Quatre vies dans l’histoire de l’OIT: Avec Albert Thomas / Aimée-Elise Morel née Rommel

Quatre vies dans l’histoire de l’OIT: Avec Albert Thomas / Aimée-Elise Morel née Rommel

Nous avons le grand plaisir de vous présenter des Souvenirs de Mme Aimée-Elise Morel (née Rommel) qui fut fonctionnaire du Bureau de Paris de 1920-1963. Au début des années 70, le chef du « Registry », R.E. Manning, entreprit, sur proposition du Comité des Archives, de constituer, sous forme d’interviews d’anciens fonctionnaires et de personnalités qui avaient joué un rôle dans l’histoire du BIT.

 Mme Lucette Espinasse, bibliothécaire du Bureau de Paris, suggéra que l’on contacte Mme Morel et, en décembre 1973, elle l’interviewa elle-même à son domicile d’Asnières. La bande fut envoyée à Genève en 1975. A la suite de quoi, elle avait préparé une transcription de onze pages dans laquelle elle avait rétabli ces omissions et fait quelques corrections mineures. Ceci explique le style un peu compact du document.

IE

En avril 1916, je reçois de l’Ecole Sophie-Germain où j’ai terminé mes études dans la section « Administrations » un pneumatique me demandant de me présenter au sous-secrétariat d’Etat de l’Artillerie et des Munitions, à l’hôtel Claridge, avenue des Champs-Elysées; le secrétariat du chef-adjoint du Cabinet du Ministère, où se trouve une ancienne élève de l’Ecole, doit être renforcé. Je m’y rends immédiatement. Je suis reçue par le chef-adjoint, Mario Roques1, et engagée pour l’après-midi même.

J’ai 18 ans2, suis totalement inexpérimentée, je n’ai même jamais eu l’occasion de me servir d’un téléphone, et j’arrive dans un milieu de normaliens (Normale Supérieure naturellement): Mario Roques, professeur à la Sorbonne, Albert Thomas, le Sous-Secrétaire d’Etat, député socialiste de la 2ème circonscription de la Seine, François Simiand, économiste et sociologue, bibliothécaire au Ministère du Commerce. Je verrai que tous trois forment une équipe solide soudée par l’amitié, la formation, les opinions politiques.

Au cabinet du Ministère se trouvent encore Henri Hubert, ethnographe, conservateur du Musée de St Germain-en-Laye, Henri Marais, actuaire, Maurice Halbwachs, économiste, anciens normaliens, eux aussi, puis William Onalid, professeur à la Faculté de Droit et collaborateur de François Simiand, Charles Dulot, chef du Service de Presse, en temps de paix chargé de la rubrique sociale au journal Le Temps, M. Sevin, pour les Services de main d’œuvre, M. Léon Eyrolles, chef du Service industriel, directeur de l’Ecole spéciale des Travaux publics, M. Jules-Louis Breton, chef du Service des Inventions. Fréquemment on voit aussi Pierre Comert, journaliste, ancien normalien comme Paul Mantoux, professeur à l’Université de Londres, à ce moment interprète de Lloyd George, ministre anglais des Munitions, qu’il accompagne dans tous ses voyages et plus spécialement aux réunions du Comité interallié à Paris. Les Directions du Ministère ont à leur tête des officiers généraux pour les services techniques.

On travaille beaucoup, secrétariat de jour, secrétariat de nuit; on travaille la semaine, les dimanches et jours fériés. C’est la guerre, l’équipe des trois a renoncé à toute vie privée régulière; Albert Thomas, qui habite dans sa circonscription à Champigny-s/Marne, a une chambre au Ministère.

Ma première lettre est une demande de passeports diplomatiques au Ministère des Affaires étrangères pour le Sous-Secrétaire d’Etat et plusieurs collaborateurs. Le Gouvernement envoie en mission en Russie Albert Thomas et René Viviani pour tenter d’obtenir du Tsar et des dirigeants russes qu’ils déclenchent une offensive susceptible de soulager le front occidental. Albert Thomas, devenu Ministre de l’Armement, retournera dans ce pays en avril 1917, au moment du Gouvernement révolutionnaire provisoire de Kerensky, donc en plein bouleversement.

Le secrétariat du Ministère est assuré par celui de François Simiand ; celui de Mario Roques vient en renfort si nécessaire. C’est ainsi que j’ai dû un jour sténographier sous la dictée du Ministre. Grosse émotion. Il dictait vite et longtemps, mais l’expression bienveillante de son visage m’avait à peu près rassurée et tout s’est bien passé. Après chaque voyage, chaque conversation importante, chaque réunion de comités, chaque visite au Grand Quartier Général, le Ministre dicte immédiatement ses instructions aux directeurs, mais surtout ses réflexions, impressions, explications, suggestions pour ses deux amis François Simiand et Mario Roques. Il doit y avoir aux Archives nationales, dans le Fonds Albert Thomas constitué par Georges Bourgin un grand nombre de classeurs contenant les doubles de toutes ces notes ; elles reflètent la vie même du Ministère, l’impulsion constamment donnée par le Ministre.


Albert Thomas en 1897

Mieux informée, j’ai su ensuite qu’Albert Thomas avait été premier partout, lauréat du Concours général quand il était élève au lycée Michelet, premier au concours d’entrée à l’Ecole Normale, premier à l’agrégation d’histoire. A une carrière dans l’enseignement, il a préféré le contact avec les hommes et surtout avec la classe ouvrière. Militant syndicaliste et coopérateur, élu conseiller municipal à Champigny en mai 1904, puis député de la Seine en 1910, il fait partie du groupe socialiste de la Chambre, celui de Jaurès, et s’impose tout de suite par la clarté de ses interventions et sa connaissance précise des questions.

La guerre éclate le 2 août 1914. Le Parti socialiste, qui avait toujours refusé de voter les crédits militaires, accepte de participer au Gouvernement. Dès septembre, celui-ci charge Albert Thomas de la coordination des chemins de fer entre l’Etat-Major et le Ministère des Travaux publics. Tâche urgente et importante : le nord de la France, riche et fortement industrialisé, est envahi, et les munitions autant que les hommes doivent parvenir à tout prix sur un large front.

L’efficacité du jeune parlementaire est telle qu’en octobre, Alexandre Millerand, ministre de la Guerre, lui demande d’organiser la production du matériel de guerre. Les stocks des arsenaux sont dérisoires eu égard à la consommation du front. La guerre sera décidément longue, c’est toute l’industrie française qu’il faut réorganiser. Albert Thomas parcourt les routes de France, il va voir les industriels pour les convaincre et connaître leurs problèmes. Le G.Q.G. dispose de 13’500 obus par jour, il en demande 100’000. La main-d’oeuvre manque: les ouvriers qualifiés seront rappelés du front et on utilisera la main-d’oeuvre féminine; plus tard, on recrutera des ouvriers dans les colonies.

En mai 1915, Albert Thomas devient Sous-Secrétaire d’Etat de l’Artillerie et des Munitions; il a alors accès au Conseil des Ministres, aux réunions interalliées, et dispose de toute une organisation technique et administrative. Le solide trio se constitue. D’abord François Simiand, adjudant de territoriale est affecté au sous-secrétariat ; peu après, Mario Roques, engagé volontaire en août 1914, est rappelé du front pour le Cabinet du Ministre. Le travail intense commence. A la fin de 1916, Albert Thomas devient Ministre de l’Armement dans le second cabinet de guerre d’Aristide Briand, mais rien n’est changé à la collaboration que lui apportent, sans jamais une minute de répit, François Simiard et Mario Roques.

Deux volets donc : le technique et le social. Le technique est du ressort des grandes Directions que, sans relâche le Ministre anime et inspire. Les résultats obtenus sont attestés par des graphiques dans des registres tenus à jour par le service spécialisé (registres qui doivent être soit aux Archives nationales, dans le Fonds Albert Thomas, soit à la Bibliothèque du Service Historique de l’Armée de Terre au Château de Vincennes, où sont rassemblés les documents officiels). Les demandes du G.Q.G. étaient satisfaites de plus en plus rapidement, il n’en était plus réduit à supplier.

Mais cette branche de l’activité du Ministère relevait de François Simiand et je n’en ai qu’un souvenir imprécis. Je crois cependant devoir rappeler le nom d’un jeune ingénieur du Service industriel du Cabinet : il s’appelait Hugoniot. Léon Eyrolles avait tenu à l’avoir dans son Service. Remarquablement intelligent, plein d’imagination et de fougue, Hugoniot avait vite compris que cette guerre si meurtrière exigeait un matériel énorme pour épargner les vies humaines. Les directions traitaient surtout avec les grands établissements susceptibles de fabriquer beaucoup et vite (ce qui se défendait), mais le Ministre croyait qu’étant donné les immenses besoins, toutes les capacités industrielles du pays devaient être employées, et Hugoniot, à sa demande, alla voir dès le début de 1915 les petites et moyennes entreprises; animateur merveilleux, son imagination allumait celle des autres; il les conseillait et les orientait, aucun problème technique ne l’arrêtait, et les petits industriels eurent la joie de se sentir tout à la fois utilisés et utiles.

Vers le milieu de la même année 1915, le G.Q.G., qui recevait par jour 700 obus de gros calibre – seuil de fabrication de l’industrie à l’époque -, en demande 50’000, « faute de quoi le sort de la guerre sera sans doute compromis ». François Simiand en parle à Hugoniot. Celui-ci commence à bien connaître « ses » industriels, il sait où il trouvera des hommes d’initiative et d’audace. Des usines devront être agrandies, l’outillage complété: ce sera fait. Il encourage le Ministre à passer les commandes. Cependant certains industriels sur lesquels il comptait hésitent, cherchent à se dérober; il insiste, donne indications et suggestions, leur assure qu’ils seront aidés auprès des autorités militaires, auprès des fournisseurs de presses. En quelque huit jours, toutes les commandes sont acceptées, elles seront exécutées. Hugoniot a sauvé alors bien des vies humaines.

D’autres exemples pourraient être cités. Grand Français obscur, il m’a semblé juste de parler de lui dans ces souvenirs sur Albert Thomas, Ministre de l’Armement.

Mario Roques s’occupait des questions de personnel et de main-d’oeuvre. Les trois amis connaissaient bien les conditions d’existence de la classe ouvrière avant 1914; ils seront constamment préoccupés de réalisations sociales.

Mario Roques

D’abord la main-d’oeuvre féminine, indispensable pour les fabrications d’armement. Le 21 avril 1916, création d’un Comité du travail féminin. Pendant plus d’un an ce Comité veille à l’organisation du travail des femmes, à leur recrutement et à leur emploi, à l’amélioration de leur situation matérielle et morale. Ensuite, dans une circulaire du 3 juillet 1916, il décide d’interdire dans les usines de guerre l’emploi des femmes de moins de 18 ans au travail de nuit; il fixe en même temps la durée du travail des femmes âgées de 18 à 21 ans, au maximum à 10 heures. Il interdit également l’emploi de jeunes filles de 16 à 18 ans dans les poudreries. Le 1er juillet 1917, une autre circulaire fixe les modalités relatives à la protection de la main-d’oeuvre féminine et les étend à l’organisation générale de l’hygiène, de la sécurité et des services médicaux dans les établissements publics: on peut dire que tous les principes de la loi sur la médecine du travail du 11 octobre 1946 sont posés.

Une commission consultative du travail sera créée dont le président effectif sera Arthur Fontaine (que nous retrouverons plus tard premier Président du Conseil d’Administration du BIT, 1919- 1931), Albert Thomas en étant le Président d’honneur. Ce sera le résultat d’une concertation constante avec le patronat et les organisations syndicales ouvrières. Le but de cette commission est de prendre toutes les mesures possibles pour éviter toute cause d’épuisement ou d’affaiblissement de la main-d’œuvre employée dans les usines de guerre; elle doit chercher à remédier au surmenage, cause principale des accidents de travail, en conseillant aux chefs d’entreprise d’accorder un repos périodique à leurs ouvriers.

Le Ministre s’occupe également du manque de logements, interdit les logements insalubres et confie le soin à la commission d’étudier la construction de dortoirs à proximité des usines. Il suscite la création d’un Fonds coopératif du personnel des usines de guerre en vue de résoudre le problème de l’alimentation de la main-d’oeuvre en créant des coopératives de consommation et des restaurants coopératifs.

Il faut informer les industriels et les ouvriers. Pour cela Charles Dulot, avec l’aide de Pierre Hamp, rédige, publie et diffuse le Bulletin des Usines de Guerre dont une collection se trouve dans la bibliothèque du BIT à Genève.

Je me suis attardée sur l’activité sociale du Sous-Secrétaire d’Etat puis du Ministre Albert Thomas: ne préfigurait-elle pas celle du Directeur du BIT?

Septembre 1917, crise ministérielle. Le Parti socialiste refuse sa participation au Cabinet Painlevé. Albert Thomas n’est plus ministre, il reprend sa place à la Chambre des Députés. Les amis envisagent l’avenir. Tous pensent qu’Albert Thomas s’est constitué comme ministre un capital d’expérience sociale et de relations lui permettant de jouer un rôle important dans la nouvelle organisation du monde qui suivra la terrible guerre. Il faut le lui conserver. Ils décident, chacun donnant sa contribution, de se grouper avec lui en une petite Association d’Etudes et de secrétariat réduit. Charles Dulot trouve un appartement libre 74 rue de l’Université ; le député socialiste est donc installé en plein faubourg St-Germain ce qui est assez amusant, mais les locaux vacants ne sont pas nombreux. Les amis apportent les tables et chaises dont ils peuvent disposer personnellement chez eux, on en achète quelques autres d’occasion, on fait poser quelques rayons en bois blanc, et on travaille. Ambiance laborieuse mais calme, sans énervement, sans vaine agitation. Avec un collègue, j’ai abandonné le ministère pour suivre le ministre. Comme le secrétariat est insuffisant, les collaborations bénévoles sont bien accueillies, je me rappelle un instituteur en retraite, le médecin d’un service social, une inspectrice de l’enseignement primaire en Documentations sociales (A.E.D. S.), qui couvrira les frais d’un bureau et d’un retraité, tous amis d’Albert Thomas ; chacun s’ingénie à se rendre utile pour des recherches de documents, des études, de la correspondance d’électeurs. Les membres de l’Association viennent très souvent ; la guerre terminée, Mario Roques reprendra son enseignement à la Sorbonne et viendra tous les jours. Les colloques sont longs dans le bureau de l’ex-ministre.

Je me rappelle l’émotion des amis le jour où ils accueillirent pour la première fois dans ce bureau un camarade qui avait été député socialiste d’Alsace au Reichstag et dont la victoire sur l’Allemagne venait de faire un Français.

Comme d’habitude on travaille beaucoup, même le dimanche (jour consacré par Albert Thomas à sa famille), à Champigny où je me rends l’après-midi. Dans cette commune où il est né et dont il est maire, il n’a jamais manqué, même quand il était ministre, de participer chaque année à la manifestation de décembre au monument aux morts de 1870. Il aimait retrouver là ceux qui l’avaient connu jeune écolier sortant de la boulangerie paternelle, ainsi que les camarades de sa section socialiste. Dans ce milieu familier, il exprimait sa pensée profonde sur les heures graves que vivait le pays et sur les problèmes du Parti.

Le parlementaire suit assidûment les travaux de la Chambre, où il intervient à la tribune pour une paix juste, solide et durable. Au bureau, il consacre une ou deux matinées par semaine à ses électeurs qui viennent nombreux.

Le socialiste participe, en février 1918, à la Conférence socialiste et ouvrière réunie à Londres et il est, avec Vandervelde et Henderson nommé membre d’une commission chargée de demander à la future Conférence de la Paix que, dans chaque délégation nationale, figure un représentant du travail. Il est également présent à la 4ème Conférence socialiste et syndicaliste interalliée convoquée le 18 septembre 1918 à Londres et qui s’occupe de l’insertion de clauses de législation ouvrière dans le futur Traité.

Le journaliste collabore à l’Humanité, au Populaire de Nantes, à la France de Bordeaux, à la Dépêche de Toulouse. Là encore il mène campagne pour les buts de guerre qu’il croit justes et pour une paix fondée sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et sur le principe des nationalités garanties par l’institution d’une Société des Nations.

Pour que la documentation sur les problèmes sociaux soit rassemblée, il crée avec Charles Dulot la publication hebdomadaire L’Information ouvrière et sociale dont il écrit l’éditorial; on peut en trouver une collection à la bibliothèque du BIT à Genève.

Les articles sont quelquefois dictés au tout dernier moment, soit faute de temps, soit parce qu’ils concernent un sujet d’immédiate actualité ; plus d’une fois, Albert Thomas devant partir en voyage le soir même, je l’ai accompagné jusqu’à la gare pour qu’il continue de dicter dans le taxi et sur le quai, la dernière phrase coïncidant avec le départ du train; il ne me restait qu’à retourner au bureau pour transcrire et à téléphoner pour que le journal envoie prendre chez le concierge.

Le coopérateur a des relations fréquentes avec Ernest Peisson secrétaire général de la fédération nationale des Coopératives de Consommation, dont il soutient les efforts, en particulier par le moyen du Comité d’action parlementaire composé de sénateurs, de députés et de coopérateurs, qui se réunit à notre bureau et dont il est secrétaire jusqu’en 1920. La Fédération dispose de moyens matériels que n’a aucun des amis ; elle prête quelquefois à Albert Thomas une de ses voitures avec un chauffeur, précieux moyen de gagner du temps, surtout pour retourner à Champigny.

Et il garde des contacts avec des personnalités qui viennent à la rue de l’Université : Robert Pinot, du Conseil national du Patronat français, des industriels comme Louis Renault, André Citroën, Marcel Boussac, Dumuis, P.D.G. des Aciéries et Forges de Firminy ; des syndicalistes : Léon Jouhaux, secrétaire général de la C.G.T., Merrheim des Métaux, Bidegaray, des Chemins de fer, Delzant, du Verre.

Avec des socialistes étrangers, il crée le petit Comité d’Entente des Nationalités dont font partie Bénès pour les Tchécoslovaques, des Serbes, des Roumains, des Polonais. Pendant la Conférence de la Paix, c’est avec obstination qu’il fera entendre leur cause aux négociateurs réunis pour rédiger le traité. Avec le Général Rudeanu, il s’intéresse particulièrement au sort de la Roumanie.

La Partie XIII du Traité de Versailles donne naissance à l’Organisation internationale du Travail. La 1ère Conférence internationale du Travail se réunit à Washington en novembre 1919 ; les gouvernements, les patrons et les ouvriers y sont représentés. Sur proposition du groupe ouvrier unanime3, la candidature d’Albert Thomas est présentée pour le poste de Directeur du Bureau international du Travail au Conseil d’administration désigné par la Conférence ; il est élu provisoirement au scrutin secret par 11 voix contre 9 et un vote blanc.

 J’étais dans son bureau quand lui fut remis le télégramme qui l’informait du résultat ; visiblement il était heureux, mais pensif, il entrevoyait peut-être l’énorme et passionnant travail qui l’attendait si, comme il l’espérait sans doute, sa nomination serait confirmée. Lorsque les amis apprirent la nouvelle le soir même, eux aussi étaient heureux, fiers également ; c’est à l’échelle du monde qu’Albert Thomas pourrait désormais employer pour plus de justice sociale les étonnantes ressources de son intelligence, de son énergie et de son expérience.

Sa nomination devait devenir définitive le 27 janvier 1920, à Paris, à la réunion du Conseil d’administration, et cette fois elle était « adoptée par acclamation à l’unanimité ».

Le Bureau de Paris dès 1920 et pendant la guerre jusqu’en 1945

L’élection d’Albert Thomas aux fonctions de premier Directeur du BIT (provisoire en novembre 1919, puis définitive en janvier 1920) devait avoir un impact considérable sur l’Organisation elle-même et sur le monde du travail en général. Mlle Rommel l’admirait énormément et rend hommage à sa grande perspicacité ainsi qu’à ses hautes qualités morales et intellectuelles.

Nos lecteurs se souviendront du portrait fascinant que traça de lui Edward Phelan dans son livre « Albert Thomas et la création du BIT ». Moins connue, mais d’une aussi grande portée, on retiendra l’opinion exprimée par Harold Butler, adjoint de Thomas, son ami et son successeur4 : « Le BIT eut la chance de se donner un chef d’une qualité exceptionnelle. Avec Albert Thomas, son premier Directeur, il avait à sa tête un homme d’une énergie et d’une hauteur de vue fantastiques. Sa personnalité flamboyante, ses yeux bleus étincelants derrière ses lunettes finement cerclées d’or, sa barbe luxuriante, sa vigoureuse constitution et son verbe rapide et incisif, lui conféraient dans l’instant une personnalité exceptionnelle. « Mais ce n’était pas seulement un orateur fantastique, un travailleur infatigable et un homme de combat hors pair; il n’avait pas seulement une foi immense en sa mission et d’inépuisables ressources pour la mener à bien; c’était aussi un homme chaleureux, brillant et spirituel, ainsi qu’un compagnon de table comme on rêvait d’en rencontrer. Son expérience de ministre des munitions en France, pendant la guerre, et sa sympathie innée pour les petites nations lui avaient conféré une largeur de vues et une connaissance approfondie de la politique européenne et de ses acteurs qu’il utilisa à plein. Grâce sa forte personnalité, il fit de ses fonctions de Directeur du Bureau un poste d’une importance que le Secrétaire général de la Société des Nations ne parvint jamais à atteindre. C’était le rôle du Directeur d’être le chef. Il s’exprimait quand il le voulait sur n’importe quel sujet. Quel que fut le thème d’un débat, il était là pour exprimer un point de vue de portée internationale. Que ce fut à la Conférence ou au Conseil d’administration – l’équivalent du Conseil de la SdN – Albert Thomas établit la tradition que le Bureau se devait d’avoir une opinion sur tous les sujets et que c’était à son Directeur de l’exprimer. Le Directeur était le dépositaire de l’expérience et de la tradition internationales que le BIT avait peu à peu bâties et, à ce titre avait le droit d’être écouté. »

Mlle Rommel raconte :

J’ai tenu à souligner la personnalité d’Albert Thomas car elle inspira à Mlle Rommel comme à tant d’autres une profonde loyauté envers le BIT. Le dévouement de cette fonctionnaire pour le Bureau trouva son plein épanouissement lorsqu’elle devint responsable par intérim du Bureau de Paris après la mort de Fernand Maurette en 1937. Pendant l’occupation allemande de la France, elle maintint courageusement et solitairement les activités du Bureau de Paris, allant jusqu’à les transférer dans son petit appartement lorsque l’occupant réquisitionna les locaux du Bureau. M’appuyant sur des documents officiels, je m’étais efforcé de relater cet épisode peu connu de la vie du BIT. Nous disposons aujourd’hui du propre récit de Mlle  Rommel, donnant des détails que l’on ne trouvera dans aucun dossier. Malheureusement elle en fit la relation près de trente ans après les événements, à l’âge de 76 ans, et il était inévitable que ces souvenirs manquent un peu de spontanéité. Mais elle s’était, de toute évidence, rafraîchi la mémoire en relisant des correspondances de l’époque. Nous nous sommes contentés de corriger quelques erreurs de transcription et de redresser par quelques notes, placées entre crochets ou en bas de page, quelques erreurs factuelles qui s’étaient glissées dans ces souvenirs.

Par chance, la carte d’identité délivrée à Mlle  Rommel en 1939 a été retrouvée dans les Archives du BIT et nous sommes heureux de pouvoir publier sa photo, la seule que nous avons d’elle. Nous sommes aussi en mesure de révéler l’origine du manuscrit et les raisons qui ont poussé Mlle Rommel, devenue entre-temps Mme Morel, à l’écrire


Aimée-Elise Rommel

Le Bureau de Correspondance de Paris5, avec Mario Roques comme Directeur, commençait en même temps qu’Albert Thomas devenait Directeur du BIT. Celui-ci avait en effet prévu qu’il lui faudrait un correspondant dans les grandes capitales.

Albert Thomas part à Londres, siège provisoire du BIT. Six mois plus tard, le Bureau s’installera définitivement à Genève6. Nous restons provisoirement rue de l’Université, pour peu de temps, puis nous allons sur la rive droite de la Seine, 13 rue de Laborde7. Le secrétariat est renforcé, la bibliothèque mieux installée. Mario Roques s’occupe personnellement de la constituer. On y trouve naturellement les publications du BIT, documentation unique particulièrement appréciée par les services officiels, les professeurs, les étudiants, les journalistes; également les livres et périodiques récents sur les questions économiques et sociales; mais, de plus, notre Directeur l’enrichit d’ouvrages rares sur l’histoire du travail qu’il découvre dans les librairies d’occasions ou dans les boîtes des bouquinistes sur les quais de la Seine. Elle est de plus en plus fréquentée.

Parler de l’activité du Bureau de Paris sous la direction de Mario Roques est difficile car elle est multiple comme on le verra par quelques exemples. En tant que professeur à l’Université de Paris, Mario Roques a accès à tous les milieux; le fait qu’il ait été chef-adjoint du Cabinet d’Albert Thomas pendant la guerre a encore étendu ses relations et accru son autorité.

Les contacts avec le Gouvernement en général et le Ministère du Travail en particulier sont permanents. Si un fonctionnaire de Genève ne vient pas spécialement, il faut représenter le Bureau aux conseils et commissions nationaux ou internationaux qui se réunissent à Paris. Il arrive que des commissions du BIT tiennent une session à Paris, il faut en assurer l’organisation matérielle. Le BIT est une création récente, d’où la nécessité de conférences pour le faire connaitre et exposer ses problèmes.

Albert Thomas vient souvent. Plus soucieux que jamais d’efficacité, il voit les membres du Gouvernement et reçoit beaucoup. Il a aussi de longues conversations avec son ami Mario Roques qu’il met au courant de ses projets et de ses difficultés. En 1923, après les premières années de mise en route, il lui demande de revoir à Genève toute l’organisation du Bureau ; des améliorations dans les méthodes de travail seront apportées.

A la demande du Gouvernement, Mario Roques est appelé à diriger les émissions parlées de la Radiodiffusion française (qui n’était pas encore I’ORTF). Dans les programmes il fait réserver quelques minutes par jour aux questions sociales. L’émission quotidienne est préparée tantôt par Genève, tantôt par Paris, mais les communications sur le BIT sont bien austères ; on fait appel à des collaborateurs extérieurs ; plusieurs d’entre eux, qui étaient alors élèves de collègues de Mario Roques à la Sorbonne, sont maintenant connus: Claude Lévi-Strauss, l’ethnologue, Gaston Bouthoul, le créateur de la polémologie, Francis Raoul, devenu préfet, Pierre Paraf, aux notes si vivantes, plus tard secrétaire général de la Ligue contre le racisme.

Dès la création par la France du Conseil national économique (première étape de l’actuel Conseil économique et social), le Bureau de Paris y collabore. Mario Roques y présente, entre  autres, un très important rapport sur les grands travaux publics nationaux au moment de la crise de chômage 1929-30. Les idées du rapport seront reprises par Genève, à l’échelle internationale, dans le texte sur la lutte contre le chômage que le BIT présentera en 1931 à la Commission d’étude pour l’Union européenne.

Le 15 avril 1932, nous quittons la rue de Laborde pour le 205 Boulevard St-Germain. Les caisses de documents ne sont pas encore toutes vidées lorsqu’Albert Thomas annonce sa venue pour le 7 mai. Nous préparons son bureau. Il arrive très fatigué, ayant fourni de gros efforts à Genève les dernières semaines; ses médecins ont insisté vivement pour qu’il se repose8, mais il ne le peut pas encore. Il travaille l’après-midi du 7, après avoir déjeuné avec son vieil ami Charles Dulot, son successeur à l‘Information Sociale, qui eut avec lui une discussion animée sur les élections françaises, et nous quitte vers 19 heures. Nous avons su qu’à pied il avait traversé la Seine, avait croisé un fils d’Arthur Fontaine place de la Madeleine, se dirigeant vers la gare St-Lazare, s’est arrêté au bar de Chez Ruc, tout proche de la gare. Là, il s’est écroulé. La police alertée9 l’a fait transporter à l’hôpital Beaujon et a prévenu par téléphone, au Conseil national du Patronat français, Pierre Waline qui a lui-même téléphoné à Mario Roques. J’apprends la nouvelle par la radio chez moi le lendemain matin, et vais immédiatement au bureau. M.  Roques s’y trouve. C’est la consternation et une immense tristesse. La mère d’Albert Thomas, son épouse et ses enfants doivent arriver de Genève. Il faut organiser les obsèques officielles au cimetière de Champigny-s/Marne. Elles auront lieu le 11 mai.

Toute l’Europe, et l’univers entier peut-on dire, étaient représentés derrière le cercueil de cet homme qui avait voué toutes ses forces à l’amélioration du sort des travailleurs. D’importantes délégations de gouvernements, spécialement du Gouvernement français, du Conseil et du Secrétariat général de la Société des Nations s’étaient jointes aux membres du Conseil d’Administration et aux fonctionnaires du Bureau international du Travail venus en grand nombre. D’innombrables personnalités du monde politique, du monde scientifique, du monde industriel étaient là, parmi l’imposant concours des militants syndicalistes, socialistes, coopérateurs, et de toute la population de Champigny. De nombreux discours furent prononcés.

L’Organisation internationale du Travail, le monde sans doute, venaient de faire une grande perte. La France aussi probablement car Albert Thomas semble avoir souhaité reprendre assez vite sa place dans la politique intérieure de son pays10. Certains avaient regretté qu’il n’ait pas été aux leviers de commande pendant les longues discussions de la Conférence de la Paix où sa lucidité et son autorité auraient peut-être évité des erreurs. Des amis et des collaborateurs qualifiés l’ont dit et écrit. Rouage infime dans une grande vie, je revois les grands yeux bleus intelligents, l’expression de beauté du visage, toujours réfléchi et toujours en éveil; je peux évoquer la facilité et la simplicité des relations, l’intérêt puissant du travail et l’enrichissement constant qui en résultait. Pensant au « patron » et aux amis qui l’entouraient, je suis reconnaissante à la vie de m’avoir mise pendant de nombreuses années en contact d’hommes d’une telle qualité intellectuelle et morale.

Mario Roques quitte le Bureau de Paris le 31 décembre 1936. Il est remplacé par Fernand Maurette, normalien et ami d’Albert Thomas dont il était le collaborateur à Genève comme chef de division. Pour nous, simple changement de personne. L’ambiance du Bureau est la même, les méthodes de travail sont semblables. Malheureusement, notre nouveau directeur meurt brusquement en août 1937 à Genève où il était allé pour la Conférence annuelle11.

La vie internationale est de plus en plus difficile, les cotisations rentrent mal aux Organisations internationales. Le Directeur-adjoint d’Albert Thomas, Harold Butler, devenu Directeur, décide de ne pas remplacer immédiatement Fernand Maurette à la direction du Bureau de Paris12; il me charge d’assurer la marche quotidienne avec mon collègue Jean Poirel, sous le contrôle et avec les directives du Sous-directeur français à Genève, M. Adrien Tixier.13

Puis c’est la déclaration de guerre en septembre 1939, Jean Poirel est mobilisé, on réduit au minimum le personnel du Bureau, nous restons quatre : une secrétaire Madeleine Péné, une dactylographe Madeleine Decz née Duriez, le garçon de bureau Charles Néel, qui est aussi le mari de la concierge, et moi. Comme l’avance allemande continue, je crains les bombardements. Par mesure de prudence, je fais mettre l’essentiel de la bibliothèque dans des caisses solides, soigneusement garnies de papier hydrofuge, et les fais descendre dans nos caves.

M. Tixier se tient constamment en rapport par téléphone avec moi et avec M. Alexandre Parodi, Directeur général du Travail au Ministère du travail et de la main-d’oeuvre et délégué du Gouvernement français au Conseil d’Administration du BIT. Les 12 et 13 juin 1940, les fonctionnaires des ministères doivent quitter Paris14. A la demande de M. Tixier, M. Parodi me fait remettre quatre ordres de mission ; je ferme l’appartement, donne les clés à la concierge, et nous partons avec les fonctionnaires du ministère du Travail, en camion militaire. Après un bombardement à Rambouillet, nous arrivons en Indre-et-Loire ; quelques jours après, il nous faut aller plus loin encore, en train cette fois. Bombardement à la gare de Bordeaux, et nous arrivons à Biarritz. J’ai emporté la comptabilité et les carnets de comptes qui me permettront, si possible, de retirer auprès de la poste ou des établissements bancaires de quoi assurer notre vie matérielle à tous quatre.

L’armistice est signé [22 juin]. A Biarritz, nous sommes en zone occupée. Les fonctionnaires français doivent regagner leurs administrations à Paris dès que la Loire pourra être franchie. Nous suivons.

Le 12 juillet 1940 je peux retourner Boulevard St-Germain15. L’appartement a échappé aux réquisitions de l’armée allemande, il est intact. Je passe quelques coups de téléphone à Paris pour faire savoir que nous avons réintégré les locaux, et nous nous réinstallons. Deux collections de publications du BIT sont toujours sur les rayons de la bibliothèque ; on vient les consulter, nous faisons même quelques ventes. Des collègues français, précédemment à Genève, m’écrivent de zone occupée. Une partie du personnel du siège à Genève a, comme prévu, été transféré au Canada, à Montréal; il ne reste à Genève qu’un petit groupe sous la direction de Henri Gallois, qui assurera l’administration et l’entretien. Le chef de la Section de Statistiques, l’Anglais James William Nixon, a quitté Genève trop tard pour Paris et l’Angleterre, il n’a pu sortir de Paris le 14 juin, a été arrêté à son hôtel16 avec quelques compatriotes, ils sont internés à Fresnes.

Le 12 décembre j’ai la visite de deux officiers allemands17. Le plus âgé me demande des nouvelles de quelques fonctionnaires français de Genève, entre autres Camille Pône, Jean Morellet, Louis Dupont. Je le reçois debout et lui réponds que, comme il ne peut l’ignorer, je n’ai aucune relation avec le Bureau central et ne sais rien de mes collègues. Il m’informe que notre appartement sera réquisitionné, le loyer sera payé par la Préfecture de la Seine ; l’ambassade d’Allemagne y installera un service de traduction dirigé par le jeune officier qui l’accompagne. Il ne voit aucun inconvénient à ce que nous restions là tous les quatre, je n’ai même pas à changer de bureau. Avant de regagner l’entrée, assez sèchement je lui demande son nom « puisqu’il semble connaître si bien la maison » ; il bredouille un mot qui commence par « Reich » ; dès qu’il est parti, je prends la liste du personnel et découvre qu’il s’agit de Reichhold, traducteur à la Section de traduction du BIT à Genève, section dont fait partie également M. Dupont comme chef de service18.

Nos occupants viennent dès le lendemain. L’officier chef du service s’installe dans la pièce réservée au Directeur ou aux fonctionnaires de Genève en mission à Paris ; le traducteur-chef, le Dr Widloecher, est mon voisin, dans le bureau de notre Directeur ; deux autres traducteurs sont dans une pièce de secrétariat, une secrétaire-dactylographe est au standard téléphonique.

Le Dr Widloecher me demande d’ouvrir le coffre-fort, il ne contient que des talons de vieux chéquiers. Furieux, l’Allemand n’insiste pas.

Tous s’ingénient à rendre notre présence inutile. Quand on se présente pour travailler à la bibliothèque ou pour acheter des publications, ils font répondre que le BIT n’existe plus. J’entends le Dr Widloecher faire la même réponse au téléphone, c’est-à-dire qu’on ne me passe plus les communications pour le BIT.

Il est évident que cette situation ne peut s’éterniser. Après une conversation hors bureau avec notre ancien directeur Mario Roques, je vais au Ministère du Travail voir Mlle Henry, chef de bureau à la Direction du Travail, pour essayer d’obtenir que mes collègues soient engagées par le Ministère. Ma provision budgétaire n’est pas épuisée, mais l’avenir m’inquiète.

Au début de 1941, visite de Dr. Otto Bach19, Allemand que je connais ; il était notre collègue au Bureau de correspondance de Berlin et nous l’avions vu plusieurs fois à Paris. Il fait le tour de l’appartement et je l’accompagne. Avec étonnement, il ne voit plus sur les rayons que deux collections des publications du BIT et les quelques cartons contenant des notes et dossiers. Je lui explique que, par crainte des bombardements, l’essentiel de la bibliothèque a été expédié à Genève à la déclaration de guerre. Mécontent, il s’en va. Bach dirigeait l’Institut allemand à Paris. Les 14 et 21 février 1941, il fait deux conférences sur « l’échec et la mort du BIT ». En même temps une campagne commence dans la presse d’occupation. Voir Le Matin du 15 février: « Genève et la justice sociale »; L’Oeuvre du 16 février : « Le BIT a fermé ses portes »; Le Petit Parisien du 17 février: « Le BIT n’est plus » ; Paris-Soir du 19 février: « Le BIT ferme ses portes »; Le Matin du 22 février : « l’échec de l’Organisation internationale du Travail de Genève »; L’Oeuvre du 1er mars : « Le BIT est mort ».

Le 28 février 1941, ce que j’attendais arrive. Le Dr Widloecher me fait savoir que le personnel du BIT doit quitter les lieux. Toutefois, le Service souhaite garder une dactylographe, Mlle Péné, dont il aurait l’emploi ; son salaire lui serait payé par la Préfecture de la Seine.

Il y a en effet beaucoup de travail et les occupants font appel à des collaborateurs extérieurs ; nous avons pu voir discrètement que ceux-ci sont d’une qualité au-dessous du médiocre, leurs traductions sont rédigées dans un français indigne même d’un élève de certificat d’études primaires.

Je descends téléphoner à Mario Roques d’une cabine publique pour avoir son avis. Il conseille d’accepter si Mlle Péné est d’accord ; il lui semble intéressant de garder quelqu’un sur place. Je retourne au bureau, dicte immédiatement les quelques lettres administratives qui s’imposent pour que les dépenses de fonctionnement soient bien réglées par la réquisition et, à 18 heures, je peux faire savoir au Dr Widloecher qu’à l’exception de Mlle Péné les fonctionnaires du BIT ne reviendront plus. Il se confond en protestations; il ne s’agissait pas d’un ordre immédiatement exécutoire, etc.

Je préfère cette situation franche, mais que vont devenir Mme Decz et M. Néel quand ma provision budgétaire sera épuisée? Nouvelle démarche auprès de Mlle Henry, qui finira par faire engager Mme Decz aux Assurances sociales. Mme Léonetti, inspectrice du travail, qui a fait partie de la délégation française à plusieurs conférences internationales du travail et qui est alors au Cabinet du Ministre du Travail, fera entrer M. Néel comme garçon de bureau à son service. Ouf ! Il ne reste plus que moi.

Mlle Péné, M. Néel et moi nous réunissons un soir par semaine dans un endroit discret à proximité du Boulevard St-Germain. Mlle Péné et M. Néel m’expliquent que les Allemands gagnent leur bureau par le grand escalier; ils n’ont jamais demandé la clé de l’escalier de service. Comme on se présente encore pour consulter ou acheter des publications du BIT, Mlle Péné pourrait en faire de petits paquets qu’elle mettrait dans un endroit convenu, M. Néel monterait les prendre après le départ des occupants le soir ou la nuit, et me les amènerait.

J’accepte : Peu à peu mon petit studio se garnit des publications les plus demandées. Il y en a partout. Pour les consulter ou les acheter, je reçois des étudiants (un professeur de la Faculté de Droit a exigé que la Revue internationale du Travail soit dans la salle réservée aux candidats à l’agrégation), des fonctionnaires (j’ai donné mon adresse personnelle à Mlle Henry), des camarades rédacteurs de publications clandestines qui viennent chercher pour leurs lecteurs des informations très attendues sur les pays d’au-delà des frontières (Louis Saille, secrétaire de la C.G.T., Maurice Harmel, rédacteur au Peuple, journal de la C.G.T., qui dirige Libération clandestin), des médecins de l’Institut d’Hygiène industrielle qui s’intéressent particulièrement à l’Encyclopédie d’Hygiène du Travail, etc.

Des chiffres de vente:

1941          frs          13’060,90

1942          frs          48’696,45

1943          frs        104’226,95

A noter qu’en 1943, le Bureau de Paris (à mon domicile) n’a coûté que 62’000 frs alors que le produit de ses ventes a dépassé 100’000 frs.

Au milieu de 1941, j’ai l’heureuse surprise d’être convoquée par une banque américaine de l’avenue des Champs-Elysées. Genève, c’est-à-dire Henri Gallois, m’adresse de l’argent. Il avait dû chercher obstinément à rétablir le contact et y parvenait.

Par les petites cartes imprimées d’avance, seules autorisées pour la zone non occupée et l’étranger, je tente de l’atteindre à mon tour pour lui faire connaitre en style télégraphique mes besoins en publications. Un jour, nouvelle surprise, je reçois une convocation du Service des Douanes que des paquets me seront livrés si le visa est accordé ; s’il est refusé, je serai avisée.

Les paquets me seront livrés, et il en arrivera bien d’autres, qui ne seront même pas soumis à la censure allemande. Mes inquiétudes d’argent sont complètement dissipées.

Je mets notre collègue Nixon20 au courant de nos vicissitudes dans ses divers camps d’internement : Fresnes, Drancy, St-Denis. Deux de ses amis et moi nous nous sommes entendus pour que l’un ou l’autre aille lui rendre visite chaque quinzaine, au seul jour autorisé, en lui apportant quelque nourriture fraîche que nous nous procurons au marché noir (les internés reçoivent des colis de conserves de la Croix Rouge). Les nouvelles de la guerre, même celles de la B.B.C., le camp les connaît au moins aussi bien que nous.

Je crois devoir ajouter que, de ces relations d’occupation, trois au moins ont disparu du fait de la guerre: Maurice Harmel est mort en déportation, de même que le Dr Hausser, médecin de l’Institut d’Hygiène industrielle ; Mlle Henry, déportée, est revenue à la libération pour mourir quelques jours après son retour.

Le 25 août 1944 Paris est libéré. Je retourne au bureau début septembre, traversant à pied la moitié de Paris, il n’y a pas de moyens de transport. Les locaux sont de nouveaux disponibles.

Le Deutsche Arbeit Front [le Front national allemand du Travail] a fait enlever fin mai la dernière collection des publications du BIT et les cartons de documents; les rayons sont complètement vides ; des chaises sont défoncées, une porte est trouée de balles, un carreau est cassé. Même si l’on ajoute qu’au cours de l’exode, de la papeterie a été perdue ainsi que presque tous les bagages personnels des quatre fonctionnaires repliés, on peut conclure que le Bureau s’en tire à bon compte; les vies sont sauves, les ouvrages de la bibliothèque cachés dans les caves de l’immeuble n’ont pas été touchés, les publications du BIT sont intactes, les crédits budgétaires n’ont été ni égarés ni volés.

Je retrouve à Paris ce que le Deutsche Arbeit Front avait emporté, il n’avait pas eu le temps de le faire transporter à Berlin ; tout est en désordre, mais en bon état, au Comité de l’Amérique latine où je n’ai qu’à le faire prendre dès que possible. Le téléphone a été coupé, je peux le faire rétablir avec le même numéro. On peut donc renouer des relations.


Adrien Tixier

M. Adrien Tixier, ancien sous-directeur du BIT, Ministre de l’Intérieur qui avec Alexandre Parodi, Ministre du Travail et de la Sécurité Sociale, était membre du gouvernement de la Libération de Général de Gaulle], me téléphone Boulevard St-Germain et me propose de faire parvenir à Montréal, par la valise diplomatique du ministère des Affaires étrangères, le compte-rendu que j’établirai de la vie du Bureau de Paris depuis 1940. C’est ainsi que, par lettre du 25 octobre 1944, le Directeur général, M. Phelan, est mis au courant21.

En 1945, la première Conférence Internationale du Travail après la guerre a eu lieu à Paris sous la présidence d’Alexandre Parodi. Il ne restait plus qu’à reconstituer le Bureau. Mes trois collègues ont été réintégrés, du personnel nouveau a été engagé ; de toutes jeunes filles intelligentes, enthousiastes et pleines de bonne volonté, elles sortaient des facultés et il a fallu leur apprendre ce qu’est le BIT et comment on y travaille. Elles se sont intéressées aux questions sociales ; avec elles, une activité normale a repris peu à peu et le Bureau a retrouvé à Paris une place appréciée22.

___________________________

Notes :

1 Mario L.G. Roques (1875-1961). Directeur du Bureau du BIT à Paris du 17 mars 1920 au 31 décembre 1936 (IE).

2 Née le 28 novembre 1898, elle est décédée le 15 mars 1979 (IE)

3 Par Léon Jouhaux à la 1ère Session du Conseil d’administration, 27 novembre 1919

4 Harold B. Butler: The Lost Peace, London 1941, p. 49-50 (citation traduite)

5 A la 2e Session du Conseil d’administration, 26-28 janvier 1920, il a été décidé d’établir le Bureau de correspondance à Paris. Les contrats de Mario Roques et d’Aimée-Elise Rommel sont datés du 1er février 1920.

6 A la 4e Session du Conseil d’administration, le 8 juin 1920, la décision a été prise d’établir le siège du Bureau à Genève et le 7 juillet 1920 le personnel a aménagé dans le bâtiment connu sous le nom de La Châtelaine, occupé maintenant par le siège de la Croix Rouge (voir mon article dans la Lettre no 26, décembre 1999, p. 15 ss.)

7 Le 13 octobre 1920.

8 « C’est peut-être alors que furent constatées chez lui des symptômes de diabète et d’urémie » (l’ Information Sociale, Paris 19.5.1932).

9 « Le propriétaire et personnel du café ne le reconnurent pas. Le seul papier d’identité que la police trouva sur lui fut sa carte de membre du parti socialiste. » Eward Phelan: Albert Thomas et la création du BIT. Paris 1936, p. 322.

10 D’autres voyaient en lui un successeur compétent de Sir Eric Drummond en tant que Secrétaire général de la Société des Nations.

11 Il a été hospitalisé à Genève à la Clinique Générale, où il est décédé le 1er août 1937.

12 Pour le conflit entre le gouvernement français et Butler au sujet de sa nomination à ce poste, voir mon article dans la Lettre no 28, novembre 2000, p. 12 ss.

13 C’est intéressant que Mme Rommel ne mentionne pas ici le nom du candidat français, Marius Viple.

14 Mlle Rommel et Mlle Péné sont parties pour Biarritz le mercredi 12 juin et Mme Decz et M. Néel pour Abilly le jour suivant. L’évacuation du personnel du Ministère du Travail et de la main d’oeuvre avait déjà commencé le dimanche précédent.

15 Comme Mlle Rommel l’a dit : « Paris, devenu semblable à une ville de province le dimanche se repeuple peu à peu » avec un couvre-feu de 16 h à 05 h.

16 Le 1er août 1940 au Family Hotel, rue Cambon.

17 Le 10 décembre selon d’autres sources. En tout cas c’est la date de la signature de la réquisition.

18 En effet, Louis Dupont n’était pas dans la même unité que Walter Reichhold, mais occupait le poste de traducteur-réviseur dans le Service législatif.

19 Voir mon article dans la Lettre aux anciens no 29, mai 2001, p.11.

20 Pour l’internement de Nixon, voir mon article dans la Lettre no 29, mai 2001, p. 10 ss.

21 Original dans le dossier P. 14/3.II dans les archives du BIT. Le 16 novembre 1944, Phelan a envoyé à Mlle Rommel un télégramme pour la féliciter de son dévouement pendant l’occupation.

22 Mme Morel (comme Mlle Rommel s’appelait après son mariage avec Julien Auguste Morel le 21 décembre 1941) a continué comme responsable du Bureau jusqu’à la nomination par David Morse, le 1er  septembre 1949, de Mme Augustine Jouhaux aux fonctions de Directeur du Bureau de correspondance de Paris. Elle prit sa retraite en juillet 1963, à l’âge de 65 ans, et mourut le 15 mars 1979.


Leave a Reply

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.