Le rôle d’Osvald Stein (1895-1943) dans l’histoire de l’OIT / Vladimir Rys

Le rôle d’Osvald Stein (1895-1943) dans l’histoire de l’OIT / Vladimir Rys

« L’un des plus éminents de la première génération des fonctionnaires internationaux » – tel est l’hommage rendu à Osvald Stein par ses contemporains au BIT, citée dans la Nécrologie publiée dans la Revue internationale du Travail, Février 1944. Les lecteurs de Message se souviendront sans doute de l’article rédigé dernièrement par Robert Nadeau et consacré surtout aux circonstances mystérieuses de sa mort.[1] Cependant, une évaluation plus détaillée de l’importance de l’ensemble de son travail pour l’OIT fait toujours défaut. Le but de cet article est de remplir cette lacune à la lumière des résultats des travaux récents sur l’histoire de la sécurité sociale.

Depuis des années, Osvald Stein occupe à double titre une place dans l’histoire de l’évolution internationale de la sécurité sociale. Premièrement, en tant que dernier Secrétaire général d’avant-guerre de l’organisation qui était le précurseur de l’Association internationale de la sécurité sociale (AISS), connue sous le nom de Conférence internationale de la mutualité et des assurances sociales (CIMAS). D’autre part, au sein du Bureau international du Travail, il est reconnu comme celui qui a su donner du sens au déplacement, en 1940, de son centre d’activité de Genève à Montréal. En effet, c’est grâce à son effort, qui lui avait valu une promotion au rang de sous-directeur, que l’assurance sociale a pu s’implanter durablement dans le continent sud-américain.

Cette image commence à s’enrichir suite aux résultats des recherches publiés au cours des dernières années. Ainsi, dans une étude consacrée à la naissance de l’AISS en 1927,[2] Cédric Guinand dévoile l’ampleur des efforts déployés par les fonctionnaires du BIT et, notamment, l’intensité des négociations menées par Osvald Stein pour aboutir à la fondation d’une organisation internationale des gestionnaires d’assurance maladie.

Presque en même temps, Sandrine Kott analyse l’histoire de l’action du BIT dans le domaine des assurances sociales dans une approche innovante accentuant le rôle individuel des fonctionnaires derrière la façade de la politique officielle de l’organisation et suggère que c’était bien Osvald Stein qui avait « joué un rôle pivot » au sein de la section des assurances sociales [3] et, partant, dans la formation de la doctrine officielle du BIT dans ce secteur. C’est donc avec cette image rehaussée d’une personnalité à plusieurs titres exceptionnelle que nous pouvons aborder sa biographie.

 La jeunesse sous l’empire austro-hongrois et les débuts de la carrière professionnelle

Osvald Stein est né le 20 juillet 1895 à Litomyšl en Bohème. On possède très peu de renseignements sur sa famille qui a, peu de temps après, déménagé à Valašské Meziříčí dans le nord-est de la Moravie où le jeune Osvald a passé son baccalauréat au collège classique en 1913. A la veille de la première guerre mondiale la famille a déménagé à Vienne. Selon les archives du BIT, il a étudié l’économie, les mathématiques et le droit à Prague et à Vienne. En 1917, il fut reçu docteur en droit de l’Université de Vienne et immédiatement après conscrit par l’armée austro-hongroise et envoyé sur le front russe. Dès le début de son engagement, il subit une grave blessure à la colonne vertébrale et passa une année en Russie en tant que prisonnier de guerre. Après l’armistice, il fut rapatrié à Vienne et engagé par le Ministère des affaires sociales pour s’occuper des problèmes des prisonniers de guerre blessés. Il postula ensuite à la fonction d’attaché social à l’Ambassade d’Autriche à Prague et, en 1922, se fit engager au BIT.


Osvald Stein en 1943

Selon le récit de Sandrine Kott,[4] Osvald Stein est personnellement choisi par le chef de la Section des assurances sociales du BIT, Adrien Tixier, sur une liste de cinq candidats, sur la base de ses compétences exceptionnelles. Assigné principalement au service des mutilés de guerre, il s’engage rapidement dans d’autres activités liées à l’élaboration des conventions internationales dans le domaine des assurances sociales. Par ses compétences techniques et ses grandes facilités de négociateur, Osvald Stein apporta une contribution importante à l’œuvre de l’OIT à cette époque. Son rôle dans la fondation de l’organisme précurseur de l’AISS, ébauché plus bas, fait partie de cet engagement.

Certaines de ses activités dépassent le cadre strict du programme de travail de l’organisation. Ainsi, il publie des articles dans les revues spécialisées, donne des conférences sur l’assurance commerciale et sociale à l’Académie du droit international à La Haye et prend part à de nombreuses missions internationales dans ce secteur. L’une de ses tâches politiquement les plus difficiles fut la solution des problèmes relatifs aux pensions des mineurs après le rattachement de la Sarre à l’Allemagne en 1935. D’autre part, il occupa la fonction de Secrétaire honoraire de l’Association internationale des anciens combattants ainsi que celle de Secrétaire du Comité pour les assurances de l’Association du droit international.

Son véritable rôle dans la naissance de l’AISS est resté pendant longtemps inconnu. Dans l’une des brochures relatant périodiquement l’histoire officielle de l’AISS,[5]  Osvald Stein est mentionné pour la première fois à l’occasion de sa nomination comme cosecrétaire (avec son chef hiérarchique Adrien Tixier) et, à partir de 1932, comme le seul secrétaire de la Conférence internationale, fondée en 1927. Le texte se réfère, d’une part, au souhait d’Albert Thomas d’obtenir l’appui des gestionnaires de l’assurance maladie, au niveau national, pour la ratification de ses conventions et, d’autre part, au besoin de ces derniers de pouvoir compter sur le soutien idéologique et matériel du BIT. C’est sous l’influence des travaux de la conférence annuelle de l’OIT, ayant à son ordre du jour la première convention sur l’assurance maladie, qu’un certain nombre de personnalités influentes de cette branche auraient décidé l’établissement d’une organisation internationale des gestionnaires. Bien entendu, on laisse de côté le mythe fondateur qui voudrait que ce soit le fait de ne pas avoir le droit de parole en qualité de délégués à la conférence de l’OIT qui a amené les gestionnaires à créer leur propre organisation internationale. Tout ceci s’avère quelque peu réducteur et nous devons à Cédric Guinand la découverte du long chemin qui a mené à cette réalisation et à la reconnaissance de l’effort considérable déployé par le BIT, et plus particulièrement par Osvald Stein, pour y arriver.

Sans s’attarder sur les antécédents historiques de ce projet, nous noterons, néanmoins, une initiative suisse menée depuis 1926 par le Département de la santé du canton de Bâle, afin d’établir une plateforme internationale pour les instituts d’assurance maladie de Suisse, d’Allemagne et de France. Cette proposition ne répondant pas à la vision du BIT, ce dernier envoya en décembre 1926 Osvald Stein à Berlin, pour convaincre les représentants allemands des inconvénients du plan suisse. Mission réussie, ainsi qu’une série d’autres missions effectuées l’année suivante dans le même but. Il y a lieu de noter que la création de l’Association internationale des médecins en 1926 a conféré à cette action du BIT un caractère d’urgence. En effet, les buts de cette organisation professionnelle « diamétralement opposés aux propositions du BIT » surtout en matière d’assurance maladie obligatoire, ont exigé une réaction immédiate.[6] C’est ainsi qu’après plusieurs mois d’une activité intense, au moment de la conférence annuelle de l’OIT tenue à Genève du 25 mai au 16 juin 1927, avec la première Convention internationale sur l’assurance maladie à l’ordre du jour, les conditions étaient réunies pour convaincre les gestionnaires de plusieurs pays européens de la nécessité d’une action commune, sous le leadership du BIT.

L’histoire officielle de l’AISS mentionne Osvald Stein pour la deuxième fois au moment de la liquidation du Secrétariat de la CIMAS à Genève en 1940 par son collègue R.A. Métall. Le texte précise que Stein fut au nombre des fonctionnaires transférés à Montréal au cours de cette même année, avec le commentaire suivant: « Il fut l’inspirateur de la création, en décembre 1940, du Comité interaméricain de sécurité sociale; il se proposait ainsi de rendre dans les Amériques, en vue du développement de la sécurité sociale, les mêmes services, qu’il avait rendus en Europe. »[7]

 Ses activités au Canada

Osvald Stein n’était pas un étranger sur le continent américain au moment de son transfert au Canada. En fait, il avait assisté à la première conférence régionale des États membres de l’OIT en Amérique à Santiago du Chili en 1936 et avait rédigé pour cette conférence, sur la base des normes internationales en vigueur, un Code des assurances sociales pour les Amériques. Ce document, adopté à l’unanimité, a marqué, surtout pour l’Amérique latine, une nouvelle époque dans l’évolution des assurances sociales. Le texte a été révisé lors de la deuxième conférence régionale américaine en 1939 à La Havane (Cuba). Osvald Stein a joué également un rôle déterminant dans la création du Comité inter-américain de sécurité sociale en 1940 à Lima, une initiative qui allait aboutir à la convocation de la Première conférence inter-américaine de sécurité sociale en 1942 à Santiago du Chili. Pour mettre en application ses décisions, la Conférence a créé un Comité permanent inter-américain de sécurité sociale qui a instamment demandé au Directeur général du BIT de nommer Osvald Stein Secrétaire général.

Parallèlement à cette action au niveau de la coopération régionale, Osvald Stein travaillait aussi, sur le terrain, à la promotion des régimes d’assurance sociale de différents pays. Ainsi, dès 1940, il élabora pour la Bolivie un plan pour l’introduction d’un régime de sécurité sociale. En 1941, il conseilla le gouvernement du Chili sur la réorganisation de son système. En 1942, il effectua des missions au Pérou, en Bolivie, en Argentine et en Uruguay. Au début de 1943, il visita le Mexique afin de conseiller le gouvernement sur la mise en application de son nouveau régime d’assurances sociales. Et encore un mois avant sa mort, il alla au Venezuela pour offrir assistance en matière d’administration du régime de l’assurance maladie et accident. Osvald Stein a donc bien mérité de l’institution pour son développement dans la région.

Quant à son rôle au niveau de la formation de la doctrine officielle du BIT en matière de sécurité sociale, nous avons déjà mentionné le rôle pivot attribué à Osvald Stein pour son action au sein de la Section des assurances sociales avant la deuxième guerre mondiale. Ce rôle se renforce encore pendant son séjour au Canada, lorsqu’il est promu au grade de sous-directeur du BIT. Selon l’étude de Sandrine Kott, «l’OIT a été largement exclue de l’élaboration des grandes orientations en matière de sécurité sociale durant les années 1941-1942…».[8] En effet, ni la Charte de l’Atlantique, signée le 4 août 1941, ni le rapport Beveridge, publié en novembre 1942, ne tiennent compte des conventions de l’OIT.

L’auteur analyse l’évolution de la position de l’OIT au cours de cette période et souligne l’attachement de l’organisation au modèle assurantiel contributif « qui est au fondement même de son identité »[9]  et se manifeste dans les mois qui précèdent la publication du rapport Beveridge.

Cependant, en 1943, sous l’influence d’Osvald Stein, la position de l’OIT change soudainement en faveur du rapport Beveridge, malgré les réticences exprimées dans certains milieux politiques britanniques. « Cette « conversion » quasi euphorique de Stein et bientôt de l’ensemble de l’Organisation au modèle Beveridge doit être lue dans le contexte de la défaite annoncée du nazisme qui ouvre la perspective d’une nouvelle organisation du monde… Osvald Stein a sans doute vu dans la réception mondiale du rapport une occasion pour relancer l’OIT comme un acteur international et en faire l’artisan d’une internationalisation de la sécurité sociale ».[10]

En définitive, il n’a pas été trop difficile, au cours de la période allant jusqu’à la conférence de l’OIT à Philadelphie en 1944, d’intégrer des principes de la politique assurancielle prônée par l’Organisation dans le concept de la sécurité sociale inspiré du rapport Beveridge. Après tout, ce dernier ne visait au départ qu’une unification des assurances sociales et un élargissement de la garantie sociale offerte à la population. La tâche commencée par Osvald Stein fut menée à bien par son collègue et compatriote Emil Schönbaum, conseiller actuariel du BIT, qui assuma la fonction de rapporteur de la Commission sur la sécurité sociale à la conférence de Philadelphie.

La fin abrupte d’une brillante carrière

L’article de Robert Nadeau, déjà évoqué, rappelle que, selon le rapport de la police canadienne, Osvald Stein est décédé lors d’un accident survenu vers 6 heures du matin à sa descente du train à Rigaud, un faubourg de Montréal, le 28 décembre 1943. Cependant, peu de ses collègues croyaient à cette version officielle et plusieurs théories ont été formulées quant aux causes violentes de son décès. Certains suggéraient que, profitant de ses nombreux voyages dans la région américaine, Osvald Stein avait assumé la tâche de courrier entre les gouvernements alliés pour transporter des documents ultra-secrets. Ainsi, il aurait pu être liquidé par les agents d’autres puissances engagées dans la guerre. Selon une autre théorie, il aurait pu être victime des agents du NKVD opérant à cette époque au Canada.

A ce sujet des renseignements intéressants ont été dévoilés récemment par un travail de recherche dans les archives du BIT. Dans son article « Spies at the ILO »12, une universitaire américaine, Jaci Eisenberg, attire l’attention sur le fait que, quelques semaines avant sa mort, Osvald Stein était en contact avec l’Ambassade de l’URSS à Ottawa, par l’intermédiaire de sa collaboratrice Hermine Rabinovitch, citée en 1946 dans les investigations de « l’affaire Gouzenko » comme membre du réseau suisse Rote Drei, espionnant en faveur de l’Union soviétique.

Selon une enquête interne du BIT, c’est sur demande de Stein que Rabinovitch, qui analysait pour lui la documentation soviétique, proposa à l’Ambassade de coopérer avec le BIT en leur fournissant plus fréquemment un plus grand volume de rapports et périodiques. Stein aurait été convaincu à ce moment de la nécessité de l’appui soviétique pour les activités du BIT dans le monde d’après-guerre. Ce contact aurait-il attiré l’attention des agents de l’URSS sur ses activités non officielles?

Il nous paraît approprié de terminer cette note par un rappel des hommages rendus à Osvald Stein par le monde de l’OIT de l’époque.

L’essentiel est contenu dans les procès-verbaux de la 92ème session du Conseil d’administration du BIT qui eut lieu fin avril 1944 lors de la Conférence de Philadelphie. Dans son rapport au Conseil, le Directeur Phelan parlait de centaines de télégrammes et de messages parvenus au Bureau de toutes les parties du monde. Il en a cité un qui se référait à Osvald Stein comme un grand ambassadeur de la justice sociale.

Le représentant du gouvernement mexicain rappela le service rendu aux nombreux pays d’Amérique latine et regretta la perte de ce véritable apôtre de la sécurité sociale. Le délégué gouvernemental de la Chine exprima ses regrets de le voir disparaître au moment même où on songeait à l’inviter dans son pays pour y organiser un régime d’assurance sociale. Pour le porte-parole du Groupe des employeurs, il n’y avait pas de doute qu’Osvald Stein était devenu « the greatest living authority on social insurance. He was not only a man of profound technical knowledge, but also of broad and statesmanlike views. » Le représentant du Groupe des travailleurs, en exprimant son appréciation des services rendus au BIT, souligna que c’étaient des services rendus au monde entier.

A la fin de ce récit, une question semble s’imposer: Quelle erreur a-t-il commise, cet homme d’une intelligence exceptionnelle, pour terminer sa vie le corps coupé en deux par les roues d’un wagon? Une glissade invraisemblable à la descente fortuite d’un train surchauffé, une rencontre improvisée avec un inconnu et qui aurait mal tourné, ou simplement le mépris du danger lié à son activité clandestine en temps de guerre? Peut-être l’ouverture des archives secrètes à Londres, Washington ou Moscou nous apportera-t-elle un jour la réponse.

___________________

12   Jaci Eisenberg: « Spies at the ILO », dans Friends Newsletter, No. 49, 2010.

[1]    R. Nadeau: « Osvald Stein: un fonctionnaire du BIT pendant la guerre », Message, No.43, 2008, p.16-20.

[2]    Cédric Guinand: La création de l’AISS et l’OIT, dans Revue internationale de la sécurité sociale, No 1, 2008.

[3]    Sandrine Kott: De l’assurance à la sécurité sociale (1919-1944). L’OIT comme acteur international. Document de travail mis à disposition sur le site du Projet du Centenaire de l’OIT, Genève, 2009 (p.12).

[4]             Kott, op.cit., p.11.

[5]    Au service de la sécurité sociale: L’histoire de l’Association internationale de la sécurité sociale 1927 – 1987, AISS, Genève, 1986 (p.15).

[6]    Rapport d’ Osvald Stein sur sa mission à Berlin le 10.12.1926 cité par Cédric Guinand, op.cit., p.87.

[7]    AISS, op.cit., p. 20.

[8]    Kott, op.cit., p.25.

[9]    Kott, op.cit., p. 26.

[10]  Ibid. p.28 – 29.


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