L’OIT, liberté et démocratie / Francis Blanchard, Directeur général de 1974 à 1989

L’OIT, liberté et démocratie / Francis Blanchard, Directeur général de 1974 à 1989

En premier lieu quelques souvenirs personnels :

C’est sans doute à trois ans que j’ai pour la première fois entendu parler à la table familiale d’un personnage de légende du nom d’Albert Thomas et de l’Organisation internationale du Travail. Presque chaque dimanche, mon père invitait à déjeuner des camarades anciens combattants et parmi eux, Jean Toulout, Président de la Fédération des artistes comédiens et ami intime d’Albert Thomas. Mon père, sergent-chef dans une unité d’artillerie avait été grièvement blessé dans les combats de la Première Guerre mondiale. Soigné dans un hôpital militaire, mon père, après sa convalescence et grâce à Jean Toulout, avait été affecté au Cabinet d’Albert Thomas dans une fonction obscure.

Autour de la table familiale, la conversation portait sur la victoire acquise de haute lutte sur l’Allemagne impériale et sur Albert Thomas auquel avait été confiée en 1917 la charge écrasante du Ministère de l’Armement dont dépendait l’issue incertaine d’un conflit qui se poursuivait depuis le 2 août 1914. Les convives se querellaient amicalement sur le point de savoir qui du Président du Conseil des ministres ou d’Albert Thomas était le véritable artisan de la victoire. Mon père tenait Albert Thomas pour un démiurge, c’est-à-dire un être doté d’une extraordinaire puissance créatrice. Tous s’accordaient sur son génie. Les avis divergeaient sur son physique. Les uns le voyaient petit de taille et trapu, les autres quelque peu bedonnant et toujours vêtu de noir, mais ils tombaient tous d’accord sur sa barbe en bataille et de couleur sombre, à la différence de Juan Somavia à la barbe bien taillée et blanche comme neige. Cela dit, je laisse aux dames qui  nous font la grâce et le plaisir de partager ce repas d’en juger. Le déjeuner se terminait inévitablement par des chants patriotiques et des chansons à boire.

Albert Thomas était fils de boulanger à Champigny dans la banlieue de Paris. Mon grand-père était boulanger en Bourgogne à Tournus, oppidum romain, niché le long de la Saône. Vous comprendrez à l’évocation d’un très lointain passé que je me réclame d’Albert Thomas. Mais il y a plus. Abordant l’université, j’ai eu pour professeur en droit du travail Pierre Waline à l’Ecole des sciences politiques. Pierre Waline nous entretenait des premiers pas du BIT sous la direction engagée d’Albert Thomas. J’ai servi, en tant que jeune fonctionnaire, auprès d’Adrien Tixier, ancien sous-directeur du BIT d’Albert Thomas et Ministre de l’intérieur du Général de Gaulle et à ses côtés Alexandre Parodi, Ministre du travail dans le premier gouvernement après la Libération.

Mes parents, mon frère cadet et moi habitions un appartement dans une rue étroite, la rue Clément, en face du superbe marché médiéval, le Marché Saint-Germain-des-Prés. Au pied de l’immeuble, la mairie du 6ème arrondissement de Paris, avait en hâte installé une soupe populaire dans laquelle plusieurs centaines d’hommes et quelques femmes se pressaient sur le trottoir d’en face. Ils attendaient de longues heures sous l’œil  à la fois résigné et soupçonneux de gardiens de la paix, dans l’espoir d’obtenir un bol de soupe chaude et un morceau de pain et,  pour les plus habiles ou les plus patients qui reprenaient la file d’attente, deux bols. Le spectacle de ces hommes et de ces femmes démunis de tout m’a beaucoup marqué, d’autant plus que mon père qui spéculait avait tout perdu et que ma mère se vit contrainte à reprendre le travail.

Mais, trêve de souvenirs.

Soixante ans plus tard – j’avais près de 73 ans – prenant congé du Conseil d’administration du BIT et de la Conférence internationale du Travail, à l’occasion de séances hors programme, dont je garde un très vif souvenir, j’avais fait part en ces deux occasions de ma conviction que, si l’OIT pouvait être fière de son passé qui lui avait valu l’octroi du prix Nobel en 1969, elle ne prendrait sa pleine mesure que dans l’avenir. Je ne croyais pas si bien dire.

En effet, je tiens la date du 8 novembre 1989 cette fracture brutale de l’Histoire pour comparable, dans ses effets, proches et lointains,  à celle de mai 1453, la conquête de Constantinople par le Sultan Mehemet II, entraînant dans sa chute l’Empire d’Orient.

Dans la nuit du 8 novembre 1989, le mur de Berlin s’effondre et avec lui l’Empire soviétique. L’OIT atteint sa dimension à la fois géographique et idéologique universelle.

Certes, grâce au processus de décolonisation au lendemain du deuxième conflit mondial, elle avait atteint son universalité géographique mais aussi, si j’ose dire,  sa dimension idéologique reposant sur l’économie de marché à ne pas confondre avec le capitalisme sauvage et à tout va entraînant la crise financière abyssale, la crise économique et la récession dans lesquelles le monde se débat.


Francis Blanchard

Les quinze dernières années de la guerre froide, où j’eus le privilège de tenir la barre sur une mer passablement démontée, furent marquées par de violentes querelles entre l’est qui s’efforçait de rallier le Tiers monde à son modèle et les démocraties occidentales.

Ce n’est pas faire injure à l’Organisation que d’observer que ses réactions sont lentes. C’est le mérite de Michel Hansenne d’avoir sollicité le chapitre XIII du Traité de Versailles qui contient la Constitution de l’OIT et, en particulier son préambule, pour amener la Conférence internationale du Travail en 1998 à  adopter avec l’appui de son Président, Jean-Jacques Oechslin, à la veille de sa retraite du groupe patronal, la Déclaration sur les droits fondamentaux de l’homme au travail à savoir la convention se rapportant à la liberté d’association, au droit à la négociation collective, à la lutte contre la discrimination sous toutes ses formes, à la lutte contre l’esclavage et à la lutte contre le travail  des enfants. Ce socle de conventions n’est pas « négociable ».

Dix ans plus tard, Juan Somavia prenait le témoin en plein débat sur le thème de la mondialisation. Il proposait au Conseil d’administration de confier à une Commission de haut niveau, co-présidée par deux Premiers ministres, le soin de formuler des propositions sur le thème de la dimension sociale de la mondialisation sur la base d’un rapport de très bonne facture préparé par le Bureau. Au lendemain de son investiture, Juan Somavia lançait une campagne sous le sigle du  « travail décent ». Pour ce qui est du sigle, il a la vertu d’être bref et d’inviter à l’adhésion.

A la veille de l’Assemblée générale des Nations Unies en 2005 s’est tenu un Sommet social au niveau des chefs d’Etat et de gouvernements qui a adopté et le concept et l’expression. Cette expression renvoie au thème de la Conférence mondiale de l’Emploi de 1976 concernant les besoins essentiels en  matière d’emploi, de revenu, d’éducation, de santé, de logement et de culture.

La Conférence mondiale de l’Emploi est venue 30 ans trop tôt. Elle n’était pas dans l’air du temps marqué depuis 1945 par les trente années glorieuses de l’après-guerre, entretenant l’illusion d’une croissance durable installée dans le siècle. Aujourd’hui la même Conférence serait d’actualité pour répondre à la montée inexorable du chômage due à la crise. Il faudrait qu’elle soit préparée par un secrétariat inter-organisations.

Ce sont, à n’en pas douter, des problèmes liés à la crise et à la récession dont, selon la rumeur,  la Chancelière de la République fédérale d’Allemagne, Angela Merkel, se serait récemment entretenue avec les chefs exécutifs du FMI, de la Banque mondiale, de l’OMC, de l’OCDE et du BIT, qu’elle avait invités à se rendre à Berlin. Selon les sources bien informées, elle aurait encouragé les intéressés à se concerter sur les politiques à mener au plan international pour faire en sorte que la justice sociale soit compatible avec la croissance et le progrès économique, comme l’affirment de nombreux textes solennels dans l’expression mais contredits dans les faits.

J’espère que les mêmes personnalités seront invitées lors de la  Réunion du G20 de  Londres en avril.

Si la justice sociale a indéniablement un coût et j’ajoute la défense agressive de l’environnement désormais indissociable  pour l’opinion publique ; ces deux objectifs du développement durable génèrent des emplois, donc des rentrées fiscales confortant la protection sociale.

A la suite des travaux de la Commission de haut niveau sur la dimension sociale de la mondialisation et en écho à la résolution adoptée en 2005 par le Sommet social des chefs d’Etats et de gouvernement, le Bureau, avec l’accord du Conseil d’administration, a engagé un processus de consultations systématiques avec les partenaires sociaux et les gouvernements. A l’issue de ces consultations, le Directeur général a soumis à la Conférence de 2008, lors de sa dernière session,  un rapport sur la réalisation de l’Agenda  du travail décent, des stratégies à suivre.

Au terme d’un débat d’une grande intensité, la Conférence internationale du Travail a convenu de lui donner le titre de « Déclaration sur la justice sociale pour une mondialisation équitable ». Cette Déclaration a été adoptée le 10 juin 2008. Elle est à la fois un texte refondateur et mobilisateur susceptible d’atteindre tous les décideurs en matière économique et sociale. Elle repose sur quatre objectifs inséparables, interdépendants et se renforçant mutuellement : l’emploi, la protection sociale, le dialogue social et les droits fondamentaux de l’homme au travail.

La Déclaration constitue une feuille de route. Elle est un défi pour l’OIT et pour le Bureau et pour le futur.

Je ne doute pas qu’elle restera fidèle à son choix initial de la liberté et de la démocratie qui « demeure la moins mauvaise des solutions quand on a éliminé toutes les autres » suivant la célèbre formule que l’on prête à Winston Churchill.


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