L’élection d’Albert Thomas à la direction du BIT / Carl V. Bramsnaes

L’élection d’Albert Thomas à la direction du BIT / Carl V. Bramsnaes

Qui serait le premier directeur du Bureau international du Travail? C’était là une question capitale qui se posait lors de la première session de la Conférence de l’OIT, tenue à Washington au cours de l’automne 1919.

La Conférence avait été convoquée à Washington sur l’invitation du président Wilson, mais l’attitude des Etats-Unis quant à leur participation à l’œuvre de la nouvelle institution mondiale créée par la Conférence de la Paix à
Paris demeurait incertaine, et les candidats pour l’élection du premier directeur ne pouvaient guère être qu’un Anglais ou un Français.

L’organisateur de la Conférence était Harold Butler. Comme haut fonctionnaire britannique, il avait, pendant la Conférence de la Paix, joué un rôle très important dans la commission qui s’occupait des problèmes sociaux, et avait participé à l’élaboration de la Partie XIII du Traité, qui constituait la base même de l’Organisation internationale du Travail. Ce n’était certes pas tâche facile que d’organiser une telle conférence pour la première fois alors qu’on ne disposait d’aucune expérience en la matière ; une grande habileté et une longue patience étaient nécessaires. Harold Butler avait montré qu’il était capable d’organiser. La Conférence en elle-même eut un plein succès quant à ses résultats sur le plan social, puisque plusieurs très importantes conventions furent adoptées presqu’à l’unanimité par les trois éléments de la Conférence. Dans ces conditions, le nom de Harold Butler fut mis en avant dans les discussions privées au sujet de l’élection du premier directeur du BIT.

Un autre nom fut également mentionné, celui d’Arthur Fontaine, chef de la délégation française à la Conférence. Fontaine avait été à Paris l’un des plus éminents représentants des groupements qui avaient préparé la partie sociale du Traité de Paix. En dehors des discussions concernant les noms, l’idée fut également émise qu’il conviendrait d’ajourner à une date ultérieure l’élection d’un directeur.

Tel était le cadre dans lequel se déroula l’élection. Que se passa-t-il, en l’occurrence? Les membres du premier Conseil d’administration avaient été élus par la Conférence. L’un des Etats Membres élus était le Danemark ; en ma qualité de délégué du gouvernement danois, j’eus l’occasion de participer aux réunions du Conseil d’administration. A la première séance de l’organisme nouvellement élu, Arthur Fontaine fut nommé président, tout d’abord à titre provisoire, puis, après quelque débat, et sous la pression du groupe des travailleurs, à titre définitif.
Cette élection – qui ne répondait peut-être pas à ses propres vœux – éliminait Fontaine en tant que candidat éventuel au poste de directeur. Le groupe des travailleurs, qui souhaitait une décision définitive, insista de nouveau pour que l’on procédât immédiatement à l’élection d’un directeur – et cela réservait une surprise!

Lorsque l’on compta les suffrages émis au scrutin secret, on constata que trois voix seulement s’étaient prononcées en faveur de Butler contre neuf en faveur d’Albert Thomas, plusieurs membres s’étant abstenus. Comme le nombre des suffrages exprimés était assez restreint, on procéda à un nouveau scrutin dont le résultat fut qu’Albert Thomas obtint encore la majorité contre Butler, bien que cette majorité fût réduite.

Il est hors de doute que le groupe des travailleurs avait été l’élément décisif au sein du Conseil d’administration lors de cette élection, et que le groupe des employeurs avait fourni l’appui nécessaire pour aboutir à l’élection d’Albert Thomas. Autant que je sache, la plupart des membres gouvernementaux, lors du deuxième scrutin, votèrent en faveur de Butler. Le nom d’Albert Thomas n’avait jamais été mentionné au cours des discussions entre les délégués gouvernementaux à la Conférence.

Du point de vue technique, Albert Thomas a été l’outsider lors de cette élection, mais il méritait de gagner. Harold Butler s’était révélé un homme possédant des capacités remarquables et une grande habileté, mais, pour édifier le BIT, Albert Thomas avait des qualifications supérieures. Son dynamisme débordant, son immense énergie, son enthousiasme communicatif étaient des qualités indispensables pour donner à la nouvelle organisation cette place éminente dans les affaires sociales du monde que le BIT ne tarda pas à occuper.

En collaboration avec Albert Thomas, Harold Butler, comme Directeur adjoint, fit bénéficier le Bureau de ses qualités d’administrateur et de son intelligence de la façon la plus efficace; il fut un excellent successeur à la direction du Bureau après la disparition d’Albert Thomas. Mais 1’OIT n’aurait pas été, sans Albert Thomas, l’organisation sociale par excellence.

La Partie XIII du Traité de Paix décrivait l’Organisation internationale du Travail – il appartenait à Albert Thomas de la créer.

J’ai encore présente à l’esprit la dernière session du Conseil à laquelle Albert Thomas participa, et sa dernière Conférence. Toutes deux eurent lieu en avril 1932, à une époque où l’une des plus terribles crises économiques ébranlait le monde, et où le chômage avait atteint un niveau sans précédent. Tous ceux qui ont connu Albert Thomas comprendront qu’il ait considéré comme une obligation pour son organisation d’adopter des propositions susceptibles d’atténuer les répercussions de la crise. Alors même qu’il était affaibli par une grippe prolongée, il se dressa avec son énergie et son esprit combatif habituels pour défendre une résolution dans ce sens devant le Conseil d’administration, devant une commission de la Conférence et devant la Conférence elle-même. Ce n’était pas là une tâche aisée, mais la Conférence finit par adopter la résolution par 73 voix contre 3. Seule la personnalité et la grande ferveur d’Albert Thomas pouvaient permettre d’obtenir un tel résultat.

Ce fut là sa dernière victoire. La Conférence prit fin le 30 avril. Huit jours plus tard, Albert Thomas mourait à Paris.


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