Harold Butler, Directeur du BIT 1932-38 Crise et démission / Ivan M.C.S. Elsmark

Harold Butler, Directeur du BIT 1932-38 Crise et démission / Ivan M.C.S. Elsmark

On a peu écrit sur les raisons qui ont conduit Harold Butler à donner sa démission. Nous n’avons pas l’intention ici, de porter un jugement sur les hommes ou les événements, mais de faire la lumière sur les causes du conflit qui s’est transformé en une crise majeure pour le BIT et son Directeur.

Le 28 avril 1938, Butler déclara devant le Conseil d’administration que, bien qu’ayant été élu en 1932 Directeur du BIT pour dix années, il avait alors indiqué sa préférence pour un mandat de sept ans; d’où son désir de « renoncer à son poste ». L’explication conventionnelle de cette décision fut que Butler avait voulu démissionner pour « reprendre sa liberté pour devenir Warden [Recteur] du Nuffield College à Oxford », selon Pierre Waline dans l’ouvrage Un Patron au BIT (1976), la Revue internationale du Travail (1951) et de nombreux autres observateurs. Et comme si l’on voulait souligner cette version pour la postérité, le portrait officiel de Butler au BIT le montre dans sa robe qui symbolise une haute fonction universitaire. Plus proches de la réalité on lira les souvenirs de Butler dans The Lost Peace, les Cornell Lectures de David A. Morse et l’Histoire du BIT d’Alcock qui retracent brièvement un conflit avec le gouvernement français à propos de la nomination du directeur du Bureau de Paris du BIT.

Harold Butler

 Quel directeur pour le Bureau de Paris?

La crise commence avec la mort soudaine, en août 1937, de Ferdinand Maurette, Directeur du Bureau de Paris, laissant vacant ce poste important. Dans les mois qui vont suivre plusieurs noms de candidats vont être présentés mais aucun ne sera retenu. Dès le 8 septembre, Butler écrit à Justin Godart, représentant du gouvernement français au Conseil d’administration du BIT, que cette nomination est « un problème compliqué » et lui envoie un mémoire décrivant en détail les qualifications requises. Le 10 septembre, Butler rencontre à Paris André Février, Ministre du Travail. Il lui remet un exemplaire de l’aide-mémoire, soulignant l’importance de trouver à Maurette un successeur « valable qui possède des qualités éminentes » et qui combinerait « les plus hautes qualifications intellectuelles et techniques avec une connaissance approfondie et étendue des problèmes économiques et des problèmes sociaux de la France ». Pour l’essentiel, la personne qui sera choisie « ne devra avoir aucun engagement politique qui l’empêche de convaincre aussi bien les employeurs que les travailleurs de son impartialité ». Tout en reconnaissant la difficulté de trouver la personne idéale, le ministre suggère qu’un fonctionnaire du BIT, Marius Viple1, pourrait être un candidat convenable, ce à quoi le Directeur fait observer que Viple « est politiquement marqué et ne possède pas plusieurs des qualifications requises, ce dont le ministre convient ». D’autres noms sont évoqués sans être retenus et l’on se sépare en convenant « qu’aucun des deux interlocuteurs ne proposera un candidat sans consulter l’autre au préalable ».

Marius Viple avait été journaliste politique dans divers journaux socialistes et servi pendant la guerre dans les cabinets ministériels de Jules Guesde et d’Albert Thomas. En 1920, il avait été recruté au BIT comme attaché de presse et avait remplacé en 1923 Georges Fleury comme chef de Cabinet. Le Directeur qui avait une grande confiance en Viple, en « son intelligence [et] son sens politique » lui demanda cependant de « s’entrainer à une compréhension plus intime des moeurs et des habitudes d’esprit qui peuvent nous être le plus étrangères, et à une indulgence un peu plus grande pour les personnes ». A la mort d’Albert Thomas il était devenu chef du Service d’information et de presse. Il semble bien que Viple et Butler ne s’entendaient pas depuis longtemps et il est clair que ce dernier estimait « qu’il ne pouvait avoir confiance en Viple » et le considérait comme « inapte pour ce poste ».

 Des consultations orageuses

Courant septembre 1937, les négociations s’accélèrent. De sa conversation avec André Février Butler a retiré l’impression qu’il était ouvert à d’autres candidatures. Toutefois, une dizaine de jours plus tard, le Ministre des Affaires étrangères, Yvon Delbos, l’informe que le gouvernement français « souhaite que Viple soit nommé (et que) la décision a été prise lors d’une réunion ministérielle à laquelle Léon Blum, Paul Faure et Edouard Daladier ont participé ». Il ajoute que le gouvernement « attache une grande importance à cette nomination ». Léon Jouhaux, qui représente les travailleurs français au Conseil d’administration soutient fermement, lui aussi, la candidature de Viple. Selon les notes laissées par Butler, Jouhaux reconnaissait que Viple ne possédait pas certaines des qualifications requises (ainsi, une capacité à s’exprimer en public et une connaissance des questions économiques), mais soulignait qu’en revanche « sa connaissance des milieux politiques français serait un avantage pour le Bureau ». Butler note alors « qu’un principe d’une importance considérable est en jeu. Si les gouvernements commencent à imposer des nominations pour des raisons politiques, il deviendra impossible de gérer convenablement le personnel et l’administration d’une institution internationale ». Un argument de poids encore valable de nos jours.


Marius Viple

Le 29 septembre 1937, Butler rencontre Léon Blum à Genève. A son tour, celui-ci « soutient fermement la candidature de Viple compte tenu de leurs relations d’amitié, de la loyauté de l’homme envers Albert Thomas et du voeu du gouvernement français de l’avoir à Paris ».

Butler répète ce qu’il a dit au Ministre Delbos et ajoute qu’il « n’a pas suffisamment confiance [en Viple] pour le charger de la responsabilité d’entretenir des relations directes avec le gouvernement français » et avec lui-même. Blum l’assure que « le gouvernement n’a aucune intention de lui forcer la main mais qu’il espère beaucoup qu’il nommera Viple ».

Lors de la session du Conseil d’administration qui se tient à Prague en octobre suivant, Butler va prendre l’avis du Président du Conseil, F.W. Leggett, ainsi que du Vice-président employeur, H.C. Oersted, sur « les principes importants qui guident la position prise par le Directeur dans cette affaire ». Un peu plus tard, le Sous-directeur du BIT à Genève, Adrien Tixier qui entretient d’étroites relations avec le gouvernement français, va conseiller à Butler, « en vue de résoudre un conflit dont la persistance risque d’avoir des conséquences désastreuses » … « d’orienter [son] choix vers M. Viple ». Par ailleurs, Camille Pône, chef de Cabinet de Butler, informe Pierre Waline, suppléant d’Alfred Lambert-Ribot, représentant des employeurs français au Conseil d’administration de la situation. Le 16 octobre, Lambert-Ribot réagit en écrivant qu’il ne pense pas que Viple ait les « hautes qualifications et l’impartialité » nécessaires et demande à être consulté avant toute nomination. Là-dessus, Butler partant en mission pour l’Extrême-Orient le 28 octobre 1937, la question va rester en suspens jusqu’à son retour à Genève, fin janvier 1938. A ce moment-là, comme devait le rapporter Tixier, qui se rendra plusieurs fois à Paris, « l’atmosphère [côté français était] devenue franchement hostile [et] des menaces de non-coopération se font entendre dans divers milieux autorisés ».

Butler hésite

Il semble qu’au début de l’année 1938, la résistance de Butler commence à vaciller. Tout le monde ne s’accorde pas sur ce qui s’est réellement passé ensuite. Comme les dossiers ne contiennent aucune preuve de l’exactitude de l’une des versions contradictoires, celles-ci sont relatées ici avec quelque détail, pour permettre au lecteur de se forger sa propre opinion.

Butler indique qu’il a rencontré Alfred Lambert-Ribot à l’occasion de la 82ème session (31 janvier – 5 février 1938) du Conseil d’administration. Celui-ci « considérait une nomination de Viple avec beaucoup de réserve [et], bien qu’il n’y opposerait pas son veto, ne pouvait l’approuver en aucune façon ». Butler se souvient que le 5 février il vit ensemble Godart et Jouhaux – Lambert-Ribot ayant déjà quitté Genève – et que le premier l’assura que ses instructions restaient les mêmes malgré le changement de gouvernement. Le Directeur fit valoir « qu’il n’était pas souhaitable et même contraire à tous les précédents de nommer quelqu’un dont le choix ne soit ne fut acceptable pour les trois groupes » et qu’il n’en prendrait pas la responsabilité. Il suggéra qu’une réunion fut organisée à Paris sous les auspices du Ministre du Travail pour discuter de cette affaire « en présence des trois membres français du Conseil d’administration ». Cette proposition fut acceptée bien que Jouhaux ait déclaré que « la CGT ne saurait accepter tout autre candidat ». Butler « leur fit également comprendre que si l’on parvenait à un accord entre les trois parties, [il] serait prêt à procéder à une nomination qui irait à l’encontre de sa propre inclination pour éviter une brouille entre le gouvernement français et le BIT ».

Le 12 février, il écrivit à Paul Ramadier, Ministre du Travail dans le nouveau gouvernement, qu’il était « disposé à donner suite à la recommandation [de nommer Viple] mais avant de procéder à une nomination », il voulait recevoir « l’assurance qu’elle sera bien accueillie par les principales organisations ». A cet effet il proposait une réunion à Paris pour régler la question.

Des témoignages divergents

Pour sa part, Tixier donne une version différente de cette affaire. Dans un mémo confidentiel adresse à Butler le 19 mars, il remarque que, n’en ayant pas été le témoin « il n’a jamais su exactement le détail des conversations avec MM. Godart, Lambert-Ribot et Jouhaux », mais se référait à des conversations privées qu’il avait eues alors avec Godart et Jouhaux. Tous deux lui avaient « indiqué avec une grande satisfaction que [Butler] avait décidé la nomination de M. Viple … [mais] ils ne m’ont dit que [Butler] avait posé la condition d’un agrément des trois parties intéressées : gouvernement, employeurs et travailleurs ». Bien plus, lors d’une réunion avec des Sous-directeurs, Butler lui-même avait « mentionné [son] intention de nommer M. Viple à la direction du Bureau de Paris sans faire état d’une condition d’accord unanime ». Lorsqu’on lui montra le projet de lettre au Ministre du Travail, Tixier manifesta sa surprise. Il indiqua à Pône « que ce texte comprenant une telle condition n’était pas conforme à l’accord établi d’après les indications que m’avaient été données par MM. Godart et Jouhaux », et supprima lui-même le paragraphe concerné dans le projet. La version finale de la lettre ne lui fut jamais présentée et il en ignora le contenu.

Viple lui-même (le premier intéresse) écrivit plus tard que le 31 janvier Butler lui avait fait part « de son intention de régler cette fois sérieusement et dans un très bref délai la question du Bureau de Paris ».

Suivit alors un entretien « franc et loyal » qui « fit dissiper bien des malentendus ». Le 7 février à 17 heures, Viple fut à nouveau convoqué chez le Directeur et informé que celui-ci avait décidé de le nommer Directeur du Bureau de Paris, une « décision qu’il avait officiellement annoncée au délégué ouvrier français, M. Jouhaux le 5 février le matin, et [selon lui] au délégué gouvernemental français M. Godart le 7 février matin puis communiquée le lendemain aux Sous-directeurs ».

Depuis, Viple « n’a jamais eu d’autre communication du Directeur sur cette question ». Butler devait commenter cette déclaration en affirmant « qu’il n’entend pas entrer en discussion du récit incomplet » dans les observations et ajouter que Viple « possède ni les aptitudes ni les connaissances pour être un digne successeur [au Bureau de Paris] de M. Roques et de M. Maurette ».

Butler a-t-il été pris de court lors de sa réunion avec Godart et Jouhaux et persuadé d’accepter les exigences françaises ? A-t-il accepté, puis changé d’avis dans le cours de la discussion, la réunion de Paris avec le ministre étant une idée qui lui serait venue après coup ? S’est-il exprimé avec assez de clarté et Godart et Jouhaux ont-ils saisi la portée de la réunion de Paris ? Etait-ce pour revenir sur sa position, réalisant qu’il s’était mal fait comprendre de Godart et de Jouhaux, que le 12 février il écrivit au Ministre du Travail pour demander une réunion tripartite ? Toutes ces questions et d’autres encore restent à éclaircir.

Une situation confuse

Il n’est pas exclu que Butler ait réalisé d’avoir pu inconsciemment induire Godart et Jouhaux en erreur. Plus tard, il écrivit à Godart : « Si, toutefois, je n’ai pas réussi à indiquer clairement ma position et si, par là, je vous ai induit en erreur, je vous dois, pour cela m’excuser, ce que je fais bien volontiers ». Godart, en effet, avait pu se trouver en position délicate vis-à-vis de son ministre!

Bien que son opinion personnelle sur Viple ait sans doute été l’obstacle principal, il semble évident que Butler ait demandé qu’un consensus tripartite fut réuni, espérant, pour régler le problème, un rejet de la nomination par les employeurs. De toute évidence, il répugnait à nommer un homme qu’il considérait « inapte à remplir le poste » de directeur du Bureau de Paris et en qui il « ne pouvait avoir confiance » (un argument qu’il a hésité à utiliser comme il l’a lui-même reconnu).

Quoi qu’il ait pu se passer à la réunion du 5 février, une lettre de Lambert-Ribot du 17 février va donner encore plus de poids à la position de Butler. Il exprime à nouveau son opposition à la nomination de Viple « quelqu’un qui n’a que des soucis politiciens et qui est d’une incompétence notoire » et qui « n’a pas et ne pourra avoir en aucune façon la confiance des patrons français ». Il suggère en terminant que Butler adopte une « position nette, [et] gagne du temps et de permettre ainsi à des candidatures plus dignes d’intérêt de se faire jour ».

Il faut se souvenir du climat politique extrêmement difficile qui régnait à la veille de la Deuxième Guerre mondiale. C’est dans ce contexte que Butler s’est opposé aux exigences françaises, soulignant que « si les gouvernements de pays démocratiques devaient utiliser de semblables méthodes, il deviendrait impossible de conserver quelque indépendance que ce fut à l’égard des pays autoritaires ». Il considère également qu’il n’est pas souhaitable de nommer une personne qui ne puisse être acceptée par les trois groupes et qu’on avait connu jusqu’alors aucun précédent de la sorte.

Campagne de presse

Butler espérait peut-être encore qu’un accord put être réalisé, mais le 3 mars 1938, le journal français « Candide » publie une violente attaque contre Viple et ses partisans (Jouhaux, la CGT et le gouvernement) et contre le Bureau de Paris –une charge pour le contribuable – sans oublier de souligner que l’attitude de Butler s’explique du fait qu’il est anglais. Comme Butler l’écrit « ce n’est pas tant l’article lui-même qui m’a ouvert les yeux, mais tout ce qu’il sous-entend ». Il a réalisé que « toute I’hostilité que Viple avait concentré sur sa personne le rendait vulnérable et pouvait, à travers lui, rejaillir sur le Bureau ». Butler prévoit qu’il « pourrait être amené à devoir défendre Viple, (ce dont) « en conscience [il] ne se sent pas capable » et qu’il pourrait « en résulter de nouvelles querelles entre le gouvernement français et [lui-même] ». Il ajoute que même si en France les trois partenaires sociaux parvenaient à un accord sur la nomination, lui-même, Butler « n’en demeurerait pas moins le seul responsable ». D’autre part, il est conscient que s’il ne nomme pas Viple, il en résultera une brouille avec le gouvernement et la CGT, une situation intenable pour le BIT à l’égard de I’un des Etats membres les plus importants et les plus influents, en période de crise mondiale. De surcroit, il s’est convaincu « qu’en tout état de cause il est impossible de recréer un climat de confiance entre le gouvernement français et lui-même ». Ces considérations révélatrices sont extraites des propres notes de Butler datées du 6 mars.

Il ne fait aucun doute que c’est entre le 4 et le 6 mars 1938 que Butler a pris la décision d’annuler la réunion tripartite de Paris et a décidé de se rendre à Londres pour présenter sa démission au Président du Conseil d’administration, F.W. Leggett. La veille de son départ, il prépare une déclaration sur cette affaire et le dilemme auquel il est confronté. Le 8 mars il rencontre Leggett qui le persuade de retenir cette lettre de démission qui, comme l’écrira Butler le lendemain, « pourrait dans la conjoncture présente, causer le plus grand mal ». Si, dira-t-il, « J’invoquais (pour ma démission) des raisons personnelles, comme cela était mon intention, cela pouvait être interprété comme une désertion du Bureau en temps de crise parce que je ne croyais plus à son avenir. Si, par contre, j’invoquais mon différend avec le gouvernement français, il devenait évident qu’il existait de graves dissensions dans les rangs de l’Organisation ». Les deux Vice-présidents du Conseil, Oersted et Mertens, seront ultérieurement consultés mais la crise ne sera pas résolue. Godart sera lui aussi, tenu informé de la démarche de Butler. Le 19 mars, Tixier écrit à Butler un mémorandum de sept pages pour lui faire part de sa position et lui recommander de parvenir à un accommodement avec le gouvernement français « dont l’appui est indispensable » [au BIT].

 Butler ne cèdera pas

Si Butler a espéré que la nomination d’un nouveau gouvernement modifierait la position française, il va être déçu. Le 16 mai 1938, dans une conversation très franche avec Paul Ramadier qui est resté Ministre du Travail, à l’issue de laquelle Butler déclare qu’il « lui est impossible d’accepter » la proposition française et qu’il « se trouve toujours dans l’impossibilité de donner suite à la recommandation du gouvernement français [et qu’il] estime qu’en démissionnant, [il] a adopté la seule méthode susceptible d’éviter un conflit grave, qui aurait été extrêmement nuisible au BIT ». Le lendemain il lui suggère « que d’autres candidatures [que celle de Viple] soient recherchées », une proposition à laquelle Ramadier semble avoir répondu le 27 mai (la lettre ne figure pas au dossier) maintenant fermement la position de son gouvernement. Butler lui écrit à nouveau le 27 mai 1938, se plaignant du refus français de prendre en compte le droit du Directeur de choisir librement son personnel, une attitude qui « si elle était imitée par d’autres gouvernements rendrait évidemment impossible la direction d’une institution internationale ». A cette correspondance, le ministre réagira seulement le 13 août 1938, longtemps après la démission de Butler, proposant que le choix du directeur du Bureau de Paris fut renvoyé à la fin de l’année, – c’est-à-dire après le départ de Butler du BIT!

De son côté, Justin Godart, vieil ami de Butler au Conseil d’administration du BIT devait, lui aussi, rester sourd à ses arguments. Il semble que ni lui, ni les autres partenaires français, n’aient eu la moindre sympathie ou compréhension pour la position du BIT. Dans une longue lettre à Godart datée du 17 mai 1938 (et semble-t-il la dernière sur ce sujet ?) Butler écrit : « Vous me reprochez d’avoir transporté un incident national sur le terrain international. Je tiens simplement à vous indiquer que, par sa nature même, le BIT est une institution exclusivement internationale et qu’aucune nomination de fonctionnaire ne peut y être autre chose qu’une affaire internationale ». Il essaie une fois encore de justifier sa position, espérant qu’elle « contribuera à dissiper les malentendus qui ont pu se produire entre nous » et propose une réunion le 24 mai à Paris dont on ne trouve dans les Archives du BIT aucun document confirmant la tenue de cette réunion il ne reste aucune trace dans le dossier. Peu de lettres qu’ils échangèrent figurent encore au dossier mais il est clair que Butler s’est senti déçu et personnellement touché; ses lettres de décembre 1937 commençaient par « Mon cher Président et Ami » et finissaient par « Bien amicalement à vous » ; en mai 1938 le mot « Ami » disparait et la formule de politesse devient plus formelle : « Je vous prie de croire (…) à mes sentiments les meilleurs ».

Le sort en est jeté

Préalablement à la 83ème session (avril 1938) du Conseil d’administration on convient que l’affaire Viple ne sera pas révélée au public car elle pourrait ternir l’image de l’Organisation. Au lieu de cela, Butler fondera sa décision de démissionner sur le fait que, bien qu’ayant été élu en 1932 pour dix années, il avait alors exprimé sa préférence pour un mandat de sept ans, une période qui venait à son terme, et qu’il souhaitait entreprendre d’autres activités (à savoir, reprendre le poste de Recteur du Nuffield College à Oxford). Dans une déclaration au Conseil d’administration, le 28 avril, il indique que « afin d’éviter tout malentendu, il avait pris des dispositions depuis quelques jours avec le Président pour faire la présente déclaration au Conseil, et qu’elle était déjà préparée avant que certaines informations inexactes et non autorisées aient paru dans la presse ». Quelques orateurs lui demandent de revenir sur sa décision et la question est renvoyée à la séance suivante.

La presse a évidemment eu vent de l’affaire, ainsi le « New York Times » du 29 avril 1938 contient un article détaillé sur le conflit et la démission de Butler. Pour que sa position personnelle soit claire, Butler s’adresse au personnel le 9 mai, citant sa déclaration prononcée devant le Conseil d’administration. Il dément diverses rumeurs qui ont couru sur sa décision de démissionner : existence de problèmes familiaux, offre d’un poste bien payé en Grande-Bretagne, qu’il ait été forcé au départ par Chamberlain qu’il ait eu un désaccord avec le Conseil d’administration voire une violente querelle avec Phelan! Pas plus qu’il ne démissionne pour laisser la place à Winant. Il ajoute : « Des événements se sont produits qui m’ont convaincu, après mûre et difficile réflexion que je ne pouvais plus désormais m’acquitter comme il convient de mes responsabilités. A aucun moment les fonctions de Directeur ne sont faciles. Il est naturellement exposé aux pressions (…). Le Directeur doit prendre la pleine responsabilité de son action. Et il ne peut assumer cette responsabilité que s’il jouit d’un minimum nécessaire de liberté en matière administrative et s’il sent qu’il jouit de la confiance des principaux éléments qui composent I’Organisation (…). Il existe aussi des moments ou des circonstances ou provoquer un grave conflit ferait plus de mal que de bien et où il est préferable et plus élégant de se retirer en silence plutôt que de claquer la porte. Aujourd’hui est l’un de ceux-Ià ». Des paroles dignes d’un homme d’honneur et d’un fonctionnaire international responsable; plus rares sans doute chez un politicien.

Butler présente alors formellement sa démission au président du Conseil d’administration « lui demandant de bien vouloir le décharger de ses fonctions au 31 décembre 1938 ». A la 84ème session du Conseil – séance privée du 3l mai 1938 – le Président du groupe gouvernemental (Godart) présente un projet de résolution déclarant que « le Conseil d’administration décide d’accepter, avec le plus vif regret, la démission du Directeur (…) et décide en outre de procéder à l’élection d’un Directeur lors d’une séance spéciale » le 4 juin 1938.


Harold Butler and John G. Winant in 1938

Pour clore ce chapitre rappelons que deux candidats se présentèrent pour succéder à Butler: John G. Winant et Edward J. Phelan. Ce dernier

se retira le 3 juin 1938, permettant ainsi, le 4 juin l’élection sans opposition de Winant par 28 voix pour et deux abstentions. Aux termes d’un arrangement préalable, le poste de Directeur-adjoint avait été rétabli2 et Winant, avec la bénédiction du Conseil, y nomma immédiatement Phelan. Une nouvelle équipe avait été créée, rappelant celle d’Albert Thomas et de Butler composée d’un homme politique appuyé par un administrateur.

Le BIT sortit indemne de la crise et survécut aussi à d’autres événements plus dramatiques, tels que la Deuxième Guerre mondiale et la disparition de la Société des Nations. Butler devint Recteur de Nuffield College à Oxford (1938-1943) puis commissaire à la défense civile, et enfin, de 1942 à 1946, ministre-conseiller à l’ambassade du Royaume-Uni à Washington.

Quant à Viple, il ne devint pas directeur du Bureau de Paris. Pendant la guerre, lorsque le BIT s’installa à Montréal, il fut responsable du Bureau maintenu à Genève et, après la guerre, Phelan le nomma Sous-directeur général. Il démissionna en décembre 1948, ayant été élu en France au Conseil de la République.

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1 Marius Viple (1892-1949), membre du parti socialiste SFIO, fut associé à Alexandre Carenne, Paul Faure et Salomon Grumbach. Rédacteur du « Rappel » (1910-1912) ; rédacteur-adjoint de « l’Humanité » (1913) ; Chef de Cabinet de Jules Guesde, Ministre d’Etat (1914-16) ; éditoridiste à « l’’Humanité » (1918) ; rédacteur en chef de « La Montagne » de Clermont-Ferrand (1919). Il fut nommé attaché de presse au BIT le 8 mars 1920 et affecté au Cabinet d’Albert Thomas ; chef de Cabinet par intérim à partir du 11 juillet 1923 et nommé à ce poste le 1er janvier 1924. Le 11 juillet 1932, après la mort d’Albert Thomas, il est nommé Chef du service d’information et de presse. Pendant la période de guerre, lorsque le BIT fut transferé à Montréal, il eut la charge du Bureau de Genève et des relations avec le gouvernement suisse. Le 1er  juin 1947, il fut nommé Sous-directeur général et démissionna de ce poste en décembre 1948 après son élection en France au Conseil de la République. Il décéda le 31 octobre 1949.

2 Le premier occupant de ce poste fut Butler lui-même. Le poste resta vacant en 1932 lors de son élection comme Directeur. Après l’élection de Edward Phelan comme successeur de John Winant, le poste ne fut pas repourvu jusqu’à ce que Jef Rens devint Directeur général-adjoint sous David A. Morse en 1951.


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