Politiques novatrices : construction de routes à haute intensité de main-d’œuvre Une étude de cas au demi-siècle du BIT / Jens Müller

Politiques novatrices : construction de routes à haute intensité de main-d’œuvre Une étude de cas au demi-siècle du BIT / Jens Müller

Au tout début du Programme mondial de l’emploi (WEP) en l969/70, les initiatives spécifiques d’utilisation de techniques à haute intensité de main-d’œuvre dans des projets d’infrastructure étaient encore à l’état embryonnaire.  Le large programme de recherche du WEP, les missions par pays et la Conférence mondiale de l’emploi étaient encore à venir. A ce moment-là, en 1970, l’auteur a fait part de son expérience et constaté que des techniques à haute intensité de main-d’œuvre étaient venues à la rescousse d’un projet de construction routière dont la réalisation avait initialement été prévue basée sur une utilisation de matériaux et de techniques à forte intensité en capital (1). Ce qui suit résume un article sur cette étude de cas paru dans la Revue internationale du travail.

Cet article est significatif aujourd’hui car il met en scène un précurseur du Programme d’investissements à haute-intensité de main-d’œuvre du BIT (EIIP) qui est à présent complètement opérationnel. Il illustre les risques pris en préférant des techniques à haute intensité en capital sans tenir compte de la situation locale et de la disponibilité de main-d’œuvre et services. Quand les risques devinrent réalité, les techniques à haute intensité de main-d’œuvre s’avérèrent la seule solution. Cette situation fortuite amena l’auteur à analyser les avantages et inconvénients des deux techniques et à en tirer quelques leçons-clé.  Cinquante ans plus tard, alors que l’OIT fête son centenaire, ces leçons restent d’actualité pour les politiques du BIT en matière d’investissements à haute intensité de main d’œuvre.

Le projet initial

Le Département des travaux publics d’un pays subtropical africain devait transformer une route en terre battue de 480 kilomètres en route de gravier praticable en tout temps. Le projet comprenait d’autres travaux publics (drainage, 20 ponts et réalignement de virages dangereux) mais l’étude de cas se concentrait uniquement sur la fourniture d’une route de gravier compacté.

Un jeune ingénieur civil inexpérimenté – l’auteur – fut affecté à la direction du projet financé bilatéralement. Il était prévu que 13 fonctionnaires nationaux techniques et d’inspection seraient affectés au projet mais en réalité seulement six furent détachés.

L’équipement prévu était ultra-mécanisé et sophistiqué et a dû être importé. Il comportait 4 unités de construction composées de plus de 20 véhicules divers/pelleteuses dont certaines utilisaient un système hydraulique. La plus grande partie de l’équipement a pris 9 mois pour arriver. Quelques pièces ont été perdues pendant l’acheminement sur terrain accidenté depuis le port situé à plus de 1000 kilomètres.

En plus de ces faiblesses, d’autres contraintes ont vite vu le jour.  Il fallait former les opérateurs et conducteurs, surtout pour l’équipement hydraulique, mais il n’y avait pas de formateurs. L’entretien et les réparations causaient constamment des problèmes en raison des retards pour obtenir les pièces de rechange et le personnel qualifié.  L’approvisionnement en carburant et huiles de graissage, en particulier pour les systèmes hydrauliques, était aléatoire et fréquemment retardé. Tout ceci résultait en une sous-utilisation de l’équipement et de longues périodes d’inactivité.

Si le projet s’était déroulé comme prévu et dans des conditions idéales, le coût opérationnel direct d’un kilomètre de route aurait été de 500 dollars en utilisant des méthodes intensives en capital.  Avec un taux d’utilisation des machines raisonnable, un kilomètre aurait pu être recouvert de gravier en environ 3 jours. Cependant, en tenant compte des périodes d’inactivité des machines, cette durée théorique a été réduite de 3 à 2,3 jours.

Le déroulement effectif du projet

Une partie de l’équipement manquant ou en réparation dès le début du projet, l’équipe a commencé à le compenser par de la main-d’œuvre. La disponibilité de main-d’œuvre était abondante car les habitants de la région, parfois jusqu’à cent d’entre eux plus les curieux, venaient chercher du travail sur le chantier. L’équipe du projet a découvert que la plupart des opérations (ouverture d’une carrière, déblaiement de la route, extraction et chargement, étalage et façonnage, et compactage) pouvaient être réalisées par des méthodes à haute intensité de main-d’œuvre. Les trois opérations qui nécessitaient des méthodes intensives en capital étaient le transport et le déchargement (camions), l’arrosage (camions-citernes) et le compactage final. Jusqu’à 150 ouvriers étaient employés pour certaines opérations comme l’excavation et le chargement. Bien que la qualité de la route soit inférieure, un résultat satisfaisant était obtenu en utilisant l’équipement lourd (niveleuses-automotrices, camions-citernes et rouleaux compresseurs) pour passer sur la route un mois après achèvement. Les photos montrent comment la main-d’œuvre était utilisée pour déblayer la route et répandre le gravier.  Celui-ci avait été chargé manuellement sur les camions à la carrière.

En utilisant une analyse similaire à celle des méthodes intensives en capital idéales et avec les mêmes prémisses, le chef de projet a calculé que le coût opérationnel direct du kilomètre de route avec les méthodes les plus intensives en main-d’oeuvre serait hypothétiquement de 550 dollars. Il était possible d ‘employer suffisamment de main-d’oeuvre pour les diverses opérations et d’obtenir le même taux de gravillonnage de 2.3 jours par kilomètre.

Comparaison des deux méthodes : un ‘équilibre optimal’

L’analyse a révélé des chiffres saisissants quand les deux méthodes ont été comparées tenant compte du coût des facteurs de production,  de l’emploi créé et du coût en capital :

Coût des facteurs de production

% coût par km de route

Méthode intensive en capital Méthode intensive en main-d’oeuvre
Equipement, carburant, etc.    88%    44%
Main-d’oeuvre    12%    56%
     
Total jours de travail créés par km de route     34    428
Capital requis pour créer un jour de travail par km ($US)     11.25    0.49

Il était clair que certaines opérations pouvaient être accomplies convenablement par des méthodes à haute intensité de main-d’œuvre, alors que d’autres nécessitaient absolument des méthodes intensives en capital. De plus, en comparant les coûts opérationnels pour certaines opérations (épandage, arrosage et compactage) entre les deux méthodes, la méthode intensive en capital était de loin la plus économique. L’étude a suggéré de combiner les deux technologies pour obtenir une méthode d’’équilibre optimal’. Un avantage de cette nouvelle méthode était la création d’emploi d’une part et l’élimination des besoins en équipement lourd et onéreux comme bulldozers et pelleteuses d’autre part. L’auteur a néanmoins relevé que l’utilisation de cette nouvelle méthode demandait une planification prudente et minutieuse, particulièrement dans le planning des réseaux (chemin critique) afin de maximiser les rendements économique et la création d’emploi.

Méthodes à haute-intensité de main-d’œuvre : nouveaux défis de gestion

Quand une grande quantité de main-d’œuvre fut employée, des problèmes imprévus apparurent.  Comme cette méthode était complètement inattendue, les responsables de la gestion et de la supervision n’étaient pas préparés pour assurer une organisation et productivité optimales. Heureusement, les responsabilités et l’autorité ont été déléguées aux chefs d’équipes et de tribus qui devinrent la clé du succès. En ce qui concernait l’organisation du travail, l’absence de normes de référence sur le rendement attendu d’une journée de travail  posait une question déconcertante.  Même en introduisant des études de travail, il devenait difficile de motiver les ouvriers à produire plus, à moins d’augmenter leur salaire ou d’introduire des primes. Ceci était exclu du fait des règlementations gouvernementales qui basaient le salaire sur les heures de travail et non sur la production.

Du côté matériel, le logement et le campement présentaient peu de problèmes car les ouvriers non-spécialisés habitaient à proximité dans leur propre maison. Les ouvriers qualifiés et semi-qualifiés (environ 30) étaient logés au campement. L’auteur estimait cependant que la question du logement deviendrait problématique si la main-d’œuvre dépassait 200 personnes. La nourriture était facilement transportable des bourgs voisins. Et si des dispensaires avaient été ouverts dans certains camps, les médicaments et autres fournitures médicales étaient en quantité limitée.

Achèvement du projet

Etant donné les difficultés rencontrées, il n’est pas surprenant que le projet ait subi un retard considérable. En dix mois d’opération, le projet n’avait réalisé que 50% du travail initialement prévu pour 12 mois. Une société étrangère d’ingénieurs-conseils fut chargée d’aider à achever le travail. Leur méthode était extrêmement intensive en capital accompagné de personnel importé : plus de gros équipement fut utilisé – à part les chauffeurs de camions, tous les opérateurs, superviseurs et contremaîtres étaient Européens ; les pièces détachées et le carburant furent obtenus indépendamment. La route fut achevée rapidement et d’une qualité légèrement supérieure à la portion réalisée par des méthodes à haute-intensité de main-d’œuvre.

Bien que cet achèvement ait été efficace, l’auteur remarqua certaines lacunes : aucune création d’emploi – même la nourriture était importée ; pratiquement pas de formation sur le lieu de travail pour les travailleurs locaux ; tout l’équipement enlevé à la fin ; la population locale n’avait pas le sentiment que la route leur appartenait, n’ayant de ce fait que peu de motivation à l’entretenir et à la réparer ; et les coûts, quoiqu’inconnus, furent probablement financés par des devises étrangères limitées.

(Avant de conclure, il est utile de souligner l’importance de la participation locale et du sentiment de ‘propriété’ dans les projets. L’auteur est retourné sur le site du projet 25 ans après y avoir travaillé. Il a découvert que la section de la route réalisée avec une haute intensité de main-d’œuvre était mieux entretenue que les autres sections. Les villageois ont confirmé qu’ils la considéraient comme ‘leur route’.)

Conclusions et leçons à retenir

Plutôt que de préférer l’une des deux méthodes, l’auteur conclut que chaque projet devait être abordé en profondeur pour obtenir un équilibre optimal. Ceci devrait permettre de choisir la technologie appropriée aux différentes conditions socio-économiques.

Les questions recommandées pour revue ou orientation à l’avenir étaient nombreuses. Elles ciblaient la disponibilité en équipement et l’accès à l’entretien et aux réparations ; l’utilisation ultérieure de l’équipement ; la localisation des sites ; la disponibilité de main-d’œuvre de différents niveaux de compétence ; les politiques et projets de création d’emploi ; les possibilités de formation sur le lieu de travail ; les installations matérielles et logistiques ; la réglementation des salaires ; les plans de suivi ; et les avantages et inconvénients de la participation de la population locale.

Les leçons-clé à retenir pour l’avenir sont soulignées ci-après :

  • la conception et la planification des projets dès le début sont critiques à leur succès. Le graphiquage des réseaux et les méthodes de chemin critique sont essentiels
  • les conditions socio-économiques et la disponibilité de main-d’œuvre sont aussi importantes que les considérations techniques et administratives
  • la direction du projet doit s’adapter afin de faire face à un grand nombre de travailleurs plutôt qu’à quelques opérateurs qualifiés. Un large programme de formation et gestion de projet devrait comprendre non seulement la gestion générale et de production mais aussi la gestion financière et en ressources humaines ainsi que la connaissance des potentiels de création d’emploi dans différentes technologies
  • enfin et peut-être un des points primordiaux est que la participation des populations locales crée un sentiment de ‘propriété’ et est un facteur motivant pour l’entretien et les réparations à moyen et long terme même sans programme formel.

Juillet 2018.

 

 

 

 

 

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(1) Jens Müller dans la Revue internationale du Travail (Vol. 101, no.4, avril 1970), ‘Méthodes à haute-intensité de main-d’œuvre dans la construction de routes à bas coût : une étude de cas’. A l’époque, M. Müller travaillait dans le Service de la Formation à la Gestion  du Département des Ressources humaines. Avant le Programme mondial de l’emploi, le Service de la Formation à la Gestion s’était largement engagé dans la création et l’assistance aux centres nationaux de productivité, basés sur les ‘missions de productivité’ réalisées dix ans plus tôt.  Ces missions avaient démontré le potentiel de promotion d’emploi des gros projets d’infrastructure, jetant les bases non seulement des politiques de l’emploi mais aussi des projets concrets de coopération technique dans le domaine des travaux publics.

 

 


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