l’Ambassade du Royaume Uni à Washington DC de 1942 à 1946.

Butler a joué un rôle important pour le succès de la première Conférence comme Edward Phelan plus tard a écrit : « Lorsqu’une difficulté venait à se présenter devant la Conférence, spécialement une question constitutionnelle ou de procédure, on prêtait une oreille particulièrement attentive à ceux qui avaient participé à l’élaboration de l’Organisation à Paris, et notamment au Secrétaire général, M Butler. » Nous exprimons notre sincère gratitude à M. Jean-Jacques Chevron qui a bien voulu traduire ce texte.

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Le Traité de Paix avait prévu la composition d’une Conférence internationale du Travail annuelle mais laissé à celle-ci le soin de définir sa propre procédure. Le Comité d’organisation a donc consacré beaucoup de soin et de travail à la rédaction d’un Règlement provisoire qui fut adopté à la deuxième séance de la Conférence mais renvoyé à un Comité spécial pour un nouvel examen. Le Comité, après des débats prolongés, soumit à la Conférence un texte révisé de Règlement en 20 articles qui fut ainsi adopté définitivement. Ce dernier n’appelle pas ici de commentaire particulier mais deux observations d’ordre général. En premier lieu, l’expérience a démontré la sagesse du Comité d’organisation et de la Conférence qui mit en place la procédure parlementaire de la Conférence, dès le début. La pratique varie considérablement d’un pays à l’autre. Les pouvoirs du président, la façon dont il convient de traiter les résolutions, la procédure de vote, la clôture des débats, sont des questions d’importance fondamentale dans la conduite de n’importe quelle réunion mais, comme le Comité en fit la remarque, sont traitées de façon très diverse dans les assemblées à travers le monde.

Il ne fut pas possible de trouver pour chaque disposition une règle qui satisfasse tout le monde. Il fallut s’en souvenir et admettre que les procédures suivies par n’importe quel pays ou groupe de pays ne pouvaient être insérées dans le Règlement.

De fait, celui-ci constitua le premier Règlement jamais élaboré, établissant un compromis entre un grand nombre de pratiques nationales. Bien qu’il ait fait de temps à autre l’objet d’amendements, le Règlement a, dans l’ensemble, montré son efficacité dans son application et rendu un grand service à l’Organisation en mettant à sa disposition un ensemble de règles auxquelles les délégués à la Conférence se sont progressivement habitués. La rapidité qui en est résultée dans le traitement des affaires de la Conférence et l’absence de confusion dans l’application des procédures a évité à la CIT beaucoup d’heures de travail et de pertes de patience.

La deuxième question qui attire l’attention est l’émergence du problème linguistique dès la première Conférence tenue sous les auspices de l’Organisation internationale du Travail. Le vicomte d’Eza, représentant le Gouvernement de l’Espagne, demanda que l’espagnol fût reconnu comme troisième langue officielle. Il attira l’attention sur le grand nombre de pays hispanophones et sur les difficultés que rencontraient nombre de leurs délégués, particulièrement les délégués travailleurs, à suivre les débats en anglais et en français. Sa demande en fit naître d’autres, similaires, pour la reconnaissance de l’allemand et d’une des langues slaves. En fait un accord avait déjà été conclu aux termes duquel la traduction des débats en espagnol serait quotidiennement mise à disposition des délégués aux frais du Gouvernement américain.1 Aucune réunion internationale ne peut se dérouler efficacement sans que la grande majorité des délégués puisse en suivre les débats de façon satisfaisante. A la Conférence internationale du Travail, où les délégués ne jouissent pas de cet avantage, la nécessité d’interpréter pour eux les débats – autant que possible dans un nombre important de langues – fut très vite jugée impérative.


L’ouverture de la Conférence

La Conférence de Washington créa un autre précédent de portée considérable dans l’histoire de l’Organisation en reconnaissant l’existence des groupes d’employeurs et de travailleurs. Lorsque le Traité de Paix fut signé il n’avait probablement pas été prévu que les délégués des employeurs et ceux des travailleurs – nécessairement liés, respectivement, par une sympathie et des intérêts communs – auraient tendance à se regrouper en blocs distincts en vue d’une unité d’action. Quoiqu’il en soit, aucune disposition du Traité ne laisse penser qu’une telle situation était alors envisagée. Pourtant, avant même que la Conférence ne se réunisse pour la première fois, les deux groupes avaient commencé à prendre forme.

Pour ce qui était des employeurs, le germe d’une telle organisation existait déjà. En 1911, M. Olivetti avait organisé le premier Congrès des organisations patronales de l’industrie et de l’agriculture (Congresso internazionale dell’ organisazioni padronali dell’ industria e dell’ agricoltura). De cette réunion naquit l’idée de créer un Centre d’information international pour les employeurs et en 1913 M. Carlier et M. Lecocq, à l’époque respectivement président et secrétaire du Comité central industriel de Belgique, prirent des contacts dans divers pays d’Europe pour trouver des soutiens en vue de la création d’un tel Centre. Lors d’une réunion tenue à Paris en juin 1914, sa création fut décidée et MM. Carlier et Lecocq en furent respectivement nommés président et secrétaire. La guerre empêcha la réalisation de ce projet, mais ils le relancèrent lorsque fut annoncée la convocation de la Conférence de Washington. En arrivant à Washington, ils prirent l’initiative, de concert avec M. Guérin (France) et M. Marjoribanks (Grande-Bretagne), d’inviter les délégués employeurs à une réunion au ministère de la Marine le 28 octobre, veille de l’ouverture de la Conférence. A partir de cette date ce fut le groupe des employeurs, ainsi créé, qui procéda aux désignations par les employeurs pour la vice-présidence, la composition des comités et, finalement, la composition du Conseil d’administration. Il décida, lors de ses réunions, de la politique qu’il convenait d’adopter sur la plupart – sinon toutes – des questions donnant lieu à un débat, et une série d’importants amendements au projet de convention sur la durée du travail fut présenté au nom du groupe des employeurs dans son ensemble. Finalement, avant la fin de la Conférence, le groupe rédigea et adopta le 23 novembre les statuts d’une Organisation internationale des employeurs permanente.

La formation du groupe des travailleurs allait encore plus de soi et exigea fort peu de préparation. La Fédération internationale des syndicats venait tout juste d’être reconstituée à Amsterdam et avait joué un rôle prépondérant dans l’admission de l’Allemagne et de l’Autriche qui avait précédé l’ouverture de la Conférence. Son autorité était indiscutable, au-delà de la contestation et de la critique. Elle alla jusqu’à exiger que tous les délégués travailleurs fussent choisis en accord avec les organisations affiliées à la Fédération, Dans ce contexte, il était naturel que les dirigeants de la Fédération, eux-mêmes délégués à la Conférence, agissent de façon unie et, dès le départ, constituent un groupe discipliné de leurs camarades travailleurs. Le 1er novembre, deux jours après l’ouverture de la Conférence, M. Mertens, en sa qualité de président du groupe des travailleurs, informa le Secrétaire général de la Conférence que M. Oudegeest avait été nommé secrétaire du groupe. Tout comme le groupe des employeurs, celui des travailleurs tint des réunions régulières pendant la Conférence et soumit une série d’amendements de groupe au Comité chargé de la rédaction du projet de convention sur la durée du travail. Comme pour les employeurs les désignations des travailleurs pour la composition des comités et du Conseil d’administration furent décidées lors de discussions au sein du groupe des travailleurs.

Il serait hors de propos de commenter ici la part importante que ces formations naturelles ont joué depuis dans les travaux de l’Organisation. Bien que, de temps à autre, elles aient été critiquées pour avoir introduit un élément de discipline trop fort et, par conséquent, fait obstacle à l’expression d’opinions individuelles, il ne fait aucun doute que sans l’expression collective des points de vue des employeurs et des travailleurs pendant les débats de la Conférence et les négociations paritaires en vue de parvenir à un accord qu’elles ont rendu possible, la solution des problèmes aurait été infiniment plus ardue et les résultats moins satisfaisants. Bien plus, l’existence de ces groupes a aidé à préserver et à renforcer le caractère tripartite essentiel de la Conférence. Il en est aussi résulté que la Conférence a pu examiner les questions, moins sous l’angle des points de vue nationaux et davantage sous celui de leur importance technique et de leur portée, du point de vue de ceux qui participent à la production industrielle.

L’orientation ainsi donnée, dès le départ, au travail de la Conférence a certainement été en harmonie avec les espoirs et les intentions de ceux qui avaient rédigé la Partie XIII du Traité de Paix. Leur objectif avait été de créer un parlement au sein duquel tous les points de vue dont il faut nécessairement tenir compte pour déterminer les conditions de vie et de travail dans l’industrie, fussent pleinement entendus. Dans l’ensemble, la formation des groupes employeurs et travailleurs a assurément contribué à atteindre cet objectif.

Une autre décision, prise au cours des premiers jours de la Conférence de Washington, renforça même cette orientation. Le débat acharné qui avait eu lieu au Comité de la Conférence de la Paix sur la question de savoir s’il fallait accorder un simple ou un double vote aux délégués gouvernementaux était encore dans la mémoire de nombreux délégués. Ceux qui s’étaient fait les avocats de l’attribution du vote simple aux gouvernements tout en acceptant la décision finale de bonne grâce, estimaient qu’ils pourraient raisonnablement demander une compensation. En conséquence, il fut accepté qu’en ce qui concerne la composition des comités mis en place pour traiter les diverses questions inscrites à l’ordre du jour, les employeurs et les travailleurs seraient – en nombre – à égalité avec les gouvernements, bien que la Commission de proposition se soit abstenue sur la question de principe.

Cet accord, toutefois, ne fut pas appliqué à la Commission de proposition que l’on estimait devoir être composée de la même façon que le Conseil d’administration et qui, en conséquence, devint presque identique à celui-ci. La constitution de la Commission de proposition fut un autre exemple heureux de ce qu’avait envisagé le Comité d’organisation. Il avait prévu qu’il serait nécessaire de créer une sorte d’organe de la Conférence, pleinement représentatif de ses divers groupes, auquel toutes les questions relatives à ses travaux pourraient être renvoyées. De cette façon, de longs débats de procédure purent être évités et il fut possible de parvenir à des décisions sur la conduite générale des débats, la création de commissions et d’autres questions d’ordre général qui n’auraient pu être traitées de façon rapide et satisfaisante en séance plénière par la Conférence. Là encore fut établi un important précédent qui prouva par la suite son utilité et créa un rouage essentiel de toutes les Conférences internationales du Travail.

Finalement, il convient de dire quelques mots du travail de secrétariat de la Conférence. Comme le Bureau international du Travail n’existait pas encore, le secrétariat fut inévitablement constitué un peu n’importe comment en recrutant les éléments qui étaient disponibles. Certains de ses principaux membres avaient déjà acquis quelque expérience dans les équipes de la Conférence de la Paix et du Comité d’organisation. D’autres furent empruntés au Secrétariat embryonnaire de la Société des Nations, tandis que les travaux d’exécution furent, pour l’essentiel, confiés à du personnel local américain recruté sur place. La différence essentielle entre la Conférence et d’autres réunions internationales qui l’avaient précédée résidait dans le fait que ses hauts fonctionnaires avaient tous été choisis parmi toutes sortes de nationalités différentes alors que le secrétariat proprement dit était organisé non en fonction des nationalités mais selon une méthode fonctionnelle.

Bien entendu on rencontra de très grandes difficultés à transformer en une équipe efficace un personnel recruté aussi rapidement parmi des éléments aussi hétérogènes. Néanmoins l’expérience de Washington permit de conclure qu’il était possible d’obtenir une coopération loyale et un haut niveau de résultats d’un personnel international. Comme le Secrétaire général en fit la remarque à la fin de la Conférence, le personnel exécuta ses tâches avec un grand enthousiasme car il avait compris qu’il participait à un grand événement et démontré, par le succès de ses efforts, que « la coopération internationale peut aussi bien réussir au royaume de l’administration que la Conférence a démontré qu’elle le peut au royaume de la législation. »

Le Conseil d’administration

Comme on l’aura déjà compris, l’un des traits marquants de la Conférence de Washington fut la façon dont elle mit en lumière les principaux problèmes liés aux objectifs et à la structure de l’Organisation internationale du Travail. Et notamment la façon dont étaient traitées les questions concernant les pays d’outre-mer. Avant la guerre aucun pays extérieur à l’Europe n’avait participé aux réunions convoquées sous les auspices de l’Association pour une Législation internationale du Travail. Ceci était dû, en partie, à l’origine et aux motivations purement européennes de cette dernière et, en partie également, au développement comparativement plus modeste de l’industrie dans les pays d’outre-mer à l’exception des Etats-Unis ; et même ces derniers ne faisaient que commencer à exporter des produits manufacturés sur une grande échelle. Les besoins considérables en matériel de guerre et les obstacles placés par la guerre au transport maritime avaient privé les pays d’outre-mer de la plus grande partie des approvisionnements qu’ils étaient habitués à recevoir des usines européennes. Durant cette période, nombre d’entre eux en étaient venus à développer des activités industrielles pour satisfaire leurs propres besoins, tandis que certains – tels le Japon et le Canada – avaient même été encouragés à produire des biens destinés à l’exportation, que ce soit pour approvisionner les belligérants, dont les besoins en munitions étaient pratiquement sans limites, ou pour s’emparer de marchés d’outre-mer qui avaient des besoins urgents en produits que les pays belligérants n’étaient plus en mesure de fournir.

En conséquence, l’industrialisation avait fait de grands progrès pendant la guerre dans les pays d’outre-mer – tout particulièrement en Asie et en Amérique – qui avaient donc commencé à rencontrer des problèmes industriels et sociaux auxquels, auparavant, ils prêtaient peu d’attention. Il était donc naturel qu’ils s’attendissent à jouer un rôle plus important dans les délibérations de la Conférence ainsi que dans les principales commissions.

Pendant la Conférence, cette question apparut au premier plan en deux occasions : la première lors de la création de la commission chargée de traiter des migrations ; la seconde lors de l’élection du Conseil d’administration.

Le rapport de la commission sur le chômage avait proposé, entre autres, l’adoption d’une résolution recommandant au Conseil d’administration de nommer une commission chargée des problèmes migratoires. M. Gemmill délégué des employeurs d’Afrique du Sud présenta le 25 novembre un amendement tendant à ce que « la représentation des Etats du continent européen dans la commission soit limitée à la moitié du total de la composition de la commission. » Il justifiait sa position en soulignant que les migrations étaient une question qui intéressait également les pays européens et d’outre-mer et que les intérêts de ces derniers étaient au moins aussi engagés que ceux des premiers. L’amendement fut finalement adopté, montrant ainsi le rôle que les pays d’outre-mer entendaient jouer dans la vie de l’Organisation.

Cette motion, toutefois, n’aurait pu être présentée avec autant de force si la question de l’élection du Conseil d’administration avait été réglée de façon différente. Cette élection avait été placée à l’ordre du jour de la Conférence le 25 novembre. Elle avait fait l’objet de longues discussions et de négociations à la Commission de proposition où les pays d’outre-mer avaient revendiqué beaucoup plus de sièges qu’ils ne s’en étaient finalement vu attribuer. Dans le cas du groupe gouvernemental, huit des douze sièges disponibles avaient déjà été attribués par le Traité aux huit Etats ayant l’importance industrielle la plus considérable. Parmi eux, le Japon et les Etats Unis étaient les seuls pays d’outre-mer qui avaient été inclus dans la liste proposée par le Comité d’organisation. En conséquence, la délégation indienne émit une protestation, faisant valoir que l’Inde devait se voir reconnu le droit d’y être incluse et son premier délégué, M. Louis Kershaw, refusa de prendre part à l’élection jusqu’à ce que le Conseil de la SdN se soit prononcé sur l’objection formulée par l’Inde. Il restait alors quatre gouvernements à élire par les délégués gouvernementaux présents à la Conférence en dehors de ceux représentant les huit Etats ayant l’importance industrielle la plus considérable. L’élection permit à l’Argentine, au Canada, à la Pologne et à l’Espagne d’accéder aux sièges vacants. Il fut aussi proposé que dans le cas d’une vacance éventuelle, le Danemark puisse se voir attribuer le siège en question, une disposition permettant de faire face à la situation au cas où les Etats Unis ne ratifieraient pas le Traité.

En conséquence, quatre des douze sièges gouvernementaux furent attribués aux représentants de pays d’outre-mer. Ultérieurement, lorsque le Conseil de la SdN dressa la liste des huit Etats ayant l’importance industrielle la plus considérable, elle y inclut non seulement l’Inde mais aussi le Canada, attisant ainsi le sentiment d’injustice qui prévalait parmi les délégués d’outre-mer à Washington.
Malgré les efforts tendant à assurer une représentation de l’outre-mer au sein du groupe des employeurs, celui-ci nomma en fait six représentants européens tandis que le groupe des travailleurs, qui avait catégoriquement rejeté le critère de la nationalité dans le processus de sélection, nomma cinq Européens et un Canadien pour le représenter au Conseil d’administration.

En conséquence, le premier Conseil d’administration comprit vingt membres européens sur un total de vingt-quatre. Ce résultat provoqua une protestation vigoureuse des délégués d’outre-mer qui prit la forme d’une résolution présentée par M. Gemmill et appuyée par un grand nombre de délégués d’outre-mer, exprimant « leur désapprobation de la composition du Conseil d’administration du Bureau international du Travail dans la mesure où pas moins de vingt membres de ce Conseil sur vingt-quatre sont des représentants de pays européens. » M. Fontaine estimait, par contre, que la vocation des pays à devenir membres du Conseil d’administration ne devait pas être déterminée en termes de répartition géographique mais à l’aune de leur développement industriel et de leur expérience ainsi que de l’importance de leurs intérêts industriels.

Quand la question fut mise aux voix, la Conférence était divisée de façon égale. La motion de M. Gemmill fut adoptée par quarante-quatre voix contre trente-neuf, la majorité étant composée de trente-cinq délégués d’outre-mer, comprenant les délégués des travailleurs du Guatemala, de l’Inde, du Japon, du Pérou et de l’Afrique du Sud et de quatre voix européennes. La minorité était composée, à une exception près, de délégués européens, mais la plupart des délégués des travailleurs et un certain nombre d’autres s’abstinrent de prendre part au vote.

Mieux encore, l’initiative prise à Washington par M. Gemmill se révéla le point de départ d’une révision de l’Article 393 du Traité lui-même afin de donner une meilleure représentation aux pays d’outre-mer.

Néanmoins, malgré les divergences qui avaient surgi à propos de la distribution des sièges, la Conférence procéda à la formation du Conseil d’administration qui, de ce fait, siégea pour la première fois à Washington. C’était un pas d’une extrême importance dans le démarrage des travaux de l’Organisation. On sentait, particulièrement au sein du groupe des travailleurs, qu’il était impératif de créer dès que possible le Bureau international du Travail si l’on voulait assurer la continuité et le développement des travaux de la Conférence. Toutefois, Le Bureau ne pouvait être créé tant qu’un Directeur n’était pas nommé et le Directeur ne pouvait être nommé que par le Conseil d’administration. Il ne faisait aucun doute que le point de vue du groupe des travailleurs était raisonnable et justifiait qu’une action fut prise. A sa première réunion, le 27 novembre, le Conseil procéda à l’élection de son premier président, M. Arthur Fontaine, et de M. Albert Thomas comme Directeur du Bureau à titre provisoire. Par ces deux nominations, annoncées l’avant-dernier jour de la Conférence, l’avenir de l’Organisation fut – comme cela fut prouvé – largement assuré. La nomination de M. Fontaine aux fonctions de président était largement justifiée par les services éminents qu’il avait rendus à la Conférence de la Paix en qualité de président du Comité d’organisation et comme délégué à la Conférence. Pendant plus de onze ans il guida le Conseil d’administration avec un talent et un jugement incomparables. Ceux qui ne connaissaient pas encore les brillantes qualités et la forte personnalité de M. Albert Thomas furent rapidement convaincus à son contact qu’entre ses mains le Bureau deviendrait un instrument de premier ordre pour jouer le rôle que les auteurs du Traité lui avaient réservé. Là encore, la Conférence de Washington avait véritablement bien mis en place les fondations de l’Organisation.

La réussite de la Conférence

En procédant, onze ans plus tard, à une évaluation de la réussite de la Conférence de Washington, on ne manque pas d’être frappé par l’acuité avec laquelle elle mit en relief les principaux problèmes qui, depuis devaient venir en tête des préoccupations de l’Organisation internationale du Travail. On est également frappé par la vigueur et la détermination avec lesquelles la Conférence s’attaqua à tous ces problèmes et par les progrès accomplis en l’espace bien court de cinq semaines pour parvenir à leur solution. Il faut se souvenir également que les problèmes constitutionnels et politiques qui font l’objet de ce chapitre n’étaient pas le sujet principal des travaux de la Conférence. La plus grande part de son activité fut consacrée à la rédaction de six conventions traitant de la durée du travail dans l’industrie, du chômage, du travail de nuit des femmes, du travail de nuit des enfants, de l’âge minimum d’accès des enfants au travail industriel et de l’emploi des femmes avant et après la naissance d’un enfant. En plus de ces conventions elle n’adopta pas moins d’une série de six recommandations et de huit résolutions sur des questions inscrites à l’ordre du jour mais qui n’avaient pas été jugées propres à faire l’objet de conventions.

Cependant l’enthousiasme seul n’aurait pas permis à la Conférence de traiter un ordre du jour aussi vaste. La planification soigneuse assurée par les auteurs de la Partie XIII du Traité et par le Comité d’Organisation doit également être largement reconnue. Ils avaient mis en place une procédure inspirée par une connaissance réelle des conditions nécessaires au succès des conférences internationales. En tout premier lieu, la minutie apportée au travail préparatoire permit de mener à bien la discussion des six questions principales inscrites à l’ordre du jour.

Les rapports présentés par le Comité d’organisation permirent aux délégués d’évaluer dès le départ en quelle mesure un accord général avait déjà été atteint et, par conséquent, de se concentrer sur les points qui nécessitaient négociations et compromis. En conséquence, les six projets de convention qui constituaient véritablement les fondations d’un code de législation internationale du travail furent non seulement dûment adoptés mais par la suite ratifiés puis appliqués jusqu’à un point qui montra qu’il s’agissait de textes sensés et sérieux. Chaque conférence internationale depuis la guerre a illustré cette leçon que le succès dépend dans une large mesure du soin et de la prévoyance avec lesquels le travail préparatoire est mené à bien et que, sans cette indispensable condition, l’échec est presque inévitable.

Assurément, les méthodes de procédure mises en œuvre à Washington avec autant de succès constituèrent un modèle pour les conférences ultérieurement convoquées sous les auspices de l’Organisation internationale du Travail. On peut même affirmer sans exagérer que le niveau de réussite d’autres conférences internationales a varié dans une grande mesure selon qu’elles suivirent ou ignorèrent ces méthodes. Il existe une technique de la négociation internationale qu’il convient d’apprendre et qui doit être utilisée par ceux qui la comprennent. L’un des mérites de la Conférence de Washington est d’avoir apporté une contribution considérable à la mise au point de cette technique.
Mais une bonne technique de discussion, aussi nécessaire qu’elle soit, ne peut à elle-seule résoudre les problèmes nombreux et variés qui se présentent.

La Conférence de 1919

Une Conférence portée par une foi moins intense aurait pu hésiter à se confronter si audacieusement aux problèmes qui firent l’objet des décisions prises à Washington. Elle aurait pu hésiter à prendre quelque action que ce fut pour mettre en mouvement la mécanique permanente de l’Organisation, compte tenu des doutes sur la validité juridique des décisions de la Conférence qui flottèrent tout au long de ses travaux, du début à la fin. Le Gouvernement américain avait fait valoir que la Conférence pourrait n’avoir aucun caractère officiel dans la mesure où le Traité de Paix n’était pas encore entré en vigueur. De fait, le Ministre américain Wilson expliqua qu’il n’avait accepté la présidence de la Conférence que parce qu’elle n’avait qu’un statut non officiel.

Dans son discours d’ouverture il fit observer que l’achèvement de l’organisation de la Conférence ne pourrait intervenir avant que la Société des Nations ait été officiellement créée et que les mises au point techniques finales aient été prises ; tout ceci alors que la création de la SdN était déjà certaine.

Si la Conférence avait été moins déterminée à lancer la première partie du programme de travail de la Société des Nations, elle aurait pu être ébranlée par ces vices juridiques dans son mandat. De fait, ils furent discutés à deux reprises par la Commission de proposition. En fin de compte le Conseil d’administration recommanda une solution proposée par M. Fontaine qui avait le mérite d’être à la fois simple et exhaustive : à savoir que la Conférence, comme cela avait été proposé par le Comité d’organisation, aille de l’avant comme si elle avait été valablement constituée et qu’on laisse à la discrétion du Conseil d’administration le soin de prendre toutes mesures nécessaires pour rendre ses décisions juridiquement applicables lorsque le Traité de Paix entrerait en vigueur, le Conseil d’administration étant alors laissé libre de convoquer à nouveau la Conférence ou d’en décider la clôture. Cette proposition fut soumise à la Conférence qui l’adopta à une majorité confortable de 73 voix contre six.

Lorsqu’il se réunit pour sa deuxième session en janvier 1920, le Conseil d’administration ne rencontra pas de grandes difficultés à trancher ce nœud juridique. Le Conseiller juridique de la Conférence avait soutenu le point de vue qu’aucune décision du Conseil d’administration n’était nécessaire. Lorsque celui-ci se réunit le 26 janvier 1920, on considéra qu’il suffirait, en vertu de l’autorité que la Conférence lui avait déléguée, qu’il proclame la clôture de la session tenue à Washington. Cette procédure fut en conséquence recommandée par le Directeur au Conseil d’administration lorsque celui-ci se réunit ; elle fut adoptée à l’unanimité sans discussion prolongée, puis dûment communiquée aux Etats Membres.

Ainsi, tous les obstacles constitutionnels placés sur le chemin de la Conférence de Washington furent-ils surmontés avec succès. Ils n’auraient sans doute guère pu l’être si toutes les composantes de la Conférence n’avaient fait preuve d’une forte détermination à en assurer la réussite à n’importe quel prix et à traduire sans plus tarder en réalité vivante les dispositions de la partie XIII du Traité de Paix. Là, sans doute, se situe la réussite la plus remarquable de la Conférence de l’OIT de Washington qui lui donne une place spéciale dans l’histoire de l’Organisation internationale du Travail en lui conférant un peu les caractéristiques d’une assemblée constituante.
Note :
1 Le choix du français et de l’anglais comme langues officielles fut contesté par la Conférence en 1919. Sur les 36 Etats membres présents, 16 étaient hispanophones. Les partisans de l’allemand firent aussi entendre leur voix mais les séquelles politiques de la guerre furent, les premiers temps, un obstacle. En fin de compte, il fut décidé fin 1927 d’intégrer l’espagnol et l’allemand aux langues de la Conférence. (IE)


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