Emil Schönbaum (1882–1967), l’homme qui guidait la transition de l’OIT de l’assurance vers la sécurité sociale / Vladimir Rys
Category : Centenaire - Témoignages
Nous avons déjà rencontré Emil Schönbaum[1] dans le récit des activités du Bureau international du Travail pendant la deuxième guerre mondiale à Montréal et du destin de son ami et compatriote Osvald Stein[2], le sous-directeur de ce Bureau tragiquement disparu en décembre 1943.
En effet, ce dernier a joué un rôle déterminant dans la vie du grand actuaire, qui est devenu l’un de ses meilleurs collaborateurs.
Débuts de la carrière après la première guerre mondiale
Emil Schönbaum est né en 1882 à Benesov en Bohême (faisant alors partie de l’ancien empire de l’Autriche-Hongrie) Emil Schönbaum étudia les sciences mathématiques à la Faculté de philosophie de l’Université de Prague. Ayant fait de la mathématique des assurances son domaine de spécialisation, il passa également quelques semestres à l’Université de Göttingen.
Après la première guerre mondiale, et peu de temps après la fondation de la Tchécoslovaquie, il reçut son agrégation à l’Université de Prague pour enseigner la mathématique actuarielle et la statistique et, en 1923, fut nommé professeur de mathématique actuarielle.
Selon sa biographie officielle de l’époque, c’est sur demande du premier Président tchécoslovaque M. T. G. Masaryk qu’il tourna son attention vers le domaine des assurances sociales, pour devenir l’un des fondateurs du régime des assurances sociales du pays.
Dès 1921, il assuma un rôle prépondérant au sein du Comité d’experts créé par le Ministère des affaires sociales pour mener à bien ce projet; c’est sur proposition de ce Comité que la première Loi sur l’assurance sociale des employés en cas de maladie, invalidité et vieillesse fut adoptée en 1924[3]. Il occupa ensuite le poste de Directeur de l’actuariat et de la statistique de l’Institut général des pensions et, pendant les années 1927-1929, travailla essentiellement à la réforme du système des retraites. Pendant la période de 1932 à 1934, sa tâche principale fut la réforme du régime des assurances sociales pour les mineurs[4]. Dès 1935, et jusqu’à la fin de la Tchécoslovaquie d’avant Munich, il présida l’Institut social tchécoslovaque, un organe consultatif du Ministère des affaires sociales[5] réunissant les représentants du monde académique des sciences sociales ainsi que des partenaires sociaux.
Entrée au service du BIT et persécution nazie
Sa carrière de conseiller international commence dès le début des années trente quand il est sollicité, en tant qu’expert du BIT, par le gouvernement grec afin de préparer un plan financier pour leur nouveau régime des assurances sociales. C’est à cette époque qu’il entame une collaboration étroite avec Osvald Stein, membre de la Section des assurances sociales du BIT à Genève. Cette collaboration se transforme vite en amitié qui sera bientôt mise à l’épreuve. En effet, avant même la fin de la Tchécoslovaquie et l’occupation du pays par les armées d’Hitler, en mars 1939, la situation se détériore rapidement dans la deuxième République. Les personnalités publiques, les dirigeants de la vie économique, les fonctionnaires et les enseignants d’origine juive sont priés de libérer leurs postes. Emil Schönbaum ne fait pas exception et cherche à quitter le pays.
Heureusement pour lui, il a des bons amis à l’extérieur du pays[6]. C’est grâce à Osvald Stein qu’il reçoit dès l’année suivante une invitation à accompagner, en qualité d’expert du BIT, une réforme du régime des assurances sociales en Equateur[7]. En 1941, c’est le gouvernement mexicain qui lui confie la tâche de préparer techniquement la première loi sur les assurances sociales du pays. Et en 1942 on le trouve engagé en Bolivie dans une étude en vue d’introduire un régime d’assurance pension pour les mineurs. A ce moment, Schönbaum est suffisamment connu et apprécié dans la région pour permettre à Stein de présenter sa candidature au poste de conseiller actuariel du BIT à Montréal. Cette candidature est aussitôt acceptée par le directeur ad intérim Phelan, qui signe sa nomination en août 1942. Signalons à cette occasion que selon le curriculum vitae officiel, en plus de ses connaissances techniques et de sa langue maternelle tchèque, il maîtrise l’anglais, le français, l’espagnol et l’allemand.
Ses activités en Amérique latine et l’appel du gouvernement tchécoslovaque en exil
Dans ses nouvelles fonctions et suivant le rythme effréné du programme lancé dans le domaine des assurances sociales par Stein, il multiplie les voyages dans la région en visitant successivement le Paraguay, le Chili et le Costa Rica. En 1943, il retourne au Mexique pour prêter la main à la mise en place du nouveau système d’assurance sociale dont il est l’un des fondateurs. Dès le milieu de l’année, c’est le gouvernement tchécoslovaque en exil – dont le siège se trouve à Londres – qui décide de faire appel à ses services. Le plan Beveridge de sécurité sociale devenant le programme des Alliés pour la période d’après-guerre, tous les gouvernements s’activent pour préparer l’avenir. Il est donc naturel de s’adresser au meilleur expert du pays pour mener à bien l’œuvre de reconstruction dans son domaine. Osvald Stein n’est pas très heureux de cette évolution, car il a d’autres projets pour son ami[8]. Mais il l’accepte avec résignation – « après tout, Schönbaum est toujours Directeur en titre de l’Institut de pensions pour le Gouvernement tchécoslovaque, alors qu’il n’est qu’un fonctionnaire temporaire au BIT »[9]. Schönbaum lui-même n’est pas très enthousiasmé à l’idée de partir pour Londres et s’applique donc à convaincre les uns et les autres qu’il pourrait très bien travailler pour le Gouvernement tout en restant fonctionnaire du BIT. Dans la mesure où c’est quand même lui qui doit avoir le dernier mot, il obtient gain de cause.
En septembre 1943, il est nommé Directeur de reconstruction de l’assurance sociale au Ministère de la reconstruction économique du Gouvernement tchécoslovaque et, en décembre, il reçoit de la part de Osvald Stein, quelques jours seulement avant la mort de ce dernier, un télégramme lui notifiant la prolongation de son contrat de conseiller actuariel du BIT jusqu’à la fin juin 1944.[10]
Son rôle à la Conférence de l’OIT à Philadelphie
La disparition de Stein laisse un grand vide dans les rangs des cadres du BIT chargés d’orienter pendant ces mois décisifs l’avenir de l’Organisation. En effet, la préparation de la conférence de Philadelphie, prévue pour début mai, bat son plein et la sécurité sociale est l’un des thèmes majeurs à l’ordre du jour. C’est donc Schönbaum qui prend la relève pour assurer la bonne orientation des débats en assumant le rôle de rapporteur de la Commission sur la sécurité sociale. Encore faut-il résoudre quelques problèmes administratifs découlant de son double statut. A la fin, on décide de suspendre son statut du fonctionnaire du BIT pendant la durée de la Conférence, afin qu’il puisse endosser le statut de délégué du Gouvernement tchécoslovaque[11].
Le parcours de Schönbaum à la Conférence de Philadelphie est sans faute. D’emblée, la valeur de son expertise est amplement reconnue dans le discours du chef de la délégation tchécoslovaque, Vice-premier Ministre du Gouvernement en exil, Jan Masaryk, qui tient à saluer le père du régime des assurances sociales de son pays. Les documents discutés sous le thème « Sécurité sociale: ses principes et les problèmes qui se posent à la suite de la guerre » laissent à peine apparaître les tensions qui auraient pu exister au cours des mois précédents entre les défenseurs du modèle assurantiel élaboré dans les conventions de l’OIT et les partisans de la formule de protection compréhensive englobant l’assistance sociale, présentée dans le plan Beveridge et fortement soutenue par Osvald Stein[12].
La partie semble se jouer au niveau de la terminologie utilisée dans les différents documents. Tout naturellement, le terme d’actualité, la sécurité sociale, domine, mais il est souvent parfaitement interchangeable avec assurance sociale. Il peut être aussi remplacé par la garantie des moyens d’existence (en anglais income security) ce qui complète le mélange savant du nouveau et de l’ancien.
En définitive, on assiste à une seule tentative ayant pour but de bloquer l’intention de Schönbaum et de ses collègues de mettre en application immédiate les idées énoncées dans le plan Beveridge. Elle est menée par le Gouvernement britannique, sans doute dans la droite ligne des critiques émises initialement par Winston Churchill au sujet de ce plan. Lors de la présentation du premier rapport de la Commission sur la sécurité sociale, Schönbaum signale à l’assemblée que la majorité de la Commission a décidé de présenter les principes de base sous forme de recommandations; il en explique brièvement les grandes lignes et demande l’adoption du rapport[13]. Le délégué du gouvernement britannique, Tomlinson, prend immédiatement la parole pour présenter un amendement proposant d’envoyer le rapport de la Commission aux gouvernements pour observations et de mettre le sujet à l’ordre du jour de la prochaine Conférence en vue d’adopter une Convention. La manœuvre échoue après une brève discussion, avec 14 voix en faveur de l’amendement (dont deux gouvernements : l’Empire britannique et l’Ethiopie, le solde étant constitué des voix des employeurs de divers pays), 67 voix contre et 4 abstentions. Manifestement, l’élan du rapport Beveridge, avec sa nouvelle vision de la paix pour les populations et surtout pour ceux toujours sous les drapeaux, dominait fortement la Conférence. D’ailleurs, le gouvernement britannique n’a pas insisté et les autres textes de la Commission furent adoptés souvent à l’unanimité.
C’est donc la Recommandation concernant la garantie des moyens d’existence qui devient le document principal sous ce point à l’ordre du jour. En se référant au postulat de la sécurité sociale contenu dans la Charte d’Atlantique et en considérant que la garantie des moyens d’existence est un élément essentiel de la sécurité sociale, le texte s’attache à mettre en application l’œuvre de l’unification et de l’extension des assurances sociales à l’ensemble des travailleurs dans l’esprit du plan Beveridge. Cela faisant, il présente un modèle complet du BIT pour toutes les branches d’assurance sociale, basé sur les Conventions adoptées par le passé. Le texte est complété par la recommandation concernant les mesures d’assistance sociale pour les catégories de population dans le besoin qui ne sont pas couvertes par les assurances sociales.
Au plan des textes adoptés sous forme de résolution, c’est la Résolution concernant les questions d’assurance sociale et questions connexes dans le règlement de la paix qui représente le document le plus important, essentiellement consacré aux droits en matière d’assurance sociale des personnes déplacées, aux dédommagements au titre des régimes suspendus pendant la guerre et aux problèmes surgis à la suite d’un transfert de population ou de territoire. Un autre texte, la Résolution concernant la coopération administrative internationale pour promouvoir la sécurité sociale est intéressant dans la mesure où, orienté vers l’avenir, il ne se réfère qu’une seule fois à l’assurance sociale.
On peut se poser d’ailleurs la question de la motivation derrière son adoption. Cherche-t-on à « occuper le terrain » avant qu’une autre organisation ne soit créée dans ce but, ou encore à préparer la base pour l’établissement de la future AISS, ou s’agit-il d’une nouvelle initiative pour élargir le champ d’action de l’OIT? En effet, le dernier alinéa propose « d’étudier la possibilité et l’opportunité de conclure des accords internationaux ou multilatéraux qui auraient pour but de constituer des organes responsables pour l’accomplissement des tâches communes soit dans le domaine des finances, soit dans le domaine administratif ».
Emil Schönbaum
Fin de la mission et retour au pays
La tâche qu’il avait à accomplir pour le Gouvernement tchécoslovaque en exil consistait à préparer la réforme du système des assurances sociales pour l’après-guerre. Il s’en acquitta en temps voulu comme en témoigne le rapport publié par le BIT en février 1945[14]. Londres n’insista pas sur son déplacement et, lorsque Schönbaum demanda à son Ministre la prolongation de son engagement en tant que conseiller du BIT, celle-ci fut accordée jusqu’à la fin juin 1945. En définitive, ce ne fut que fin novembre que Schönbaum prit congé du BIT à Montréal pour revenir au pays.
Selon les archives de l’Université Charles à Prague Emil Schönbaum demanda sa réintégration à la Faculté des Sciences naturelles dès le mois d’août 1945; cette demande fut immédiatement accordée, accompagnée de l’invitation de réintégrer son poste sans délai. Cependant, son retour en Tchécoslovaquie ne fut pas marqué par un engagement derrière la réforme de la sécurité sociale. En effet, le Gouvernement du Président Benes étant rentré au pays via Moscou, le projet de la réforme, inspiré par le plan Beveridge et rédigé par Schönbaum, devint l’objet de féroces batailles politiques entre les pro-occidentaux et le Parti communiste. Par conséquent elle se faisait attendre et, finalement, la nouvelle loi ne fut adoptée que trois mois après le coup d’état de février 1948. Ce n’est pas une coïncidence qu’à cette même époque Schönbaum demanda à la Faculté un congé spécial pour entreprendre une mission au Mexique.
Le deuxième exil, sans retour
C’est donc pour la deuxième fois en moins de dix ans que Schönbaum quitte son pays, cette fois-ci pour ne plus revenir. Les archives de l’Université Charles dévoilent bien la partie que le professeur joue avec les autorités pour arriver à ses fins. En février 1949, le congé universitaire se prolonge faute de pouvoir trouver pour cette mission, jugée politiquement importante, un autre expert tchèque pour le remplacer.
En novembre 1949 la Faculté prend note que le congé est prolongé une nouvelle fois, sur demande du Gouvernement mexicain et par voie diplomatique, et décide d’engager un suppléant pour reprendre ses conférences. Et ce n’est qu’en été 1950 que les autorités communistes réalisent avoir été dupées. En effet, Schönbaum et sa femme ont enfin obtenu la nationalité mexicaine et trouvé une nouvelle patrie.
Par lettre du 27 septembre 1950, le Ministère de l’Education, des Sciences et des Arts de la Tchécoslovaquie informe le Doyen de la Faculté des sciences naturelles de l’annulation du contrat de travail du Professeur Schönbaum dès le 31 août 1950, étant donné que l’intéressé ne peut plus être considéré politiquement fiable. En effet, il a « de son propre chef abandonné son poste et … n’exerce plus son activité d’enseignant ni d’autres devoirs découlant de sa nomination comme professeur ordinaire. En outre, il a démontré son attitude hostile envers la République populaire tchécoslovaque, le peuple tchécoslovaque et le Gouvernement démocratique populaire en refusant de rentrer dans sa patrie … Il a ainsi gravement enfreint ses devoirs corporatifs et professionnels et ses devoirs de citoyen d’un État démocratique populaire. »15
C’est ainsi que Emil Schönbaum, en renouant avec les activités qui étaient les siennes pendant la guerre, a pu commencer une nouvelle vie à l’âge où les autres prennent leur retraite. Il dirigea pendant quelques années encore les services d’actuariat de l’Institut Mexicain de Sécurité Sociale. Le Mexique est devenu sa deuxième patrie et il y est encore aujourd’hui tenu en grande estime, comme l’un des fondateurs du système national de sécurité sociale.16
Il est décédé à Mexico City en novembre 1967 à l’âge de 85 ans.
_______________
15 Lettre déposée dans le dossier personnel d’Emil Schönbaum dans les Archives de l’Université Charles de Prague.
16 Cf. Aguilar Diaz Leal, A.: “Profesor Emil Schoenbaum”, in Revista CIESS (Mexico City), No.7, Junio 2004.
Emil Schönbaum au Congrès Canadien de Mathématiques, Montréal, 1945
[1] Pendant la deuxième guerre mondiale quand il a travaillé pour le BIT, son nom était donné comme Shoenbaum (sans le c), probablement pour éviter une connotation allemande. C’est sous ce nom qu’il figure dans le dossier personnel du BIT.
[2] Voir l’article de V. Rys sur Osvald Stein ci-dessus.
[3] “Osmdesat let socialniho pojisteni” (Quatre-vingts ans de l’assurance sociale), Prague, Ceska sprava socialniho zabezpeceni, 2004, p. 13.
[4] Information basée sur le dossier personnel du BIT.
[5] Zdenek R. Nespor: Institucionalni zazemi ceske sociologie pred nastupem marxismu (L’arrière-pays institutionnel de la sociologie tchèque avant l’arrivée du marxisme), Akademie ved, Praha, 2007, p. 31.
[6] Son frère cadet, Karel Schönbaum, juriste et professeur à l’Université de Prague, n’a pas eu la même chance. Après un long séjour dans le camp de concentration de Terezin, il a été transféré, en octobre 1944, à Auschwitz où il a trouvé la mort.
[7] Nous avons la confirmation de ce fait par Emil Schönbaum lui-même. En effet, suite à l’annonce du décès d’Osvald Stein, il écrit du Mexique à son collègue Maurice Stack à Montréal, le 11 janvier 1944 : « As you know, he was my friend for many years… I was deeply indebted to him for his disinterested effort in saving me and my wife from occupied Czechoslovakia. What I have done on my many missions to South America to further the prestige of the ILO (I hope with some success), I regard as only small repayment of my great obligation to him.” (Archives du BIT, Genève).
[8] Stein comptait sur Schönbaum pour développer le projet désigné dans les dossiers du BIT comme « European Social Security Administration », dont les détails sont à ce jour inconnus.
[9] Note de Stein à Phelan du 7 septembre 1943. (Archives du BIT).
[10] Télégramme de Stein à Schönbaum (au Mexique) du 23 décembre 1943. (Archives du BIT).
[11] Lettre de Phelan à l’Ambassadeur tchécoslovaque Pavlasek à Ottawa du 3 avril 1944 (Archives du BIT).
[12] Pour la discussion de cette question voir Sandrine Kott: « De l’assurance à la sécurité sociale (1919-1944). L’OIT comme acteur international ». Document de travail mis à disposition sur le site du Projet du Centenaire de l’OIT, (www.ilo.org) Genève, 2009.
[13] A cette occasion Schönbaum rend hommage aux membres de la Section des assurances sociale du BIT (il s’agissait essentiellement de Maurice Stack et Alejandro Flores) qui avaient fourni un effort « presque surhumain » pour produire les documents dans le délai imparti. Cf. Compte rendu des travaux, p.186.
[14] Cf. Emil Schönbaum: “A programme of social insurance reform for Czechoslovakia”, International Labour Review, Vol. 52, No.2, February 1945).