Les singulières mais prodigieuses années du BIT / Marius Viple

Les singulières mais prodigieuses années du BIT / Marius Viple

Je voudrais ici vous indiquer dans quelles circonstances et comment fut livrée et gagnée cette première bataille du Siège, suivie ensuite de beaucoup d’autres, et qui eut pour résultat d’établir une fois pour toutes l’indépendance et l’autonomie dont le BIT s’est toujours réclamée et qui ne fut plus dès lors sérieusement contestée par personne.

C’était en avril ou en mai 19201. Malgré son insistance pressante2, je n’étais pas encore allé rejoindre Albert Thomas à Londres. Il se trouvait de passage à Paris et rentrait d’une séance agitée de la Chambre des Députés – car il était en même temps que Directeur du BIT, député socialiste, leader d’un grand parti, et il exerçait très sérieusement son mandat. Au cours de notre dîner du soir, il m’informa qu’il en avait assez de voir le BIT se déplacer de Paris à Washington, de Washington à Paris, puis de Paris à Londres et bientôt à Gênes, et qu’il était décidé à faire un coup d’éclat pour installer coûte que coûte ses services à Genève.

« La partie sera rude, me dit-il, car le Secrétaire général de la SdN et ses collaborateurs politiques sont contre Genève. Le Conseil Exécutif de la SdN est également contre et le Conseil Suprème des Allies dirige toute la manoeuvre. J’ai pour moi le Traité de Paix, qui déclare que le siège de la SdN sera établi à Genève, mais qui prévoit également que le Conseil de la SdN peut, à tout moment, décider de l’établir en tout autre lieu. Or, le Président Wilson n’est plus là pour défendre la ville qu’il a choisie. Et il est clair maintenant que les Etats-Unis ne participeront pas à la SdN qu’ils ont pourtant si puissamment contribué à créer. La volonté arrêtée des Gouvernements qui comptent est maintenant de substituer Bruxelles à Genève, car Bruxelles est plus près de Londres et de Paris, et les Cabinets anglais et français entendent bien en profiter pour tenter de prendre le gouvernement des organisations internationales naissantes. Et c’est ce que je suis bien décidé à éviter à tout prix. L’heure est venue pour moi de dénoncer publiquement toutes ces intrigues. » Je te demande auparavant de partir dès demain pour Genève et de me préciser au retour si l’Ecole Thudichum3, susceptible m’affirme-t-on de nous être louée, pourrait être utilisée comme siège éventuel du BIT4. »

Et c’est ainsi que je vins pour la première fois à Genève et que je fis, 48 heures après, rapport à mon ami pour lui confirmer que l’Ecole Thudichum pouvait fort bien, selon moi, être retenue comme installation possible5.

Dès lors, sans délai et sans répit, une inoubliable bataille diplomatique fut livrée. Avec une audace incroyable, qui stupéfie les milieux internationaux, Albert Thomas n’hésita pas à se dresser contre les deux pays certainement les plus près de son coeur, l’Angleterre et la France, puis à combattre publiquement les nouveaux projets du Conseil de la SdN et des Gouvernements de l’Entente. Dans un document officiellement adressé au Conseil d’administration mais distribué à la Presse, il écrivait : « On peut se demander si ce changement de siège n’indisposera pas un certain nombre de puissances qui avaient, dans la fixation à Genève, la preuve d’une entière impartialité. Nous déclarons tout net ne pouvoir sacrifier l’avenir du BIT et sa vie aux hésitations et aux combinaisons du secrétariat de la SdN et du Conseil exécutif.6 »

Timidement, avec beaucoup d’appréhension, la majorité du Conseil d’administration suivit son Directeur7. Genève fut choisie. Le 11 juin, le Secrétariat de la SdN fut informé de cette décision. Quelques jours après, un certain nombre de fonctionnaires restés à Londres vinrent occuper l’Ecole Thudichum8. Au début de juillet, les autres membres de l’équipe improvisée, directeur en tête, qui venaient de participer à la Conférence (maritime) du Travail tenue à Gênes, arrivaient en gare de Genève-Cornavin où ils furent accueillis par les fameux huissiers revêtus du manteau jaune et rouge et salués par les autorités de la ville et du canton qui témoignèrent à Albert Thomas9 la profonde reconnaissance qui lui était due.

Les réactions du Secrétariat de la SdN et du Conseil exécutif furent vigoureuses et leur mauvaise humeur persistante. Des contrats de collaboration, déjà conclus entre les deux organisations internationales naissantes furent dénoncés. Néanmoins, en automne de la même année, la première Assemblée de la SdN, qu’on avait imaginé de convoquer à Bruxelles, fut finalement convoquée à Genève10. C’est à Genève que le Secrétariat de la SdN s’installa d’abord provisoirement, puis définitivement. Par une politique d’audace, conçue et exécutée grâce à un homme politique bénéficiant de moyens et de relations politiques uniques, le BIT avait entraîné toute la troupe. Il avait, au surplus, démontré que l’Organisation internationale du Travail n’hésiterait pas à prendre elle-même ses décisions propres11. C’est de cette première bataille livrée et gagnée que date son indépendance reconnue et son autonomie nécessaire, qui lui furent d’un si précieux secours dans tous les actes de la vie internationale, et plus particulièrement au cours des journées tragiques de l’été 1940, lorsqu’elle décida souverainement de quitter l’Europe pour l’Amérique – décision capitale qui lui a permis de survivre à la guerre.12


Le premier siège à Genève, 1920-1926

Vous connaissez la suite. L’Institut Thudichum se révéla bientôt insuffisant. Ses petites chambres solitaires d’étudiants, autrefois occupées par quelques élèves balkaniques, étaient devenues grouillantes de vie et surpeuplées de collaborateurs recrutés sans concours, tous nommés par choix direct, et qui se révélèrent des fonctionnaires d’élite, travaillant nuit et jour avec passion pour un idéal qui leur était cher. Des baraques en bois furent successivement ajoutées au bâtiment principal. Installation étriquée, installation en meublé, installation de bohémiens, disait Albert Thomas, et qui ne donne pas des organisations internationales nouvelles l’impression de sérieux et de définitif qu’elles doivent avoir pour tous. Des plans furent établis, une propagande discrète faite près de gouvernements amis, des crédits votés et l’ancien palais du BIT construit.13

Seuls ceux qui ont vécu cette atmosphère de création peuvent se la remémorer telle qu’elle fut. Des campagnes de presse furent déclenchées, certains parlements saisis, et on dénonça les initiatives jugées par trop audacieuses du directeur du BIT. L’orage éclata. En plein construction, la majorité du Conseil décida de supprimer l’un des étages prévus pour faire face à tous les besoins. Suppression injustifiable techniquement, mais geste politique délibéré. La démonstration en fut apportée par la suite, puisque à l’étage ainsi supprimé furent plus tard substituées deux ailes à un bâtiment devenu insuffisant mais qui, de ce fait, perdit le caractère architectural qu’on avait voulu lui donner.

La tempête continua. Décision fut prise par la majorité du Conseil qu’aucun des postes précédemment prévus pour continuer le développement normal de l’Organisation ne serait pourvu. Tous les crédits demandés furent repoussés14. L’année suivante, notre budget de quelques six millions de francs fut brutalement réduit de un million, avec comme conséquence l’obligation de renvoyer un grand nombre de fonctionnaires compétents et dévoués.

A ces mesures financières draconiennes, destinées à couper net toutes nouvelles initiatives directoriales, s’ajouta l’attaque politique retentissante du Gouvernement français, qui contestait la compétence du BIT en matière de travail agricole. La Cour Permanente de Justice internationale de La Haye fut saisies15. Sans y être autorisé par le Conseil d’administration, Albert Thomas, bien que Français, ancien ministre et ancien membre du Cabinet de guerre, considéra comme un devoir de sa charge de se rendre lui-même à La Haye pour plaider en faveur du BIT contre son propre Gouvernement, qu’il fit condamner après une plaidoirie étincelante dont aucun de ceux qui l’entendirent n’a oublié le souvenir.

Mais j’ai hâte d’ajouter que, les polémiques closes, la France enfin mieux informée, s’inclina devant l’avis de la Cour de Justice et qu’elle ne fit jamais grief à Albert Thomas d’avoir loyalement accompli son devoir de directeur du BIT et de grand fonctionnaire international.

C’est au travers ces tempêtes que s’affirma à l’extérieur l’autorité du BIT. Mais il faut convenir que la plupart des Gouvernements l’avaient seulement conçu comme une direction modeste de documentation et d’exécution des articles du Traité de Paix, qui pourrait fort bien trouver sa place bureaucratique parmi les autres directions du secrétariat général de la SdN, alors que le monde ouvrier avait rêvé d’en faire l’organisation universelle puissante et efficace qu’elle est peu à peu devenue. Au cours de cette période, obtenir 50’000 francs d’augmentation sur un budget annuel était considéré par nous comme une grande victoire. C’est néanmoins au cours de ces années de lutte que l’activité constructrice de l’Organisation fut la plus intense. Presque chaque année, tous les Gouvernements d’Europe furent visités, puis l’Amérique du Sud, l’Amérique du Nord, l’Extrême-Orient16. Presque toujours, comme suite à ces visites, des Ministères du Travail furent crées partout où ils n’existaient pas. Et les techniciens qui nous suivaient, préparèrent pour de nombreux pays les premiers projets de lois d’assurances sociales auxquelles Thomas avait intéressé les Gouvernements. Des conventions nombreuses et d’une importance capitale furent votées à nos conférences et ratifiées par les Parlements17.

Aux conflits de caractère politique s’ajoutèrent, dans l’organisation des services du Bureau, des difficultés de langue, de compréhension de méthodes de travail et des malentendus quotidiens. Tous les problèmes d’une administration internationale nouvelle se trouvèrent en même temps posés. Mais peu à peu ce personnel international nouveau, recruté dans plus de 35 pays, s’entraina à travailler et à penser en commun, à improviser ses règles, ses méthodes, ses traditions. Les inquiétudes gouvernementales s’apaisèrent, la confiance ouvrière s’affirma, puissante et inébranlable. Et alors que la SdN se cherchait encore, notre expérience se révélait comme la plus extraordinaire des réussites.

Aucune amertume ne resta de cette rude période de bagarres constructives. A peine si cette phrase quelque peu mélancolique de notre premier Directeur, prononcée dans un de ses discours de Genève, permet-elle de l’évoquer: « Il faut, déclara-t-il, que ceux qui bâtissent sachent qu’ils seront offensés. Il faut qu’ils sachent résister aux attaques. Comme les citoyens de Jérusalem, il faut que sur le rempart, ils aient, en travaillant, leur épée ceinte autour des reins18. »

Construire d’une main, combattre et se défendre de l’autre, telles furent les singulières mais prodigieuses années de début de notre BIT.

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1 Deux dates sont possibles pour cette réunion, soit lorsque Albert Thomas se trouvait à Paris du 6 au 18 avril, soit pendant une brève escale qu’il fit à Paris en se rendant en Allemagne dans les premiers jours de mai.

2 2Il est plus probable que « l’insistence pressante » fut celle de Viple lui-même. Dans un document daté du 21 février 1920 (dossier CAT 413312), Thomas écrivait qu’il avait « promis à Viple de voir de quelle manière ses services pouvaient être utilisés par le BIT, dans le cadre des possibilités financières mises à sa disposition par le Conseil d’Administration ». Viple fut nommé le 14 mai, avec rétroactivité à partir du 8 mai 1920. Sa nomination comme responsable de la presse a probablement été due à la décision prise de déménager le siège de l’Organisation de Londres à Genève, ce qui ne permettait plus d’utiliser un service de guerre commun avec la Société des Nations. William Martin avait été nommé par la Société des Nations pour organiser son service de presse que le BIT partageait avec elle à Londres.

3 L’Ecole Thudichum (du nom de la famille qui l’avait créée) était le bâtiment appelé aussi La Châtelaine. C’est aujourd’hui le siège du CICR.

4 Viple a quelque peu exagéré son propre rôle dans l’implantation du BIT à Genève. En février 1920 déjà, le Directeur adjoint, Harold Butler, avait visité Genève et fait des recommandations détaillées au Directeur (dossier G 6/8). M. Parodi, de la Société des Nations, était chargé de négocier la location de l’Ecole Thudichum au nom du BIT et une option fut formellement établie le 6 mars et acceptée finalement le 17 mars 1920 (dossier G 6). Un procès-verbal daté du 17 mars, écrit probablement en vue de la discussion du Conseil d’Administration à sa session de mars 1920, dit: M. Butler et moi-même (Albert Thomas) avons visité la ville (Genève) et nous considérons que l’Ecole Thudichum se prête admirablement aux besoins du Bureau. Le 22 mars, le Conseil d’Administration a autorisé Albert Thomas à finaliser les arrangements pour l’établissement du BIT à Genève (procès-verbal du CA 3e session, 1920, p. 8). A la suite de quoi Butler a pu télégraphier le 29 mars: bail signé par le Directeur (dossier G 6).

5 Comme il n’existe aucun document concernant la visite de Viple à Genève et ses objectifs, on ne peut que spéculer sur les raisons qui ont conduit Albert Thomas à envoyer Viple à Genève, puisque la décision de louer l’Ecole Thudichum avait déjà été prise. Un aller-retour de 48 heures entre Paris et Genève n’aurait pas permis à Viple de mener une inspection ou des négociations détaillées. Viple a probablement un peu dramatisé la visite. Il est probable qu’il se soit rendu à Genève entre le 8 et le 13 mai, ce qui expliquerait la rétroactivité de sa nomination.

6  4e Session du Conseil d’Administration, juin 1920

7 La décision a été prise par le Conseil d’Administration le 8 juin 1920.

8 Le personnel venu de Londres est arrivé le premier, et le Bureau a ouvert ses portes le 7 juillet 1920 (dossier G 617). Le personnel, venu de la 2Conférence internationale maritime du Travail tenue à Gênes du 15 juin au l0 juillet 1920, est arrivé par train spécial le l4 juillet 1920. Viple a confondu les dates.

9 Albert Thomas est entré à Genève le l4 juillet.

10 La première assemblée de la Société des Nations s’est réunie à Genève le 15 novembre 1920.

11 Edward Phelan a écrit dans son livre Yes and Albert Thomas (2e édition en anglais, New York 1949, p. 242) que Albert Thomas avait clairement compris que l’Organisation internationale du Travail devait se forger en quelque sorte une personnalité à elle.

12 Comme l’a écrit C. Wilfred Jenks (The ILO in wartime, Ottawa, 1969), I’OIT a pu survivre à la disparition de la Société des Nations parce que, paradoxalement, l’autonomie qu’elle avait gagné par rapport à la SdN lui avait donné une vitalité que la paralysie de celle-ci n’a pas entamée.

13 La première pierre du bâtiment a été scellée le 2l octobre 1923, et le bâtiment occupé le 6 juin 1926.

14  Budget de 1923.

15  1922. Dans son livre (op.cit, p. 137-142), Edward Phelan fait une brillante description de cet événement important.

16 Edward Phelan a écrit (op.cit., p. 178) que l’histoire des missions d’Albert Thomas remplirait un livre entier. Chacune présentait ses propres problèmes et peu se déroulaient sans incident qui mériterait d’être mentionné.

17 En 1930, il y avait 30 conventions et 39 recommandations; 408 conventions ont été ratifiées par les Etats membres.

18  Est-ce que les lecteurs peuvent m’aider à identifier cette citation ?


Groupe de fonctionnaires autour de Harold Butler et Albert Thomas en 1922


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