Hommage à Anees Ahmad (1942-2022)

Hommage à Anees Ahmad (1942-2022)

Category : Message69

    Photo Raphael Crowe, Mai 2009

Anees Ahmad, expert-comptable de formation est entré au BIT en 1966 au Département des finances. Il a gravi les échelons jusqu’à devenir chef de l’Unité du budget ordinaire. Il a été transféré au Cabinet du Directeur général du BIT en 1979 puis est devenu Chef de Cabinet. En 1987 Anees a été nommé Directeur du Département des services financiers et administratifs. Puis en 1988, il a été promu au poste de Sous-directeur général en tant que Trésorier et Contrôleur financier du BIT. Il a pris sa retraite en 2002.

L’auteur de l’hommage Zafar Shaheed a rejoint le BIT en 1979 dans le Service du Droit du travail et des Relations professionnelles, secteur des salaires, et ce jusqu’en 1999. Pendant les dix dernières années de sa carrière il a été directeur du Département des principes et droits fondamentaux au travail. Il a pris sa retraite en 2009, après quoi il a apprécié de travailler en tant que co-rédacteur de la Lettre des Amis du BIT (ILO Friends’ Newsletter).

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On pourrait dire beaucoup de choses au sujet de notre Anees, tellement vaste était son cercle et tellement il était apprécié et aimé. D’autres mieux placés que moi pourraient  vous parler de sa brillante carrière professionnelle au BIT. Moi j’aimerais vous raconter quelques anecdotes personnelles.

Les relations de ma famille avec Anees remontent à son père, qui était un collègue doyen de mon père au Ministère du Travail dans les premiers jours du pays naissant le Pakistan. Ce monsieur plein d’humour est devenu par la suite le Directeur du Département des Normes au BIT. Lors des visites de mon père à Genève en tant que délégué gouvernemental dans les premières années de la décennie 1950, il a continué à rencontrer le père d’Anees. Un jour, mon père lui demanda: « Dites moi, en quoi exactement consiste ton travail ici?» La réponse : «Je ne travaille pas, moi. Mon boulot c’est de faire travailler les autres, comme cet excellent Valticos. Et c’est facile parce qu’il adore travailler lui ainsi que ses collègues.» Un constat précoce concernant la science du «management» et la délégation dans une bureaucratie.  Par la suite, M. Valticose est devenu Sous-directeur général au BIT et un grand expert reconnu parmi les juristes internationaux. Il est toujours resté ami de la famille Ahmad, invitant Anees et son frère Zaheer pour le ski et d’autres activités.

Anees venait nous voir souvent à la maison, ayant rejoint le BIT après ses études. Lorsque j’ai eu mes seize ans, il demanda à mon père s’il pouvait m’emmener en avion. Bien sûr mon père était d’accord et j’étais ravi de ce beau cadeau d’anniversaire. Je me souviens vivement du jour où nous avons survolé le Salève ainsi que le Jura et quand il m’a passé les commandes pour quelques moments. Quelle joie! Un homme de tradition mais qui détestait la sentimentalisme. Anees m’a demandé à mon tour, lorsque mon fils Ameer a eu ses seize ans: «Si ton fils voudrait bien, moi j’aimerais bien l’emmener faire un tour en avion – si tu es d’accord.» Naturellement j’ai dit oui et Ameer était ravi de cette opportunité d’aller en avion avec son Anees Chacha («tonton»).

Naturellement, il y a tant de souvenirs remontant au BIT. L’un date de 1983, lorsque je suis revenu des congés au foyer au Pakistan avec la nouvelle que je me venais de me marier et que la mariée était attendue sous peu à Genève.  Tout le monde m’a félicité – sauf Anees. Il m’a tout de suite emmené pour un café et avec un air grave et soucieux m’interpella: «Qu’est-ce qui s’est passé, mon vieux? Dis-moi tout, yaar (copain). Il t’ont obligé, hein, ils t’ont forcé pour que tu te maries, c’est bien ça? Mon pauvre gars!» Le célibataire endurci était persuadé que, ayant emprise sur mon jugement,  je ne serais jamais tombé dans le mariage par un acte volontaire. Il avait peut-être  l’espoir que je reste célibataire! Par la suite, bien sûr, il a accueilli ma femme Shahnaz avec les bras ouverts. Ils sont devenus amis et aujourd’hui elle partage naturellement le deuil.

Un souvenir encore plus ancien concerne l’époque où la Chine est revenue pour prendre sa place légitime à l’OIT. Anees avait accompagné le DG Francis Blanchard à Beijing pour lui ouvrir les portes. En rentrant, Anees m’appela pour me raconter leur visite. Puis il m’a dit: «Maintenant, nous devons introduire les Chinois au bureau et à ses rouages. Bien sûr ils connaissent bien la théorie et les grandes lignes.  Mais c’était important qu’ils apprennent la pratique, la réalité. Nous attendons une délégation de trois fonctionnaires et je suis sensé les aiguiller à travers la maison. Mais je ne fais plus ce genre de travail. J’aimerais que toi tu t’en occupes.» Il a vite eu l’accord de mes chefs pour me détacher pour deux semaines auprès de cette mission spéciale. Maintenant quand j’y réfléchis, cette visite avec les collègues Chinois était de même une introduction intense et globale au Bureau pour moi-même. Après tout, j’étais un nouveau venu au BIT, et cette visite m’a donné l’opportunité de rencontrer toutes les unités techniques et administratives du Bureau, ainsi que leurs chefs, pour connaître ce qu’ils faisaient. Anees m’avait donné l’impression qu’en faisant ce travail non-programmé j’étais en train de lui enlever un fardeau. Mais c’est lui qui m’a fait une grande faveur dans sa manière directe et unique.

Pour moi, la meilleure qualité d’Anees était l’égalité de traitement qu’il accordait à tous.  Il traitait le Directeur de la même façon qu’il traitait le portier ou le chauffeur, le Ministre comme le messager. Il était lui-même; il était le même avec tout le monde et tous l’aimaient pour sa chaleur humaine, les femmes comme les hommes, les jeunes comme les vieux. Dans beaucoup de sens Anees était plus ouvert que la réalité, il avait une grande présence et c’était difficile de ne pas être impressionné. Une seule fois je l’ai vu regarder quelqu’un avec adoration, impressionné profondément – c’était envers son frère aîné Zaheer. Vous auriez dû voir l’admiration d’Anees à l’égard de son grand frère. Anees était ravi de se laisser épanouir dans l’ombrage apprécié de cette personne qui était encore plus intrépide que lui!

Maintenant qu’ Anees est parti, son rayonnement est encore plus large. Il est parti avant nous, et je peux l’imaginer devant la porte, la tenant entr’ouverte pour nous tous – avec dans son regard des yeux malins et son gros rire bouffant comme ceux de son père et de son frère, souriant brillamment comme sa maman. Il est maintenant bel et bien réuni avec le noyau de sa famille, rayonnant sur nous tous ici-bas.  Salut, mon ami Anees.