Albert Thomas – Je me souviens / Edward Phelan, Directeur général 1941-1948

Albert Thomas – Je me souviens / Edward Phelan, Directeur général 1941-1948

Albert Thomas, le premier directeur general du BIT est né le 16 juin 1878 et décédé le 9 mai 1932. Sa mémoire est encore vive aujourd’hui au BIT. Pour célébrer le 130ème anniversaire de sa naissance, nous publions le discours fait par Edward Phelan en 1934 à l’occasion de la cérémonie commémorative du deuxième anniversaire du décès d’Albert Thomas. Comme Phelan l’a dit, pour Albert Thomas le principe de sa vie était la lutte pour la justice sociale. « Il n’est pas aisé de définir la justice sociale. Pour Albert Thomas, il s’agissait de beaucoup plus que la suppression de l’injustice sociale. Pour lui, c’était une politique positive permettant à l’individu d’obtenir la reconnaissance de ses droits politiques, économiques et moraux. Cette doctrine, seule, pouvait à son avis donner à l’Organisation une unité et une personnalité réelles qui pourraient la guider sûrement au travers de circonstances dans lesquelles une doctrine d’inspiration moins élevée aurait inévitablement provoqué des divisions d’après les intérêts nationaux. »
IE

J’ai vu pour la première fois Albert Thomas en janvier 1920. Il venait à Londres assumer la lourde charge de Directeur du BIT.

Il m’a fait à ce moment l’honneur de m’appeler à ses côtés. J’ai travaillé avec lui jusqu’à sa mort. J’ai été auprès de lui dans toutes les réunions du Conseil d’administration, dans toutes les sessions de la Conférence internationale du Travail ; je l’ai accompagné dans ses grandes missions politiques en Amérique et en Extrême–Orient ; je l’ai accompagné dans des missions moins lointaines, mais peut-être plus dangereuses, à la Cour de la Haye.

J’ai donc pu voir son œuvre dans le détail et, citoyen d’un petit pays, l’Irlande, assez éloigné des grands courants du monde, je peux vous apporter sur son travail un témoignage que n’influence aucun préjugé national ou politique.

De notre première rencontre, cela vous surprendra peut-être, je garde le souvenir d’un homme silencieux, qui écoutait, qui ne parlait pas.

Je l’ai vu, bien plus souvent par la suite, trépidant d’énergie, imposant à tous sa volonté créatrice, bouillonnant d’impatience devant les obstacles, agissant avec une activité prodigieuse. Il citait quelquefois un mot de Saint-Simon : « Pour faire de grandes choses, il est nécessaire d’avoir de la passion ». Et il avait une passion, la passion de réalisation, qui se traduisait par une énergie envahissante, une impatience allant quelquefois à des explosions de colère, un appétit de combat contre les obstacles qui surgissaient sur son chemin.

Mais, derrière tout cela, il y avait de la réflexion froide. S’il arrivait à vaincre des difficultés, c’est qu’il les avait pesées dans le calme, sans se faire d’illusion, sans jamais se laisser entraîner par son désir brûlant d’aboutir à les mépriser ou à les méconnaître.

Je comprends maintenant son silence à Londres. Il avait une vision qui perçait bien plus loin que la nôtre. Lui seul voyait l’immensité de la tâche qui était devant lui, et avant de s’y lancer, il la mesurait et il préparait son plan.

Quelle était cette tâche ? Il avait à créer l’Organisation internationale du Travail.

Il est vrai que la Conférence de Washington avait été un succès. Mais elle n’était que l’épilogue de la Conférence de la Paix, l’élan final d’un sentiment de fin de guerre assez éphémère.

La constitution de l’Organisation internationale du Travail n’était pas en vigueur. Il n’y avait, comme pour les décisions de Washington, que de l’encre sur du papier. Il fallait en faire des hommes et des choses. Albert Thomas a pris les mots : il en a fait le Bureau Internationale du Travail.

Comment ?
Il fallait faire ce bureau avec des éléments de nationalités différentes, c’est-à-dire avec des habitudes de travail, des méthodes de penser, des traditions différentes.

Et pour cela aucun modèle, aucune expérience pouvant le guider, il fallait inventer quelque chose de tout neuf, ni français, ni anglais, ni copié sur aucun modèle national.

Il l’a fait. Une telle réalisation, à elle seule, suffirait à assurer sa renommée comme administrateur.
Ce n’était encore rien.

Albert Thomas a fait le mécanisme d’abord. Mais il tenait, avec quelle vision et avec quelle raison, à faire de ce mécanisme une chose vivante, à lui donner une conscience, une foi.

Il l’a fait : et du même coup il a défini pour la première fois le caractère du fonctionnaire international et de ses responsabilités. Là il pénétrait sur un terrain bien plus dangereux, où il allait déconcerter le préjugé des souverainetés nationales.

Mais il a compris qu’aucune organisation internationale ne pouvait réussir si son caractère international devait céder devant une pression nationale quelconque. Il a défendu de toutes parts son institution et son personnel contre des pressions de cette sorte, avec le courage d’une conviction sans faiblesse.

Du côté de la France même, il n’a pas hésité à aller plaider à la Cour Permanente de Justice la thèse de la compétence du BIT en matière agricole, lorsque le Gouvernement français soutenait la thèse inverse. Il a eu cause gagnée : c’est l’honneur de la France qu’elle se soit inclinée devant l’avis de la Cour et qu’elle n’ait pas fait grief à Albert Thomas d’avoir accompli loyalement son devoir de Directeur du BIT.

Voilà le Bureau créé, avec des fonctionnaires de nationalité différentes, organisés en équipe, animés d’un esprit commun. Voilà sa compétence assurée.

Ce n’est toujours rien.
Le BIT, comme on appelle couramment l’Organisation internationale du Travail, ce n’est pas, croyez-moi, seulement un bâtiment spacieux, à Genève, avec, au bord du lac bleu, des fonctionnaires distingués.

Le BIT, c’est 58 peuples ; c’est un mécanisme de collaboration entre ces peuples, un mécanisme compliqué, dans lequel doivent s’engrener les Conseils des Ministres, les parlements, les administrations nationales, et même coloniales, les services d’inspection du travail, d’inspection médicale, les organisations patronales et ouvrières, et par là les individus eux-mêmes, parlementaires, administrateurs, employeurs, ouvriers.

Tout cela n’existait que dans des textes juridiques. Les Gouvernements ne connaissaient qu’imparfaitement leurs obligations, les administrations ne les comprenaient que d’une façon abstraite, les organisations professionnelles n’avaient conscience ni de leurs droits ni de leurs devoirs ; l’opinion publique et les masses ignoraient tout.

Cela c’était la situation non pas dans un pays mais dans tous.

Créer des habitudes de collaboration régulière entre ces éléments divers dans plus de 50 pays, c’était une tâche surhumaine : Albert Thomas l’a accomplie.

Il l’a accomplie par d’incroyables efforts personnels par des voyages sans arrêt dans tous les continents, dans presque tous les pays du monde, grâce à un effort puissant de dédoublement qui le maintenait, si loin qu’il fût, à la tête de son administration ; qu’il fût à Washington ou à Tokyo, il était encore à Genève.

Je pourrais vous dire beaucoup de choses sur ces voyages, dont chacun présentait un problème différent. Je n’en dirai qu’une, qui est étonnante : dans tous les pays malgré leur diversité, il arrivait à exercer la même influence personnelle que vous avez connue en France, la même puissance de séduction intellectuelle ; il réussissait toujours à obtenir une réponse de confiance et de compréhension.

S’il l’obtenait, c’est qu’il la méritait. Il avait, il est vrai, des dons extraordinaires pour cela : une personnalité forte, un charme séduisant, la connaissance des choses et des hommes, et la volonté de réussir. Mais son succès ne venait pas seulement de ses dons ; il y ajoutait un travail formidable. Jamais il ne visitait un pays sans l’avoir étudié à fond : histoire, politique, industrie, et même culture et art.

Comment lui refuser les choses qu’il demandait lorsqu’il venait discuter, non pas de lointains problèmes internationaux, mais les problèmes précis d’actualité nationale, dont il démontrait la connexité évidente, restée, jusqu’à sa visite, inaperçue, avec le fonctionnement du BIT ?

Lorsqu’il eut terminé son voyage en Chine, des chinois m’ont dit : « C’est le premier homme d’Etat européen qui a compris la Chine ». Même avec tous ces voyages, sa tâche était loin d’être achevée.

Les contacts étaient établis, les rouages tournaient, Conseils, Conférences et Commissions se réunissaient : à tout cela, il fallait donner une orientation, un esprit. Là encore, il a réussi par un effort personnel. Il pensait, il pensait pour la Conférence ; mais il amenait la Conférence à penser avec lui.

Dans les premières années de l’Organisation, un anglais a dit un jour un mot d’humour un peu cruel : « Le Conseil d’administration, a-t-il dit, ce n’est pas un Conseil et il n’administre rien ». Et cela était vrai. Albert Thomas dominait son Conseil : il lui imposait au début des décisions. Mais il n’avait pas l’esprit d’un dictateur.

Il a voulu créer un Conseil qui fut un véritable Conseil d’administration, même si parfois il devait se dresser contre lui. Il a réussi : aujourd’hui il y a un Conseil, et qui administre.

Ainsi, d’année en année, Albert Thomas a amené le Conseil du BIT à comprendre ses responsabilités et à les prendre. Année par année, il a amené la Conférence, encline à se limiter à son ordre du jour technique, à examiner le problème social dans son ensemble, à voir avec lui les difficultés sans cesse nouvelles, à chercher avec lui les solutions.

Je ne vous parlerai pas de ces solutions et des idées qui les inspiraient. Le sujet serait trop vaste. Ce que j’ai essayé de faire, c’est de vous montrer, de l’œuvre d’Albert Thomas, un aspect non pas inconnu peut-être, mais insuffisamment apprécié.

Le principe de sa vie était la lutte pour la justice sociale. Mais pour lui, la justice sociale n’était pas une abstraction. Il la comprenait comme un fait qui devait se réaliser par des progrès réels de Conférence en Conférence.

Dans une vision gigantesque, il a aperçu l’instrument par lequel de tels progrès pourraient être obtenus. Cet instrument, il l’a conçu à une échelle mondiale ; il a compris qu’il fallait y intégrer les administrations et les organisations de tous les pays.

Pour tout autre que lui, ç’aurait été un rêve fantastique ; pour lui, c’était un plan. Par un effort prodigieux, qui paraîtra un jour tenir de la légende, il a fait de ce plan une réalité.

Si le BIT existe aujourd’hui comme une puissante organisation, un réseau entourant le globe, c’est à lui que nous le devons. Et si le BIT résiste, s’il ne fléchit pas à un moment où la foi dans les institutions internationales semble hésiter, c’est qu’il lui a donné, avec un mécanisme perfectionné, un esprit et une personnalité.

Il l’a fait consciemment.
A la pose de la première pierre du bâtiment actuel du BIT, il a dit :

« Une âme vivra dans la maison que nous allons bâtir ». Cette âme y vit, une âme née de lui.

Elle continuera à y vivre aussi longtemps qu’il y aura des hommes qui s’inspireront de ses principes, aussi longtemps que l’intelligence humaine refusera d’abdiquer devant le défi de la misère et de l’injustice.


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