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Victoire juridique du Syndicat contre l’abaissement de l’ajustement de poste à Genève mais…

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Deux cent trente et un fonctionnaires avaient porté plainte auprès du Tribunal administratif du BIT suite à la décision de la CFPI (Commission de la Fonction publique internationale) de réduire l’ajustement de poste à Genève pour les fonctionnaires de la catégorie professionnelle. Le Conseil d’Administration du BIT a endossé l’application de cette décision prise par la CFPI, à la demande du DG de l’OIT. Avec l’appui du Comité du Syndicat du personnel de l’OIT, de Chloé Charbonneau-Jobin, sa Conseillère juridique, des arguments juridiques avaient été avancés pour contester la décision. Par Jugement No 4134 du 3 juillet 2019 (128è Session) le Tribunal a donné raison aux plaignants.

Jeudi 19 septembre 2019 le Syndicat a rendu compte à ses adhérents de l’ensemble de la démarche effectuée. La Conseillère juridique et Martine Humblet, juriste, membre du Syndicat de longue date, ont évoqué les conclusions du Tribunal. Quinze arguments avaient été avancés pour contester la décision de la CFPI. Seulement deux ont finalement été nécessaires au Tribunal pour faire pencher la balance en faveur des plaignants. D’une part, la CFPI n’avait pas le pouvoir de décider d’une variation de l’ajustement de poste, ses Statuts ne lui permettant de faire que des recommandations. Seule l’Assemblée générale de l’ONU a cette compétence. D’autre part la CFPI a modifié la règle des écarts d’une façon aléatoire en la limitant à 0% puis à 3% alors qu’elle était fixée à 5%; ceci a été considéré comme une manipulation par la Tribunal, alors qu’aucun élément technique et mathématique ne le justifiait.

En conséquence le Directeur général a notifié au personnel par Broadcast du 3 juillet 2019 l’application de la décision du Tribunal à l’ensemble du personnel P et D de l’Organisation à Genève.

Prenant la parole après cette présentation Catherine Comte-Tiberghien, Présidente du Syndicat, a évoqué les écueils qui allaient se présenter. Si des fonctionnaires de l’UIT, de l’OMS, de l’OIM et de l’OMPI ont aussi obtenu le même résultat, les fonctionnaires des autres Organisations, ayant été en justice auprès  de  l’autre Tribunal (TANU) ne  savent pas encore la teneur de sa décision et sont toujours soumis à l’ancienne échelle de salaires. On se retrouve donc à Genève avec des fonctionnaires ayant des ajustements de poste différents ce qui contraire aux principes d’égalité de traitement. Le syndicat de l’OIT a demandé la réforme de la CFPI et des méthodes de calcul du coût de la vie. Ceci n’est pas gagné. Autres conséquences pour les fonctionnaires professionnels: leur cotisation à la Caisse maladie a été recalculée en prenant en compte les salaires modifiés. De même le plafond applicable pour pouvoir bénéficier des prestations complémentaires est lui aussi modifié à la hausse.

La Présidente du Syndicat se veut très prudente quant à l’avenir compte tenu de la situation créée à Genève évoquant la réforme de l’ONU qui est en cours et la décision que pourrait prendre l’Assemblée générale de l’ONU quant à la CPFI et à la place des Organisations spécialisées au sein de l’ONU.  Malgré toute la prudence demandée la Présidente du syndicat a invité les participants à se retrouver autour d’un verre dans l’Espace Gobelins pour fêter cette victoire qui n’aura été possible que grâce à la mobilisation forte des personnels du BIT durant les 2 années passées.


Rapport d’activités 2019

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La Section des Anciens du BIT est ouverte à tous les fonctionnaires retraités du BIT qu’ils aient travaillé au Siège à Genève ou dans un des bureaux extérieurs, et aussi qu’ils aient été fonctionnaires de la catégorie G, P ou D. Elle est dirigée par un Bureau composé de 10 membres, son organe exécutif qui se réunit en général tous les 15 jours (sauf en été). La Section dispose d’un bureau attenant aux bureaux du Syndicat (présentement bureau 6-06) au 6è étage. Elle communique avec ses adhérents par e-mail, courriers, son bulletin biannuel Message et par son site web (http://www.anciens-bit-ilo.org).

L’année 2019 aura été marquée par les Célébrations du Centenaire de l’OIT auxquelles les retraités auront été associés de par la volonté de M. Guy Ryder, Directeur général. Les contacts et réunions avec les représentants de l’administration notamment Protocole, DCOMM, ARCHIVES, REPRO, DISTRIBUTION et INSERV auront permis de renforcer les liens entre la Section des anciens et le personnel actif du BIT. Des réunions de travail fructueuses ont permis d’aboutir à des résultats très positifs dans l’association des retraités aux Célébrations du Centenaire. Un appel à témoignage lancé par le Bureau de la Section a permis de recueillir non loin d’une centaine de contributions publiées sur le site web de la Section ainsi que dans Message, plus particulièrement dans le Nos 62, 63 et 64. D’autres le seront dans les numéros à paraître.

Après avoir participé au lancement du Centenaire en janvier 2019, les retraités ont pu assister durant cette année à différentes conférences à thème organisées par les départements du BIT. Deux événements majeurs auront été célébrés par les retraités eux-mêmes. Le 28 mai 2019 à l’initiative et à l’invitation de la Section plus de 400 retraités se sont retrouvés dans la salle du Conseil pour évoquer grâce à des vidéos et des témoignages des moments clés de l’histoire où le BIT était présent et actif. Nous citerons particulièrement la défense du Syndicat Solidarité en Pologne et la fin de l’Apartheid en Afrique du Sud. Le Directeur général a honoré de sa présence cet événement en ouvrant la séance et en y participant en sa totalité. Les participants se sont ensuite déplacés dans l’Espace Gobelins pour un cocktail offert par la Section des anciens. Puis le 11 juillet 2019, à l’invitation du Directeur général environ 300 retraités et proches se sont retrouvés pour un déjeuner du Centenaire; le moment clé de ce déjeuner a été le partage du gâteau d’anniversaire.

Ces deux événements auront été fortement appréciés par les participants. Vous trouverez des informations complémentaires, notamment des vidéos et photos sur ces événements sur notre site web, mentionné plus haut sous la rubrique Centenaire. La mise en place d’une exposition par le Cercle Arts et décoration du BIT sur le thème du Centenaire de l’OIT ainsi qu’une exposition de timbres évoquant les cent années d’action de l’OIT ont accompagné ces événements. La Section des anciens sera présente dans l’organisation de la célébration du centenaire du Syndicat du personnel de l’OIT en 2020.

Le bureau de la Section des Anciens est attenant à ceux du Syndicat. Cette proximité physique avec le Syndicat facilite les contacts permanents et la coopération régulière avec le Secrétariat, la Présidente et la Secrétaire générale. Les échanges portent notamment sur les dossiers d’un intérêt commun tels que la Caisse maladie et la Caisse des pensions. Nous avons apporté notre soutien à l’action du Syndicat contre la baisse des salaires des professionnels à Genève et nous nous sommes réjouis de la grande mobilisation du personnel qui a eu lieu au cours du printemps 2018. Nous avons appris au début de cet été que l’action menée auprès du Tribunal administratif du BIT, initiée, encouragée et soutenue par le Syndicat a été couronnée de succès.

Une des préoccupations constantes de la Section des Anciens est le fonctionnement et le maintien de notre Caisse d’assurance maladie (CAPS). Nous sommes intervenus à maintes reprises sur des cas personnels auprès de la CAPS; nous nous réjouissons que les Statuts et Règlement administratif de la Caisse aient été imprimés et diffusés aux retraités qui pour une part importante n’utilisent pas internet. La dernière publication remonte à plus de dix ans; cette nouvelle publication était indispensable vu les modifications intervenues les dernières années dans les Statuts et le Règlement administratif. Ces modifications concernent notamment la prise en compte d’actes de prévention et de certaines médecines alternatives.

Des représentants du Bureau de la Section des Anciens participent au Conseil de l’AAFI-AFICS de Genève. Différentes associations de retraités d’Organisations internationales sont membres de ce Conseil. Des informations sur les questions de pension et de protection de santé y sont discutées, en particulier le fonctionnement de la Caisse des pensions et le devenir des Caisses de maladie régulièrement soumis aux instances des Nations Unies dans le cadre de ce qui est dénommé ASHI (After Service Health Insurance), protection santé et maladie des retraités. D’après les dernières informations dont nous disposons une réorganisation serait en cours aux bureaux de la Caisse des pensions à Genève et leur déménagement serait prévu en fin d’année dans les locaux de l’OMM, proche de la rue de Lausanne.

Le Bureau des Anciens a poursuivi son action de rapprochement et de communication avec les retraités. Le site web de la Section (http://www.anciens-bit-ilo.org) est régulièrement actualisé et nous mettons à disposition des informations qui les concernent directement, mais aussi sur les actualités du BIT telles les actions et la grève menées par le Syndicat mentionnées plus haut. Nous investissons beaucoup de temps pour que le site reste vivant et actualisé. Mais nous négligeons pas pour autant la publication toujours attendue par de nombreux retraités, à savoir celle de Message, qui elle aussi demande du travail et des efforts. Merci à ceux et celles qui y contribuent; nous faisons en permanence appel à des bénévoles pour aider dans les traductions et la relecture ou pour proposer des articles.

Le Bureau des Anciens intervient au Séminaire annuel de préparation à la retraite et nous en profitons pour avoir à cette occasion des contacts personnalisés. Nous accueillons individuellement chaque participant en échangeant quelques mots avec lui. Ce contact est très important pour inciter le futur retraité à rejoindre la Section des Anciens. En effet, bien que des facilités soient offertes à la Section par le BIT nous avons besoin de ressources financières si nous voulons continuer à rester actifs et présents auprès des retraités. Beaucoup de jeunes retraités hésitent à nous rejoindre se disant que la publication Message et le site de la Section sont mis gratuitement à leur disposition. Maintenir nos activités nécessitent un financement, nous avons besoin d’une secrétaire et d’un web master pour continuer à fonctionner, sachant que les membres du Bureau travaillent eux tous bénévolement pour votre service. Nous invitons donc tous les futurs retraités à devenir membres de la Section des Anciens. Comme chaque année des représentants du Bureau de la Section seront présents et participeront au Séminaire de préparation à la retraite qui se tiendra en novembre 2019.

La Section des Anciens soutient le Cercle Arts et décoration du BIT, membre de l’Association Sports et Loisirs. Une exposition annuelle est organisée au BIT. Enfin, les réceptions annuelles des retraités en mai et décembre à Genève, à l’invitation du Directeur général, sont une occasion privilégiée de se rencontrer entre anciens du BIT. La participation du Directeur général à ces réceptions est toujours très appréciée.

François Kientzler
Secrétaire exécutif


L’OIT, liberté et démocratie / Francis Blanchard, Directeur général de 1974 à 1989

En premier lieu quelques souvenirs personnels :

C’est sans doute à trois ans que j’ai pour la première fois entendu parler à la table familiale d’un personnage de légende du nom d’Albert Thomas et de l’Organisation internationale du Travail. Presque chaque dimanche, mon père invitait à déjeuner des camarades anciens combattants et parmi eux, Jean Toulout, Président de la Fédération des artistes comédiens et ami intime d’Albert Thomas. Mon père, sergent-chef dans une unité d’artillerie avait été grièvement blessé dans les combats de la Première Guerre mondiale. Soigné dans un hôpital militaire, mon père, après sa convalescence et grâce à Jean Toulout, avait été affecté au Cabinet d’Albert Thomas dans une fonction obscure.

Autour de la table familiale, la conversation portait sur la victoire acquise de haute lutte sur l’Allemagne impériale et sur Albert Thomas auquel avait été confiée en 1917 la charge écrasante du Ministère de l’Armement dont dépendait l’issue incertaine d’un conflit qui se poursuivait depuis le 2 août 1914. Les convives se querellaient amicalement sur le point de savoir qui du Président du Conseil des ministres ou d’Albert Thomas était le véritable artisan de la victoire. Mon père tenait Albert Thomas pour un démiurge, c’est-à-dire un être doté d’une extraordinaire puissance créatrice. Tous s’accordaient sur son génie. Les avis divergeaient sur son physique. Les uns le voyaient petit de taille et trapu, les autres quelque peu bedonnant et toujours vêtu de noir, mais ils tombaient tous d’accord sur sa barbe en bataille et de couleur sombre, à la différence de Juan Somavia à la barbe bien taillée et blanche comme neige. Cela dit, je laisse aux dames qui  nous font la grâce et le plaisir de partager ce repas d’en juger. Le déjeuner se terminait inévitablement par des chants patriotiques et des chansons à boire.

Albert Thomas était fils de boulanger à Champigny dans la banlieue de Paris. Mon grand-père était boulanger en Bourgogne à Tournus, oppidum romain, niché le long de la Saône. Vous comprendrez à l’évocation d’un très lointain passé que je me réclame d’Albert Thomas. Mais il y a plus. Abordant l’université, j’ai eu pour professeur en droit du travail Pierre Waline à l’Ecole des sciences politiques. Pierre Waline nous entretenait des premiers pas du BIT sous la direction engagée d’Albert Thomas. J’ai servi, en tant que jeune fonctionnaire, auprès d’Adrien Tixier, ancien sous-directeur du BIT d’Albert Thomas et Ministre de l’intérieur du Général de Gaulle et à ses côtés Alexandre Parodi, Ministre du travail dans le premier gouvernement après la Libération.

Mes parents, mon frère cadet et moi habitions un appartement dans une rue étroite, la rue Clément, en face du superbe marché médiéval, le Marché Saint-Germain-des-Prés. Au pied de l’immeuble, la mairie du 6ème arrondissement de Paris, avait en hâte installé une soupe populaire dans laquelle plusieurs centaines d’hommes et quelques femmes se pressaient sur le trottoir d’en face. Ils attendaient de longues heures sous l’œil  à la fois résigné et soupçonneux de gardiens de la paix, dans l’espoir d’obtenir un bol de soupe chaude et un morceau de pain et,  pour les plus habiles ou les plus patients qui reprenaient la file d’attente, deux bols. Le spectacle de ces hommes et de ces femmes démunis de tout m’a beaucoup marqué, d’autant plus que mon père qui spéculait avait tout perdu et que ma mère se vit contrainte à reprendre le travail.

Mais, trêve de souvenirs.

Soixante ans plus tard – j’avais près de 73 ans – prenant congé du Conseil d’administration du BIT et de la Conférence internationale du Travail, à l’occasion de séances hors programme, dont je garde un très vif souvenir, j’avais fait part en ces deux occasions de ma conviction que, si l’OIT pouvait être fière de son passé qui lui avait valu l’octroi du prix Nobel en 1969, elle ne prendrait sa pleine mesure que dans l’avenir. Je ne croyais pas si bien dire.

En effet, je tiens la date du 8 novembre 1989 cette fracture brutale de l’Histoire pour comparable, dans ses effets, proches et lointains,  à celle de mai 1453, la conquête de Constantinople par le Sultan Mehemet II, entraînant dans sa chute l’Empire d’Orient.

Dans la nuit du 8 novembre 1989, le mur de Berlin s’effondre et avec lui l’Empire soviétique. L’OIT atteint sa dimension à la fois géographique et idéologique universelle.

Certes, grâce au processus de décolonisation au lendemain du deuxième conflit mondial, elle avait atteint son universalité géographique mais aussi, si j’ose dire,  sa dimension idéologique reposant sur l’économie de marché à ne pas confondre avec le capitalisme sauvage et à tout va entraînant la crise financière abyssale, la crise économique et la récession dans lesquelles le monde se débat.


Francis Blanchard

Les quinze dernières années de la guerre froide, où j’eus le privilège de tenir la barre sur une mer passablement démontée, furent marquées par de violentes querelles entre l’est qui s’efforçait de rallier le Tiers monde à son modèle et les démocraties occidentales.

Ce n’est pas faire injure à l’Organisation que d’observer que ses réactions sont lentes. C’est le mérite de Michel Hansenne d’avoir sollicité le chapitre XIII du Traité de Versailles qui contient la Constitution de l’OIT et, en particulier son préambule, pour amener la Conférence internationale du Travail en 1998 à  adopter avec l’appui de son Président, Jean-Jacques Oechslin, à la veille de sa retraite du groupe patronal, la Déclaration sur les droits fondamentaux de l’homme au travail à savoir la convention se rapportant à la liberté d’association, au droit à la négociation collective, à la lutte contre la discrimination sous toutes ses formes, à la lutte contre l’esclavage et à la lutte contre le travail  des enfants. Ce socle de conventions n’est pas « négociable ».

Dix ans plus tard, Juan Somavia prenait le témoin en plein débat sur le thème de la mondialisation. Il proposait au Conseil d’administration de confier à une Commission de haut niveau, co-présidée par deux Premiers ministres, le soin de formuler des propositions sur le thème de la dimension sociale de la mondialisation sur la base d’un rapport de très bonne facture préparé par le Bureau. Au lendemain de son investiture, Juan Somavia lançait une campagne sous le sigle du  « travail décent ». Pour ce qui est du sigle, il a la vertu d’être bref et d’inviter à l’adhésion.

A la veille de l’Assemblée générale des Nations Unies en 2005 s’est tenu un Sommet social au niveau des chefs d’Etat et de gouvernements qui a adopté et le concept et l’expression. Cette expression renvoie au thème de la Conférence mondiale de l’Emploi de 1976 concernant les besoins essentiels en  matière d’emploi, de revenu, d’éducation, de santé, de logement et de culture.

La Conférence mondiale de l’Emploi est venue 30 ans trop tôt. Elle n’était pas dans l’air du temps marqué depuis 1945 par les trente années glorieuses de l’après-guerre, entretenant l’illusion d’une croissance durable installée dans le siècle. Aujourd’hui la même Conférence serait d’actualité pour répondre à la montée inexorable du chômage due à la crise. Il faudrait qu’elle soit préparée par un secrétariat inter-organisations.

Ce sont, à n’en pas douter, des problèmes liés à la crise et à la récession dont, selon la rumeur,  la Chancelière de la République fédérale d’Allemagne, Angela Merkel, se serait récemment entretenue avec les chefs exécutifs du FMI, de la Banque mondiale, de l’OMC, de l’OCDE et du BIT, qu’elle avait invités à se rendre à Berlin. Selon les sources bien informées, elle aurait encouragé les intéressés à se concerter sur les politiques à mener au plan international pour faire en sorte que la justice sociale soit compatible avec la croissance et le progrès économique, comme l’affirment de nombreux textes solennels dans l’expression mais contredits dans les faits.

J’espère que les mêmes personnalités seront invitées lors de la  Réunion du G20 de  Londres en avril.

Si la justice sociale a indéniablement un coût et j’ajoute la défense agressive de l’environnement désormais indissociable  pour l’opinion publique ; ces deux objectifs du développement durable génèrent des emplois, donc des rentrées fiscales confortant la protection sociale.

A la suite des travaux de la Commission de haut niveau sur la dimension sociale de la mondialisation et en écho à la résolution adoptée en 2005 par le Sommet social des chefs d’Etats et de gouvernement, le Bureau, avec l’accord du Conseil d’administration, a engagé un processus de consultations systématiques avec les partenaires sociaux et les gouvernements. A l’issue de ces consultations, le Directeur général a soumis à la Conférence de 2008, lors de sa dernière session,  un rapport sur la réalisation de l’Agenda  du travail décent, des stratégies à suivre.

Au terme d’un débat d’une grande intensité, la Conférence internationale du Travail a convenu de lui donner le titre de « Déclaration sur la justice sociale pour une mondialisation équitable ». Cette Déclaration a été adoptée le 10 juin 2008. Elle est à la fois un texte refondateur et mobilisateur susceptible d’atteindre tous les décideurs en matière économique et sociale. Elle repose sur quatre objectifs inséparables, interdépendants et se renforçant mutuellement : l’emploi, la protection sociale, le dialogue social et les droits fondamentaux de l’homme au travail.

La Déclaration constitue une feuille de route. Elle est un défi pour l’OIT et pour le Bureau et pour le futur.

Je ne doute pas qu’elle restera fidèle à son choix initial de la liberté et de la démocratie qui « demeure la moins mauvaise des solutions quand on a éliminé toutes les autres » suivant la célèbre formule que l’on prête à Winston Churchill.


Emil Schönbaum (1882–1967), l’homme qui guidait la transition de l’OIT de l’assurance vers la sécurité sociale / Vladimir Rys

Nous avons déjà rencontré Emil Schönbaum[1] dans le récit des activités du Bureau international du Travail pendant la deuxième guerre mondiale à Montréal et du destin de son ami et compatriote Osvald Stein[2], le sous-directeur de ce Bureau tragiquement disparu en décembre 1943.

En effet, ce dernier a joué un rôle déterminant dans la vie du grand actuaire, qui est devenu l’un de ses meilleurs collaborateurs.

Débuts de la carrière après la première guerre mondiale

Emil Schönbaum est né en 1882 à Benesov en Bohême (faisant alors partie de l’ancien empire de l’Autriche-Hongrie) Emil Schönbaum étudia les sciences mathématiques à la Faculté de philosophie de l’Université de Prague. Ayant fait de la mathématique des assurances son domaine de spécialisation, il passa également quelques semestres à l’Université de Göttingen.

Après la première guerre mondiale, et peu de temps après la fondation de la Tchécoslovaquie, il reçut son agrégation à l’Université de Prague pour enseigner la mathématique actuarielle et la statistique et, en 1923, fut nommé professeur de mathématique actuarielle.

Selon sa biographie officielle de l’époque, c’est sur demande du premier Président tchécoslovaque M. T. G. Masaryk qu’il tourna son attention vers le domaine des assurances sociales, pour devenir l’un des fondateurs du régime des assurances sociales du pays.

Dès 1921, il assuma un rôle prépondérant au sein du Comité d’experts créé par le Ministère des affaires sociales pour mener à bien ce projet; c’est sur proposition de ce Comité que la première Loi sur l’assurance sociale des employés en cas de maladie, invalidité et vieillesse fut adoptée en 1924[3]. Il occupa ensuite le poste de Directeur de l’actuariat et de la statistique de l’Institut général des pensions et, pendant les années 1927-1929, travailla essentiellement à la réforme du système des retraites. Pendant la période de 1932 à 1934, sa tâche principale fut la réforme du régime des assurances sociales pour les mineurs[4]. Dès 1935, et jusqu’à la fin de la Tchécoslovaquie d’avant Munich, il présida l’Institut social tchécoslovaque, un organe consultatif du Ministère des affaires sociales[5] réunissant les représentants du monde académique des sciences sociales ainsi que des partenaires sociaux.

Entrée au service du BIT et persécution nazie

Sa carrière de conseiller international commence dès le début des années trente quand il est sollicité, en tant qu’expert du BIT, par le gouvernement grec afin de préparer un plan financier pour leur nouveau régime des assurances sociales. C’est à cette époque qu’il entame une collaboration étroite avec Osvald Stein, membre de la Section des assurances sociales du BIT à Genève. Cette collaboration se transforme vite en amitié qui sera bientôt mise à l’épreuve. En effet, avant même la fin de la Tchécoslovaquie et l’occupation du pays par les armées d’Hitler, en mars 1939, la situation se détériore rapidement dans la deuxième République. Les personnalités publiques, les dirigeants de la vie économique, les fonctionnaires et les enseignants d’origine juive sont priés de libérer leurs postes. Emil Schönbaum ne fait pas exception et cherche à quitter le pays.

Heureusement pour lui, il a des bons amis à l’extérieur du pays[6]. C’est grâce à Osvald Stein qu’il reçoit dès l’année suivante une invitation à accompagner, en qualité d’expert du BIT, une réforme du régime des assurances sociales en Equateur[7]. En 1941, c’est le gouvernement mexicain qui lui confie la tâche de préparer techniquement la première loi sur les assurances sociales du pays. Et en 1942 on le trouve engagé en Bolivie dans une étude en vue d’introduire un régime d’assurance pension pour les mineurs. A ce moment, Schönbaum est suffisamment connu et apprécié dans la région pour permettre à Stein de présenter sa candidature au poste de conseiller actuariel du BIT à Montréal. Cette candidature est aussitôt acceptée par le directeur ad intérim Phelan, qui signe sa nomination en août 1942. Signalons à cette occasion que selon le curriculum vitae officiel, en plus de ses connaissances techniques et de sa langue maternelle tchèque, il maîtrise l’anglais,  le français, l’espagnol et l’allemand.

Ses activités en Amérique latine et l’appel du gouvernement tchécoslovaque en exil

Dans ses nouvelles fonctions et suivant le rythme effréné du programme lancé dans le domaine des assurances sociales par Stein, il multiplie les voyages dans la région en visitant successivement le Paraguay, le Chili et le Costa Rica. En 1943, il retourne au Mexique pour prêter la main à la mise en place du nouveau système d’assurance sociale dont il est l’un des fondateurs. Dès le milieu de l’année, c’est le gouvernement tchécoslovaque en exil – dont le siège se trouve à Londres – qui décide de faire appel à ses services. Le plan Beveridge de sécurité sociale devenant le programme des Alliés  pour la période d’après-guerre, tous les gouvernements s’activent pour préparer l’avenir. Il est donc naturel de s’adresser au meilleur expert du pays pour mener à bien l’œuvre de reconstruction dans son domaine. Osvald Stein n’est pas très heureux de cette évolution, car il a d’autres projets pour son ami[8]. Mais il l’accepte avec résignation – « après tout, Schönbaum est toujours Directeur en titre de l’Institut de pensions pour le Gouvernement tchécoslovaque, alors qu’il n’est qu’un fonctionnaire temporaire au BIT »[9]. Schönbaum lui-même n’est pas très enthousiasmé à l’idée de partir pour Londres et s’applique donc à convaincre les uns et les autres qu’il pourrait très bien travailler pour le Gouvernement tout en restant fonctionnaire du BIT. Dans la mesure où c’est quand même lui qui doit avoir le dernier mot, il obtient gain de cause.

En septembre 1943, il est nommé Directeur de reconstruction de l’assurance sociale au Ministère de la reconstruction économique du Gouvernement tchécoslovaque et, en décembre, il reçoit de la part de Osvald Stein, quelques jours seulement avant la mort de ce dernier, un télégramme lui notifiant la prolongation de son contrat de conseiller actuariel du BIT jusqu’à la fin juin 1944.[10]

Son rôle à la Conférence de l’OIT à Philadelphie

La disparition de Stein laisse un grand vide dans les rangs des cadres du BIT chargés d’orienter pendant ces mois décisifs l’avenir de l’Organisation. En effet, la préparation de la conférence de Philadelphie, prévue pour début mai, bat son plein et la sécurité sociale est l’un des thèmes majeurs à l’ordre du jour. C’est donc Schönbaum qui prend la relève pour assurer la bonne orientation des débats en assumant le rôle de rapporteur de la Commission sur la sécurité sociale. Encore faut-il résoudre quelques problèmes administratifs découlant de son double statut. A la fin, on décide de suspendre son statut du fonctionnaire du BIT pendant la durée de la Conférence, afin qu’il puisse endosser le statut de délégué du Gouvernement tchécoslovaque[11].

Le parcours de Schönbaum à la Conférence de Philadelphie est sans faute. D’emblée, la valeur de son expertise est amplement reconnue dans le discours du chef de la délégation tchécoslovaque, Vice-premier Ministre du Gouvernement en exil, Jan Masaryk, qui tient à saluer le père du régime des assurances sociales de son pays. Les documents discutés sous le thème « Sécurité sociale: ses principes et les problèmes qui se posent à la suite de la guerre » laissent à peine apparaître les tensions qui auraient pu exister au cours des mois précédents entre les défenseurs du modèle assurantiel élaboré dans les conventions de l’OIT et les partisans de la formule de protection compréhensive englobant l’assistance sociale, présentée dans le plan Beveridge et fortement soutenue par Osvald Stein[12].

La partie semble se jouer au niveau de la terminologie utilisée dans les différents documents. Tout naturellement, le terme d’actualité, la sécurité sociale, domine, mais il est souvent parfaitement interchangeable avec assurance sociale. Il peut être aussi remplacé par la garantie des moyens d’existence (en anglais income security) ce qui complète le mélange savant du nouveau et de l’ancien.

En définitive, on assiste à une seule tentative ayant pour but de bloquer l’intention de Schönbaum et de ses collègues de mettre en application immédiate les idées énoncées dans le plan  Beveridge. Elle est menée par le Gouvernement britannique, sans doute dans la droite ligne des critiques émises initialement par Winston Churchill au sujet de ce plan. Lors de la présentation du premier rapport de la Commission sur la sécurité sociale, Schönbaum signale à l’assemblée que la majorité de la Commission a décidé de présenter les principes de base sous forme de recommandations; il en explique brièvement les grandes lignes et demande l’adoption du rapport[13]. Le délégué du gouvernement britannique, Tomlinson, prend immédiatement la parole pour présenter un amendement proposant d’envoyer le rapport de la Commission aux gouvernements pour observations et de mettre le sujet à l’ordre du jour de la prochaine Conférence en vue d’adopter une Convention. La manœuvre échoue après une brève discussion, avec 14 voix en faveur de l’amendement (dont deux gouvernements : l’Empire britannique et l’Ethiopie, le solde étant constitué des voix des employeurs de divers pays), 67 voix contre et 4 abstentions. Manifestement, l’élan du rapport Beveridge, avec sa nouvelle vision de la paix pour les populations et surtout pour ceux toujours sous les drapeaux, dominait fortement la Conférence. D’ailleurs, le gouvernement britannique n’a pas insisté et les autres textes de la Commission furent adoptés souvent à l’unanimité.

C’est donc la Recommandation concernant la garantie des moyens d’existence qui devient le document principal sous ce point à l’ordre du jour. En se référant au postulat de la sécurité sociale contenu dans la Charte d’Atlantique et en considérant que la garantie des moyens d’existence est un élément essentiel de la sécurité sociale, le texte s’attache à mettre en application l’œuvre de l’unification et de l’extension des assurances sociales à l’ensemble des travailleurs dans l’esprit du plan Beveridge. Cela faisant, il présente un modèle complet du BIT pour toutes les branches d’assurance sociale, basé sur les Conventions adoptées par le passé. Le texte est complété par la recommandation concernant les mesures d’assistance sociale pour les catégories de population dans le besoin qui ne sont pas couvertes par les assurances sociales.

Au plan des textes adoptés sous forme de résolution, c’est la Résolution concernant les questions d’assurance sociale et questions connexes dans le règlement de la paix qui représente le document le plus important, essentiellement consacré aux droits en matière d’assurance sociale des personnes déplacées, aux dédommagements au titre des régimes suspendus pendant la guerre et aux problèmes surgis à la suite d’un transfert de population ou de territoire. Un autre texte, la Résolution concernant la coopération administrative internationale pour promouvoir la sécurité sociale est intéressant dans la mesure où, orienté vers l’avenir, il ne se réfère qu’une seule fois à l’assurance sociale.

On peut se poser d’ailleurs la question de la motivation derrière son adoption. Cherche-t-on à « occuper le terrain » avant qu’une autre organisation ne soit créée dans ce but, ou encore à préparer la base pour l’établissement de la future AISS, ou s’agit-il d’une nouvelle initiative pour élargir le champ d’action de l’OIT? En effet, le dernier alinéa propose « d’étudier la possibilité et l’opportunité de conclure des accords internationaux ou multilatéraux qui auraient pour but de constituer des organes responsables pour l’accomplissement des tâches communes soit dans le domaine des finances, soit dans le domaine administratif ».


Emil Schönbaum

Fin de la mission et retour au pays

La tâche qu’il avait à accomplir pour le Gouvernement tchécoslovaque en exil consistait à préparer la réforme du système des assurances sociales pour l’après-guerre. Il s’en acquitta en temps voulu comme en témoigne le rapport publié par le BIT en février 1945[14]. Londres n’insista pas sur son déplacement et, lorsque Schönbaum demanda à son Ministre la prolongation de son engagement en tant que conseiller du BIT, celle-ci fut accordée jusqu’à la fin juin 1945. En définitive, ce ne fut que fin novembre que Schönbaum prit congé du BIT à Montréal pour revenir au pays.

Selon les archives de l’Université Charles à Prague Emil Schönbaum demanda sa réintégration à la Faculté des Sciences naturelles dès le mois d’août 1945; cette demande fut immédiatement accordée, accompagnée de l’invitation de réintégrer son poste sans délai. Cependant, son retour en Tchécoslovaquie ne fut pas marqué par un engagement derrière la réforme de la sécurité sociale. En effet, le Gouvernement du Président Benes étant rentré au pays via Moscou, le projet de la réforme, inspiré par le plan Beveridge et rédigé par Schönbaum, devint l’objet de féroces batailles politiques entre les pro-occidentaux et le Parti communiste. Par conséquent elle se faisait attendre et, finalement, la nouvelle loi ne fut adoptée que trois mois après le coup d’état de février 1948. Ce n’est pas une coïncidence qu’à cette même époque Schönbaum demanda à la Faculté un congé spécial pour entreprendre une mission au Mexique.

Le deuxième exil, sans retour

C’est donc pour la deuxième fois en moins de dix ans que Schönbaum quitte son pays, cette fois-ci pour ne plus revenir. Les archives de l’Université Charles dévoilent bien la partie que le professeur joue avec les autorités pour arriver à ses fins. En février 1949, le congé universitaire se prolonge faute de pouvoir trouver pour cette mission, jugée politiquement importante, un autre expert tchèque pour le remplacer.

En novembre 1949 la Faculté prend note que le congé est prolongé une nouvelle fois, sur demande du Gouvernement mexicain et par voie diplomatique, et décide d’engager un suppléant pour reprendre ses conférences. Et ce n’est qu’en été 1950 que les autorités communistes réalisent avoir été dupées. En effet, Schönbaum et sa femme ont enfin obtenu la nationalité mexicaine et trouvé une nouvelle patrie.

Par lettre du 27 septembre 1950, le Ministère de l’Education, des Sciences et des Arts de la Tchécoslovaquie informe le Doyen de la Faculté des sciences naturelles de l’annulation du contrat de travail du Professeur Schönbaum dès le 31 août 1950, étant donné que l’intéressé ne peut plus être considéré politiquement fiable. En effet, il a « de son propre chef abandonné son poste et … n’exerce plus son activité d’enseignant ni d’autres devoirs découlant de sa nomination comme professeur ordinaire. En outre, il a démontré son attitude hostile envers la République populaire tchécoslovaque, le peuple tchécoslovaque et le Gouvernement démocratique populaire en refusant de rentrer dans sa patrie … Il a ainsi gravement enfreint ses devoirs corporatifs et professionnels et ses devoirs de citoyen d’un État démocratique populaire. »15

C’est ainsi que Emil Schönbaum, en renouant avec les activités qui étaient les siennes pendant la guerre, a pu commencer une nouvelle vie à l’âge où les autres prennent leur retraite. Il dirigea pendant quelques années encore les services d’actuariat de l’Institut Mexicain de Sécurité Sociale. Le Mexique est devenu sa deuxième patrie et il y est encore aujourd’hui tenu en grande estime, comme l’un des fondateurs du système national de sécurité sociale.16

Il est décédé à Mexico City en novembre 1967 à l’âge de 85 ans.

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15 Lettre déposée dans le dossier personnel d’Emil Schönbaum dans les Archives de l’Université Charles de Prague.

16 Cf. Aguilar Diaz Leal, A.: “Profesor Emil Schoenbaum”, in Revista CIESS (Mexico City), No.7, Junio 2004.


Emil Schönbaum au Congrès Canadien de Mathématiques, Montréal, 1945

[1] Pendant la deuxième guerre mondiale quand il a travaillé pour le BIT, son nom était donné comme Shoenbaum (sans le c), probablement pour éviter une connotation allemande. C’est sous ce nom qu’il figure dans le dossier personnel du BIT.

[2] Voir l’article de V. Rys sur Osvald Stein ci-dessus.

[3] “Osmdesat let socialniho pojisteni” (Quatre-vingts ans de l’assurance sociale), Prague, Ceska sprava socialniho zabezpeceni, 2004, p. 13.

[4] Information basée sur le dossier personnel du BIT.

[5] Zdenek R. Nespor: Institucionalni zazemi ceske sociologie pred nastupem marxismu (L’arrière-pays institutionnel de la sociologie tchèque avant l’arrivée du marxisme), Akademie ved, Praha, 2007, p. 31.

[6] Son frère cadet, Karel Schönbaum, juriste et professeur à l’Université de Prague, n’a pas eu la même chance. Après un long séjour dans le camp de concentration de Terezin, il a été transféré, en octobre 1944, à Auschwitz où il a trouvé la mort.

[7] Nous avons la confirmation de ce fait par Emil Schönbaum lui-même. En effet, suite à l’annonce du décès d’Osvald Stein, il écrit du Mexique à son collègue Maurice Stack à Montréal, le 11 janvier 1944 : « As you know, he was my friend for many years… I was deeply indebted to him for his disinterested effort in saving me and my wife from occupied Czechoslovakia. What I have done on my many missions to South America to further the prestige of the ILO (I hope with some success), I regard as only small repayment of my great obligation to him.” (Archives du BIT, Genève).

[8] Stein comptait sur Schönbaum pour développer le projet désigné dans les dossiers du BIT comme « European Social Security Administration », dont les détails sont à ce jour inconnus.

[9] Note de Stein à Phelan du 7 septembre 1943. (Archives du BIT).

[10] Télégramme de Stein à Schönbaum (au Mexique) du 23 décembre 1943. (Archives du BIT).

[11] Lettre de Phelan à l’Ambassadeur tchécoslovaque Pavlasek à Ottawa du 3 avril 1944 (Archives du BIT).

[12] Pour la discussion de cette question voir Sandrine Kott: « De l’assurance à la sécurité sociale (1919-1944). L’OIT comme acteur international ». Document de travail mis à disposition sur le site du Projet du Centenaire de l’OIT, (www.ilo.org) Genève, 2009.

[13] A cette occasion Schönbaum rend hommage aux membres de la Section des assurances sociale du BIT (il s’agissait essentiellement de Maurice Stack et Alejandro Flores) qui avaient fourni un effort « presque surhumain » pour produire les documents dans le délai imparti. Cf. Compte rendu des travaux, p.186.

[14] Cf. Emil Schönbaum: “A programme of social insurance reform for Czechoslovakia”, International Labour Review, Vol. 52, No.2, February 1945).


Le rôle d’Osvald Stein (1895-1943) dans l’histoire de l’OIT / Vladimir Rys

« L’un des plus éminents de la première génération des fonctionnaires internationaux » – tel est l’hommage rendu à Osvald Stein par ses contemporains au BIT, citée dans la Nécrologie publiée dans la Revue internationale du Travail, Février 1944. Les lecteurs de Message se souviendront sans doute de l’article rédigé dernièrement par Robert Nadeau et consacré surtout aux circonstances mystérieuses de sa mort.[1] Cependant, une évaluation plus détaillée de l’importance de l’ensemble de son travail pour l’OIT fait toujours défaut. Le but de cet article est de remplir cette lacune à la lumière des résultats des travaux récents sur l’histoire de la sécurité sociale.

Depuis des années, Osvald Stein occupe à double titre une place dans l’histoire de l’évolution internationale de la sécurité sociale. Premièrement, en tant que dernier Secrétaire général d’avant-guerre de l’organisation qui était le précurseur de l’Association internationale de la sécurité sociale (AISS), connue sous le nom de Conférence internationale de la mutualité et des assurances sociales (CIMAS). D’autre part, au sein du Bureau international du Travail, il est reconnu comme celui qui a su donner du sens au déplacement, en 1940, de son centre d’activité de Genève à Montréal. En effet, c’est grâce à son effort, qui lui avait valu une promotion au rang de sous-directeur, que l’assurance sociale a pu s’implanter durablement dans le continent sud-américain.

Cette image commence à s’enrichir suite aux résultats des recherches publiés au cours des dernières années. Ainsi, dans une étude consacrée à la naissance de l’AISS en 1927,[2] Cédric Guinand dévoile l’ampleur des efforts déployés par les fonctionnaires du BIT et, notamment, l’intensité des négociations menées par Osvald Stein pour aboutir à la fondation d’une organisation internationale des gestionnaires d’assurance maladie.

Presque en même temps, Sandrine Kott analyse l’histoire de l’action du BIT dans le domaine des assurances sociales dans une approche innovante accentuant le rôle individuel des fonctionnaires derrière la façade de la politique officielle de l’organisation et suggère que c’était bien Osvald Stein qui avait « joué un rôle pivot » au sein de la section des assurances sociales [3] et, partant, dans la formation de la doctrine officielle du BIT dans ce secteur. C’est donc avec cette image rehaussée d’une personnalité à plusieurs titres exceptionnelle que nous pouvons aborder sa biographie.

 La jeunesse sous l’empire austro-hongrois et les débuts de la carrière professionnelle

Osvald Stein est né le 20 juillet 1895 à Litomyšl en Bohème. On possède très peu de renseignements sur sa famille qui a, peu de temps après, déménagé à Valašské Meziříčí dans le nord-est de la Moravie où le jeune Osvald a passé son baccalauréat au collège classique en 1913. A la veille de la première guerre mondiale la famille a déménagé à Vienne. Selon les archives du BIT, il a étudié l’économie, les mathématiques et le droit à Prague et à Vienne. En 1917, il fut reçu docteur en droit de l’Université de Vienne et immédiatement après conscrit par l’armée austro-hongroise et envoyé sur le front russe. Dès le début de son engagement, il subit une grave blessure à la colonne vertébrale et passa une année en Russie en tant que prisonnier de guerre. Après l’armistice, il fut rapatrié à Vienne et engagé par le Ministère des affaires sociales pour s’occuper des problèmes des prisonniers de guerre blessés. Il postula ensuite à la fonction d’attaché social à l’Ambassade d’Autriche à Prague et, en 1922, se fit engager au BIT.


Osvald Stein en 1943

Selon le récit de Sandrine Kott,[4] Osvald Stein est personnellement choisi par le chef de la Section des assurances sociales du BIT, Adrien Tixier, sur une liste de cinq candidats, sur la base de ses compétences exceptionnelles. Assigné principalement au service des mutilés de guerre, il s’engage rapidement dans d’autres activités liées à l’élaboration des conventions internationales dans le domaine des assurances sociales. Par ses compétences techniques et ses grandes facilités de négociateur, Osvald Stein apporta une contribution importante à l’œuvre de l’OIT à cette époque. Son rôle dans la fondation de l’organisme précurseur de l’AISS, ébauché plus bas, fait partie de cet engagement.

Certaines de ses activités dépassent le cadre strict du programme de travail de l’organisation. Ainsi, il publie des articles dans les revues spécialisées, donne des conférences sur l’assurance commerciale et sociale à l’Académie du droit international à La Haye et prend part à de nombreuses missions internationales dans ce secteur. L’une de ses tâches politiquement les plus difficiles fut la solution des problèmes relatifs aux pensions des mineurs après le rattachement de la Sarre à l’Allemagne en 1935. D’autre part, il occupa la fonction de Secrétaire honoraire de l’Association internationale des anciens combattants ainsi que celle de Secrétaire du Comité pour les assurances de l’Association du droit international.

Son véritable rôle dans la naissance de l’AISS est resté pendant longtemps inconnu. Dans l’une des brochures relatant périodiquement l’histoire officielle de l’AISS,[5]  Osvald Stein est mentionné pour la première fois à l’occasion de sa nomination comme cosecrétaire (avec son chef hiérarchique Adrien Tixier) et, à partir de 1932, comme le seul secrétaire de la Conférence internationale, fondée en 1927. Le texte se réfère, d’une part, au souhait d’Albert Thomas d’obtenir l’appui des gestionnaires de l’assurance maladie, au niveau national, pour la ratification de ses conventions et, d’autre part, au besoin de ces derniers de pouvoir compter sur le soutien idéologique et matériel du BIT. C’est sous l’influence des travaux de la conférence annuelle de l’OIT, ayant à son ordre du jour la première convention sur l’assurance maladie, qu’un certain nombre de personnalités influentes de cette branche auraient décidé l’établissement d’une organisation internationale des gestionnaires. Bien entendu, on laisse de côté le mythe fondateur qui voudrait que ce soit le fait de ne pas avoir le droit de parole en qualité de délégués à la conférence de l’OIT qui a amené les gestionnaires à créer leur propre organisation internationale. Tout ceci s’avère quelque peu réducteur et nous devons à Cédric Guinand la découverte du long chemin qui a mené à cette réalisation et à la reconnaissance de l’effort considérable déployé par le BIT, et plus particulièrement par Osvald Stein, pour y arriver.

Sans s’attarder sur les antécédents historiques de ce projet, nous noterons, néanmoins, une initiative suisse menée depuis 1926 par le Département de la santé du canton de Bâle, afin d’établir une plateforme internationale pour les instituts d’assurance maladie de Suisse, d’Allemagne et de France. Cette proposition ne répondant pas à la vision du BIT, ce dernier envoya en décembre 1926 Osvald Stein à Berlin, pour convaincre les représentants allemands des inconvénients du plan suisse. Mission réussie, ainsi qu’une série d’autres missions effectuées l’année suivante dans le même but. Il y a lieu de noter que la création de l’Association internationale des médecins en 1926 a conféré à cette action du BIT un caractère d’urgence. En effet, les buts de cette organisation professionnelle « diamétralement opposés aux propositions du BIT » surtout en matière d’assurance maladie obligatoire, ont exigé une réaction immédiate.[6] C’est ainsi qu’après plusieurs mois d’une activité intense, au moment de la conférence annuelle de l’OIT tenue à Genève du 25 mai au 16 juin 1927, avec la première Convention internationale sur l’assurance maladie à l’ordre du jour, les conditions étaient réunies pour convaincre les gestionnaires de plusieurs pays européens de la nécessité d’une action commune, sous le leadership du BIT.

L’histoire officielle de l’AISS mentionne Osvald Stein pour la deuxième fois au moment de la liquidation du Secrétariat de la CIMAS à Genève en 1940 par son collègue R.A. Métall. Le texte précise que Stein fut au nombre des fonctionnaires transférés à Montréal au cours de cette même année, avec le commentaire suivant: « Il fut l’inspirateur de la création, en décembre 1940, du Comité interaméricain de sécurité sociale; il se proposait ainsi de rendre dans les Amériques, en vue du développement de la sécurité sociale, les mêmes services, qu’il avait rendus en Europe. »[7]

 Ses activités au Canada

Osvald Stein n’était pas un étranger sur le continent américain au moment de son transfert au Canada. En fait, il avait assisté à la première conférence régionale des États membres de l’OIT en Amérique à Santiago du Chili en 1936 et avait rédigé pour cette conférence, sur la base des normes internationales en vigueur, un Code des assurances sociales pour les Amériques. Ce document, adopté à l’unanimité, a marqué, surtout pour l’Amérique latine, une nouvelle époque dans l’évolution des assurances sociales. Le texte a été révisé lors de la deuxième conférence régionale américaine en 1939 à La Havane (Cuba). Osvald Stein a joué également un rôle déterminant dans la création du Comité inter-américain de sécurité sociale en 1940 à Lima, une initiative qui allait aboutir à la convocation de la Première conférence inter-américaine de sécurité sociale en 1942 à Santiago du Chili. Pour mettre en application ses décisions, la Conférence a créé un Comité permanent inter-américain de sécurité sociale qui a instamment demandé au Directeur général du BIT de nommer Osvald Stein Secrétaire général.

Parallèlement à cette action au niveau de la coopération régionale, Osvald Stein travaillait aussi, sur le terrain, à la promotion des régimes d’assurance sociale de différents pays. Ainsi, dès 1940, il élabora pour la Bolivie un plan pour l’introduction d’un régime de sécurité sociale. En 1941, il conseilla le gouvernement du Chili sur la réorganisation de son système. En 1942, il effectua des missions au Pérou, en Bolivie, en Argentine et en Uruguay. Au début de 1943, il visita le Mexique afin de conseiller le gouvernement sur la mise en application de son nouveau régime d’assurances sociales. Et encore un mois avant sa mort, il alla au Venezuela pour offrir assistance en matière d’administration du régime de l’assurance maladie et accident. Osvald Stein a donc bien mérité de l’institution pour son développement dans la région.

Quant à son rôle au niveau de la formation de la doctrine officielle du BIT en matière de sécurité sociale, nous avons déjà mentionné le rôle pivot attribué à Osvald Stein pour son action au sein de la Section des assurances sociales avant la deuxième guerre mondiale. Ce rôle se renforce encore pendant son séjour au Canada, lorsqu’il est promu au grade de sous-directeur du BIT. Selon l’étude de Sandrine Kott, «l’OIT a été largement exclue de l’élaboration des grandes orientations en matière de sécurité sociale durant les années 1941-1942…».[8] En effet, ni la Charte de l’Atlantique, signée le 4 août 1941, ni le rapport Beveridge, publié en novembre 1942, ne tiennent compte des conventions de l’OIT.

L’auteur analyse l’évolution de la position de l’OIT au cours de cette période et souligne l’attachement de l’organisation au modèle assurantiel contributif « qui est au fondement même de son identité »[9]  et se manifeste dans les mois qui précèdent la publication du rapport Beveridge.

Cependant, en 1943, sous l’influence d’Osvald Stein, la position de l’OIT change soudainement en faveur du rapport Beveridge, malgré les réticences exprimées dans certains milieux politiques britanniques. « Cette « conversion » quasi euphorique de Stein et bientôt de l’ensemble de l’Organisation au modèle Beveridge doit être lue dans le contexte de la défaite annoncée du nazisme qui ouvre la perspective d’une nouvelle organisation du monde… Osvald Stein a sans doute vu dans la réception mondiale du rapport une occasion pour relancer l’OIT comme un acteur international et en faire l’artisan d’une internationalisation de la sécurité sociale ».[10]

En définitive, il n’a pas été trop difficile, au cours de la période allant jusqu’à la conférence de l’OIT à Philadelphie en 1944, d’intégrer des principes de la politique assurancielle prônée par l’Organisation dans le concept de la sécurité sociale inspiré du rapport Beveridge. Après tout, ce dernier ne visait au départ qu’une unification des assurances sociales et un élargissement de la garantie sociale offerte à la population. La tâche commencée par Osvald Stein fut menée à bien par son collègue et compatriote Emil Schönbaum, conseiller actuariel du BIT, qui assuma la fonction de rapporteur de la Commission sur la sécurité sociale à la conférence de Philadelphie.

La fin abrupte d’une brillante carrière

L’article de Robert Nadeau, déjà évoqué, rappelle que, selon le rapport de la police canadienne, Osvald Stein est décédé lors d’un accident survenu vers 6 heures du matin à sa descente du train à Rigaud, un faubourg de Montréal, le 28 décembre 1943. Cependant, peu de ses collègues croyaient à cette version officielle et plusieurs théories ont été formulées quant aux causes violentes de son décès. Certains suggéraient que, profitant de ses nombreux voyages dans la région américaine, Osvald Stein avait assumé la tâche de courrier entre les gouvernements alliés pour transporter des documents ultra-secrets. Ainsi, il aurait pu être liquidé par les agents d’autres puissances engagées dans la guerre. Selon une autre théorie, il aurait pu être victime des agents du NKVD opérant à cette époque au Canada.

A ce sujet des renseignements intéressants ont été dévoilés récemment par un travail de recherche dans les archives du BIT. Dans son article « Spies at the ILO »12, une universitaire américaine, Jaci Eisenberg, attire l’attention sur le fait que, quelques semaines avant sa mort, Osvald Stein était en contact avec l’Ambassade de l’URSS à Ottawa, par l’intermédiaire de sa collaboratrice Hermine Rabinovitch, citée en 1946 dans les investigations de « l’affaire Gouzenko » comme membre du réseau suisse Rote Drei, espionnant en faveur de l’Union soviétique.

Selon une enquête interne du BIT, c’est sur demande de Stein que Rabinovitch, qui analysait pour lui la documentation soviétique, proposa à l’Ambassade de coopérer avec le BIT en leur fournissant plus fréquemment un plus grand volume de rapports et périodiques. Stein aurait été convaincu à ce moment de la nécessité de l’appui soviétique pour les activités du BIT dans le monde d’après-guerre. Ce contact aurait-il attiré l’attention des agents de l’URSS sur ses activités non officielles?

Il nous paraît approprié de terminer cette note par un rappel des hommages rendus à Osvald Stein par le monde de l’OIT de l’époque.

L’essentiel est contenu dans les procès-verbaux de la 92ème session du Conseil d’administration du BIT qui eut lieu fin avril 1944 lors de la Conférence de Philadelphie. Dans son rapport au Conseil, le Directeur Phelan parlait de centaines de télégrammes et de messages parvenus au Bureau de toutes les parties du monde. Il en a cité un qui se référait à Osvald Stein comme un grand ambassadeur de la justice sociale.

Le représentant du gouvernement mexicain rappela le service rendu aux nombreux pays d’Amérique latine et regretta la perte de ce véritable apôtre de la sécurité sociale. Le délégué gouvernemental de la Chine exprima ses regrets de le voir disparaître au moment même où on songeait à l’inviter dans son pays pour y organiser un régime d’assurance sociale. Pour le porte-parole du Groupe des employeurs, il n’y avait pas de doute qu’Osvald Stein était devenu « the greatest living authority on social insurance. He was not only a man of profound technical knowledge, but also of broad and statesmanlike views. » Le représentant du Groupe des travailleurs, en exprimant son appréciation des services rendus au BIT, souligna que c’étaient des services rendus au monde entier.

A la fin de ce récit, une question semble s’imposer: Quelle erreur a-t-il commise, cet homme d’une intelligence exceptionnelle, pour terminer sa vie le corps coupé en deux par les roues d’un wagon? Une glissade invraisemblable à la descente fortuite d’un train surchauffé, une rencontre improvisée avec un inconnu et qui aurait mal tourné, ou simplement le mépris du danger lié à son activité clandestine en temps de guerre? Peut-être l’ouverture des archives secrètes à Londres, Washington ou Moscou nous apportera-t-elle un jour la réponse.

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12   Jaci Eisenberg: « Spies at the ILO », dans Friends Newsletter, No. 49, 2010.

[1]    R. Nadeau: « Osvald Stein: un fonctionnaire du BIT pendant la guerre », Message, No.43, 2008, p.16-20.

[2]    Cédric Guinand: La création de l’AISS et l’OIT, dans Revue internationale de la sécurité sociale, No 1, 2008.

[3]    Sandrine Kott: De l’assurance à la sécurité sociale (1919-1944). L’OIT comme acteur international. Document de travail mis à disposition sur le site du Projet du Centenaire de l’OIT, Genève, 2009 (p.12).

[4]             Kott, op.cit., p.11.

[5]    Au service de la sécurité sociale: L’histoire de l’Association internationale de la sécurité sociale 1927 – 1987, AISS, Genève, 1986 (p.15).

[6]    Rapport d’ Osvald Stein sur sa mission à Berlin le 10.12.1926 cité par Cédric Guinand, op.cit., p.87.

[7]    AISS, op.cit., p. 20.

[8]    Kott, op.cit., p.25.

[9]    Kott, op.cit., p. 26.

[10]  Ibid. p.28 – 29.


Quatre vies dans l’histoire de l’OIT: Avec Albert Thomas / Aimée-Elise Morel née Rommel

Nous avons le grand plaisir de vous présenter des Souvenirs de Mme Aimée-Elise Morel (née Rommel) qui fut fonctionnaire du Bureau de Paris de 1920-1963. Au début des années 70, le chef du « Registry », R.E. Manning, entreprit, sur proposition du Comité des Archives, de constituer, sous forme d’interviews d’anciens fonctionnaires et de personnalités qui avaient joué un rôle dans l’histoire du BIT.

 Mme Lucette Espinasse, bibliothécaire du Bureau de Paris, suggéra que l’on contacte Mme Morel et, en décembre 1973, elle l’interviewa elle-même à son domicile d’Asnières. La bande fut envoyée à Genève en 1975. A la suite de quoi, elle avait préparé une transcription de onze pages dans laquelle elle avait rétabli ces omissions et fait quelques corrections mineures. Ceci explique le style un peu compact du document.

IE

En avril 1916, je reçois de l’Ecole Sophie-Germain où j’ai terminé mes études dans la section « Administrations » un pneumatique me demandant de me présenter au sous-secrétariat d’Etat de l’Artillerie et des Munitions, à l’hôtel Claridge, avenue des Champs-Elysées; le secrétariat du chef-adjoint du Cabinet du Ministère, où se trouve une ancienne élève de l’Ecole, doit être renforcé. Je m’y rends immédiatement. Je suis reçue par le chef-adjoint, Mario Roques1, et engagée pour l’après-midi même.

J’ai 18 ans2, suis totalement inexpérimentée, je n’ai même jamais eu l’occasion de me servir d’un téléphone, et j’arrive dans un milieu de normaliens (Normale Supérieure naturellement): Mario Roques, professeur à la Sorbonne, Albert Thomas, le Sous-Secrétaire d’Etat, député socialiste de la 2ème circonscription de la Seine, François Simiand, économiste et sociologue, bibliothécaire au Ministère du Commerce. Je verrai que tous trois forment une équipe solide soudée par l’amitié, la formation, les opinions politiques.

Au cabinet du Ministère se trouvent encore Henri Hubert, ethnographe, conservateur du Musée de St Germain-en-Laye, Henri Marais, actuaire, Maurice Halbwachs, économiste, anciens normaliens, eux aussi, puis William Onalid, professeur à la Faculté de Droit et collaborateur de François Simiand, Charles Dulot, chef du Service de Presse, en temps de paix chargé de la rubrique sociale au journal Le Temps, M. Sevin, pour les Services de main d’œuvre, M. Léon Eyrolles, chef du Service industriel, directeur de l’Ecole spéciale des Travaux publics, M. Jules-Louis Breton, chef du Service des Inventions. Fréquemment on voit aussi Pierre Comert, journaliste, ancien normalien comme Paul Mantoux, professeur à l’Université de Londres, à ce moment interprète de Lloyd George, ministre anglais des Munitions, qu’il accompagne dans tous ses voyages et plus spécialement aux réunions du Comité interallié à Paris. Les Directions du Ministère ont à leur tête des officiers généraux pour les services techniques.

On travaille beaucoup, secrétariat de jour, secrétariat de nuit; on travaille la semaine, les dimanches et jours fériés. C’est la guerre, l’équipe des trois a renoncé à toute vie privée régulière; Albert Thomas, qui habite dans sa circonscription à Champigny-s/Marne, a une chambre au Ministère.

Ma première lettre est une demande de passeports diplomatiques au Ministère des Affaires étrangères pour le Sous-Secrétaire d’Etat et plusieurs collaborateurs. Le Gouvernement envoie en mission en Russie Albert Thomas et René Viviani pour tenter d’obtenir du Tsar et des dirigeants russes qu’ils déclenchent une offensive susceptible de soulager le front occidental. Albert Thomas, devenu Ministre de l’Armement, retournera dans ce pays en avril 1917, au moment du Gouvernement révolutionnaire provisoire de Kerensky, donc en plein bouleversement.

Le secrétariat du Ministère est assuré par celui de François Simiand ; celui de Mario Roques vient en renfort si nécessaire. C’est ainsi que j’ai dû un jour sténographier sous la dictée du Ministre. Grosse émotion. Il dictait vite et longtemps, mais l’expression bienveillante de son visage m’avait à peu près rassurée et tout s’est bien passé. Après chaque voyage, chaque conversation importante, chaque réunion de comités, chaque visite au Grand Quartier Général, le Ministre dicte immédiatement ses instructions aux directeurs, mais surtout ses réflexions, impressions, explications, suggestions pour ses deux amis François Simiand et Mario Roques. Il doit y avoir aux Archives nationales, dans le Fonds Albert Thomas constitué par Georges Bourgin un grand nombre de classeurs contenant les doubles de toutes ces notes ; elles reflètent la vie même du Ministère, l’impulsion constamment donnée par le Ministre.


Albert Thomas en 1897

Mieux informée, j’ai su ensuite qu’Albert Thomas avait été premier partout, lauréat du Concours général quand il était élève au lycée Michelet, premier au concours d’entrée à l’Ecole Normale, premier à l’agrégation d’histoire. A une carrière dans l’enseignement, il a préféré le contact avec les hommes et surtout avec la classe ouvrière. Militant syndicaliste et coopérateur, élu conseiller municipal à Champigny en mai 1904, puis député de la Seine en 1910, il fait partie du groupe socialiste de la Chambre, celui de Jaurès, et s’impose tout de suite par la clarté de ses interventions et sa connaissance précise des questions.

La guerre éclate le 2 août 1914. Le Parti socialiste, qui avait toujours refusé de voter les crédits militaires, accepte de participer au Gouvernement. Dès septembre, celui-ci charge Albert Thomas de la coordination des chemins de fer entre l’Etat-Major et le Ministère des Travaux publics. Tâche urgente et importante : le nord de la France, riche et fortement industrialisé, est envahi, et les munitions autant que les hommes doivent parvenir à tout prix sur un large front.

L’efficacité du jeune parlementaire est telle qu’en octobre, Alexandre Millerand, ministre de la Guerre, lui demande d’organiser la production du matériel de guerre. Les stocks des arsenaux sont dérisoires eu égard à la consommation du front. La guerre sera décidément longue, c’est toute l’industrie française qu’il faut réorganiser. Albert Thomas parcourt les routes de France, il va voir les industriels pour les convaincre et connaître leurs problèmes. Le G.Q.G. dispose de 13’500 obus par jour, il en demande 100’000. La main-d’oeuvre manque: les ouvriers qualifiés seront rappelés du front et on utilisera la main-d’oeuvre féminine; plus tard, on recrutera des ouvriers dans les colonies.

En mai 1915, Albert Thomas devient Sous-Secrétaire d’Etat de l’Artillerie et des Munitions; il a alors accès au Conseil des Ministres, aux réunions interalliées, et dispose de toute une organisation technique et administrative. Le solide trio se constitue. D’abord François Simiand, adjudant de territoriale est affecté au sous-secrétariat ; peu après, Mario Roques, engagé volontaire en août 1914, est rappelé du front pour le Cabinet du Ministre. Le travail intense commence. A la fin de 1916, Albert Thomas devient Ministre de l’Armement dans le second cabinet de guerre d’Aristide Briand, mais rien n’est changé à la collaboration que lui apportent, sans jamais une minute de répit, François Simiard et Mario Roques.

Deux volets donc : le technique et le social. Le technique est du ressort des grandes Directions que, sans relâche le Ministre anime et inspire. Les résultats obtenus sont attestés par des graphiques dans des registres tenus à jour par le service spécialisé (registres qui doivent être soit aux Archives nationales, dans le Fonds Albert Thomas, soit à la Bibliothèque du Service Historique de l’Armée de Terre au Château de Vincennes, où sont rassemblés les documents officiels). Les demandes du G.Q.G. étaient satisfaites de plus en plus rapidement, il n’en était plus réduit à supplier.

Mais cette branche de l’activité du Ministère relevait de François Simiand et je n’en ai qu’un souvenir imprécis. Je crois cependant devoir rappeler le nom d’un jeune ingénieur du Service industriel du Cabinet : il s’appelait Hugoniot. Léon Eyrolles avait tenu à l’avoir dans son Service. Remarquablement intelligent, plein d’imagination et de fougue, Hugoniot avait vite compris que cette guerre si meurtrière exigeait un matériel énorme pour épargner les vies humaines. Les directions traitaient surtout avec les grands établissements susceptibles de fabriquer beaucoup et vite (ce qui se défendait), mais le Ministre croyait qu’étant donné les immenses besoins, toutes les capacités industrielles du pays devaient être employées, et Hugoniot, à sa demande, alla voir dès le début de 1915 les petites et moyennes entreprises; animateur merveilleux, son imagination allumait celle des autres; il les conseillait et les orientait, aucun problème technique ne l’arrêtait, et les petits industriels eurent la joie de se sentir tout à la fois utilisés et utiles.

Vers le milieu de la même année 1915, le G.Q.G., qui recevait par jour 700 obus de gros calibre – seuil de fabrication de l’industrie à l’époque -, en demande 50’000, « faute de quoi le sort de la guerre sera sans doute compromis ». François Simiand en parle à Hugoniot. Celui-ci commence à bien connaître « ses » industriels, il sait où il trouvera des hommes d’initiative et d’audace. Des usines devront être agrandies, l’outillage complété: ce sera fait. Il encourage le Ministre à passer les commandes. Cependant certains industriels sur lesquels il comptait hésitent, cherchent à se dérober; il insiste, donne indications et suggestions, leur assure qu’ils seront aidés auprès des autorités militaires, auprès des fournisseurs de presses. En quelque huit jours, toutes les commandes sont acceptées, elles seront exécutées. Hugoniot a sauvé alors bien des vies humaines.

D’autres exemples pourraient être cités. Grand Français obscur, il m’a semblé juste de parler de lui dans ces souvenirs sur Albert Thomas, Ministre de l’Armement.

Mario Roques s’occupait des questions de personnel et de main-d’oeuvre. Les trois amis connaissaient bien les conditions d’existence de la classe ouvrière avant 1914; ils seront constamment préoccupés de réalisations sociales.

Mario Roques

D’abord la main-d’oeuvre féminine, indispensable pour les fabrications d’armement. Le 21 avril 1916, création d’un Comité du travail féminin. Pendant plus d’un an ce Comité veille à l’organisation du travail des femmes, à leur recrutement et à leur emploi, à l’amélioration de leur situation matérielle et morale. Ensuite, dans une circulaire du 3 juillet 1916, il décide d’interdire dans les usines de guerre l’emploi des femmes de moins de 18 ans au travail de nuit; il fixe en même temps la durée du travail des femmes âgées de 18 à 21 ans, au maximum à 10 heures. Il interdit également l’emploi de jeunes filles de 16 à 18 ans dans les poudreries. Le 1er juillet 1917, une autre circulaire fixe les modalités relatives à la protection de la main-d’oeuvre féminine et les étend à l’organisation générale de l’hygiène, de la sécurité et des services médicaux dans les établissements publics: on peut dire que tous les principes de la loi sur la médecine du travail du 11 octobre 1946 sont posés.

Une commission consultative du travail sera créée dont le président effectif sera Arthur Fontaine (que nous retrouverons plus tard premier Président du Conseil d’Administration du BIT, 1919- 1931), Albert Thomas en étant le Président d’honneur. Ce sera le résultat d’une concertation constante avec le patronat et les organisations syndicales ouvrières. Le but de cette commission est de prendre toutes les mesures possibles pour éviter toute cause d’épuisement ou d’affaiblissement de la main-d’œuvre employée dans les usines de guerre; elle doit chercher à remédier au surmenage, cause principale des accidents de travail, en conseillant aux chefs d’entreprise d’accorder un repos périodique à leurs ouvriers.

Le Ministre s’occupe également du manque de logements, interdit les logements insalubres et confie le soin à la commission d’étudier la construction de dortoirs à proximité des usines. Il suscite la création d’un Fonds coopératif du personnel des usines de guerre en vue de résoudre le problème de l’alimentation de la main-d’oeuvre en créant des coopératives de consommation et des restaurants coopératifs.

Il faut informer les industriels et les ouvriers. Pour cela Charles Dulot, avec l’aide de Pierre Hamp, rédige, publie et diffuse le Bulletin des Usines de Guerre dont une collection se trouve dans la bibliothèque du BIT à Genève.

Je me suis attardée sur l’activité sociale du Sous-Secrétaire d’Etat puis du Ministre Albert Thomas: ne préfigurait-elle pas celle du Directeur du BIT?

Septembre 1917, crise ministérielle. Le Parti socialiste refuse sa participation au Cabinet Painlevé. Albert Thomas n’est plus ministre, il reprend sa place à la Chambre des Députés. Les amis envisagent l’avenir. Tous pensent qu’Albert Thomas s’est constitué comme ministre un capital d’expérience sociale et de relations lui permettant de jouer un rôle important dans la nouvelle organisation du monde qui suivra la terrible guerre. Il faut le lui conserver. Ils décident, chacun donnant sa contribution, de se grouper avec lui en une petite Association d’Etudes et de secrétariat réduit. Charles Dulot trouve un appartement libre 74 rue de l’Université ; le député socialiste est donc installé en plein faubourg St-Germain ce qui est assez amusant, mais les locaux vacants ne sont pas nombreux. Les amis apportent les tables et chaises dont ils peuvent disposer personnellement chez eux, on en achète quelques autres d’occasion, on fait poser quelques rayons en bois blanc, et on travaille. Ambiance laborieuse mais calme, sans énervement, sans vaine agitation. Avec un collègue, j’ai abandonné le ministère pour suivre le ministre. Comme le secrétariat est insuffisant, les collaborations bénévoles sont bien accueillies, je me rappelle un instituteur en retraite, le médecin d’un service social, une inspectrice de l’enseignement primaire en Documentations sociales (A.E.D. S.), qui couvrira les frais d’un bureau et d’un retraité, tous amis d’Albert Thomas ; chacun s’ingénie à se rendre utile pour des recherches de documents, des études, de la correspondance d’électeurs. Les membres de l’Association viennent très souvent ; la guerre terminée, Mario Roques reprendra son enseignement à la Sorbonne et viendra tous les jours. Les colloques sont longs dans le bureau de l’ex-ministre.

Je me rappelle l’émotion des amis le jour où ils accueillirent pour la première fois dans ce bureau un camarade qui avait été député socialiste d’Alsace au Reichstag et dont la victoire sur l’Allemagne venait de faire un Français.

Comme d’habitude on travaille beaucoup, même le dimanche (jour consacré par Albert Thomas à sa famille), à Champigny où je me rends l’après-midi. Dans cette commune où il est né et dont il est maire, il n’a jamais manqué, même quand il était ministre, de participer chaque année à la manifestation de décembre au monument aux morts de 1870. Il aimait retrouver là ceux qui l’avaient connu jeune écolier sortant de la boulangerie paternelle, ainsi que les camarades de sa section socialiste. Dans ce milieu familier, il exprimait sa pensée profonde sur les heures graves que vivait le pays et sur les problèmes du Parti.

Le parlementaire suit assidûment les travaux de la Chambre, où il intervient à la tribune pour une paix juste, solide et durable. Au bureau, il consacre une ou deux matinées par semaine à ses électeurs qui viennent nombreux.

Le socialiste participe, en février 1918, à la Conférence socialiste et ouvrière réunie à Londres et il est, avec Vandervelde et Henderson nommé membre d’une commission chargée de demander à la future Conférence de la Paix que, dans chaque délégation nationale, figure un représentant du travail. Il est également présent à la 4ème Conférence socialiste et syndicaliste interalliée convoquée le 18 septembre 1918 à Londres et qui s’occupe de l’insertion de clauses de législation ouvrière dans le futur Traité.

Le journaliste collabore à l’Humanité, au Populaire de Nantes, à la France de Bordeaux, à la Dépêche de Toulouse. Là encore il mène campagne pour les buts de guerre qu’il croit justes et pour une paix fondée sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et sur le principe des nationalités garanties par l’institution d’une Société des Nations.

Pour que la documentation sur les problèmes sociaux soit rassemblée, il crée avec Charles Dulot la publication hebdomadaire L’Information ouvrière et sociale dont il écrit l’éditorial; on peut en trouver une collection à la bibliothèque du BIT à Genève.

Les articles sont quelquefois dictés au tout dernier moment, soit faute de temps, soit parce qu’ils concernent un sujet d’immédiate actualité ; plus d’une fois, Albert Thomas devant partir en voyage le soir même, je l’ai accompagné jusqu’à la gare pour qu’il continue de dicter dans le taxi et sur le quai, la dernière phrase coïncidant avec le départ du train; il ne me restait qu’à retourner au bureau pour transcrire et à téléphoner pour que le journal envoie prendre chez le concierge.

Le coopérateur a des relations fréquentes avec Ernest Peisson secrétaire général de la fédération nationale des Coopératives de Consommation, dont il soutient les efforts, en particulier par le moyen du Comité d’action parlementaire composé de sénateurs, de députés et de coopérateurs, qui se réunit à notre bureau et dont il est secrétaire jusqu’en 1920. La Fédération dispose de moyens matériels que n’a aucun des amis ; elle prête quelquefois à Albert Thomas une de ses voitures avec un chauffeur, précieux moyen de gagner du temps, surtout pour retourner à Champigny.

Et il garde des contacts avec des personnalités qui viennent à la rue de l’Université : Robert Pinot, du Conseil national du Patronat français, des industriels comme Louis Renault, André Citroën, Marcel Boussac, Dumuis, P.D.G. des Aciéries et Forges de Firminy ; des syndicalistes : Léon Jouhaux, secrétaire général de la C.G.T., Merrheim des Métaux, Bidegaray, des Chemins de fer, Delzant, du Verre.

Avec des socialistes étrangers, il crée le petit Comité d’Entente des Nationalités dont font partie Bénès pour les Tchécoslovaques, des Serbes, des Roumains, des Polonais. Pendant la Conférence de la Paix, c’est avec obstination qu’il fera entendre leur cause aux négociateurs réunis pour rédiger le traité. Avec le Général Rudeanu, il s’intéresse particulièrement au sort de la Roumanie.

La Partie XIII du Traité de Versailles donne naissance à l’Organisation internationale du Travail. La 1ère Conférence internationale du Travail se réunit à Washington en novembre 1919 ; les gouvernements, les patrons et les ouvriers y sont représentés. Sur proposition du groupe ouvrier unanime3, la candidature d’Albert Thomas est présentée pour le poste de Directeur du Bureau international du Travail au Conseil d’administration désigné par la Conférence ; il est élu provisoirement au scrutin secret par 11 voix contre 9 et un vote blanc.

 J’étais dans son bureau quand lui fut remis le télégramme qui l’informait du résultat ; visiblement il était heureux, mais pensif, il entrevoyait peut-être l’énorme et passionnant travail qui l’attendait si, comme il l’espérait sans doute, sa nomination serait confirmée. Lorsque les amis apprirent la nouvelle le soir même, eux aussi étaient heureux, fiers également ; c’est à l’échelle du monde qu’Albert Thomas pourrait désormais employer pour plus de justice sociale les étonnantes ressources de son intelligence, de son énergie et de son expérience.

Sa nomination devait devenir définitive le 27 janvier 1920, à Paris, à la réunion du Conseil d’administration, et cette fois elle était « adoptée par acclamation à l’unanimité ».

Le Bureau de Paris dès 1920 et pendant la guerre jusqu’en 1945

L’élection d’Albert Thomas aux fonctions de premier Directeur du BIT (provisoire en novembre 1919, puis définitive en janvier 1920) devait avoir un impact considérable sur l’Organisation elle-même et sur le monde du travail en général. Mlle Rommel l’admirait énormément et rend hommage à sa grande perspicacité ainsi qu’à ses hautes qualités morales et intellectuelles.

Nos lecteurs se souviendront du portrait fascinant que traça de lui Edward Phelan dans son livre « Albert Thomas et la création du BIT ». Moins connue, mais d’une aussi grande portée, on retiendra l’opinion exprimée par Harold Butler, adjoint de Thomas, son ami et son successeur4 : « Le BIT eut la chance de se donner un chef d’une qualité exceptionnelle. Avec Albert Thomas, son premier Directeur, il avait à sa tête un homme d’une énergie et d’une hauteur de vue fantastiques. Sa personnalité flamboyante, ses yeux bleus étincelants derrière ses lunettes finement cerclées d’or, sa barbe luxuriante, sa vigoureuse constitution et son verbe rapide et incisif, lui conféraient dans l’instant une personnalité exceptionnelle. « Mais ce n’était pas seulement un orateur fantastique, un travailleur infatigable et un homme de combat hors pair; il n’avait pas seulement une foi immense en sa mission et d’inépuisables ressources pour la mener à bien; c’était aussi un homme chaleureux, brillant et spirituel, ainsi qu’un compagnon de table comme on rêvait d’en rencontrer. Son expérience de ministre des munitions en France, pendant la guerre, et sa sympathie innée pour les petites nations lui avaient conféré une largeur de vues et une connaissance approfondie de la politique européenne et de ses acteurs qu’il utilisa à plein. Grâce sa forte personnalité, il fit de ses fonctions de Directeur du Bureau un poste d’une importance que le Secrétaire général de la Société des Nations ne parvint jamais à atteindre. C’était le rôle du Directeur d’être le chef. Il s’exprimait quand il le voulait sur n’importe quel sujet. Quel que fut le thème d’un débat, il était là pour exprimer un point de vue de portée internationale. Que ce fut à la Conférence ou au Conseil d’administration – l’équivalent du Conseil de la SdN – Albert Thomas établit la tradition que le Bureau se devait d’avoir une opinion sur tous les sujets et que c’était à son Directeur de l’exprimer. Le Directeur était le dépositaire de l’expérience et de la tradition internationales que le BIT avait peu à peu bâties et, à ce titre avait le droit d’être écouté. »

Mlle Rommel raconte :

J’ai tenu à souligner la personnalité d’Albert Thomas car elle inspira à Mlle Rommel comme à tant d’autres une profonde loyauté envers le BIT. Le dévouement de cette fonctionnaire pour le Bureau trouva son plein épanouissement lorsqu’elle devint responsable par intérim du Bureau de Paris après la mort de Fernand Maurette en 1937. Pendant l’occupation allemande de la France, elle maintint courageusement et solitairement les activités du Bureau de Paris, allant jusqu’à les transférer dans son petit appartement lorsque l’occupant réquisitionna les locaux du Bureau. M’appuyant sur des documents officiels, je m’étais efforcé de relater cet épisode peu connu de la vie du BIT. Nous disposons aujourd’hui du propre récit de Mlle  Rommel, donnant des détails que l’on ne trouvera dans aucun dossier. Malheureusement elle en fit la relation près de trente ans après les événements, à l’âge de 76 ans, et il était inévitable que ces souvenirs manquent un peu de spontanéité. Mais elle s’était, de toute évidence, rafraîchi la mémoire en relisant des correspondances de l’époque. Nous nous sommes contentés de corriger quelques erreurs de transcription et de redresser par quelques notes, placées entre crochets ou en bas de page, quelques erreurs factuelles qui s’étaient glissées dans ces souvenirs.

Par chance, la carte d’identité délivrée à Mlle  Rommel en 1939 a été retrouvée dans les Archives du BIT et nous sommes heureux de pouvoir publier sa photo, la seule que nous avons d’elle. Nous sommes aussi en mesure de révéler l’origine du manuscrit et les raisons qui ont poussé Mlle Rommel, devenue entre-temps Mme Morel, à l’écrire


Aimée-Elise Rommel

Le Bureau de Correspondance de Paris5, avec Mario Roques comme Directeur, commençait en même temps qu’Albert Thomas devenait Directeur du BIT. Celui-ci avait en effet prévu qu’il lui faudrait un correspondant dans les grandes capitales.

Albert Thomas part à Londres, siège provisoire du BIT. Six mois plus tard, le Bureau s’installera définitivement à Genève6. Nous restons provisoirement rue de l’Université, pour peu de temps, puis nous allons sur la rive droite de la Seine, 13 rue de Laborde7. Le secrétariat est renforcé, la bibliothèque mieux installée. Mario Roques s’occupe personnellement de la constituer. On y trouve naturellement les publications du BIT, documentation unique particulièrement appréciée par les services officiels, les professeurs, les étudiants, les journalistes; également les livres et périodiques récents sur les questions économiques et sociales; mais, de plus, notre Directeur l’enrichit d’ouvrages rares sur l’histoire du travail qu’il découvre dans les librairies d’occasions ou dans les boîtes des bouquinistes sur les quais de la Seine. Elle est de plus en plus fréquentée.

Parler de l’activité du Bureau de Paris sous la direction de Mario Roques est difficile car elle est multiple comme on le verra par quelques exemples. En tant que professeur à l’Université de Paris, Mario Roques a accès à tous les milieux; le fait qu’il ait été chef-adjoint du Cabinet d’Albert Thomas pendant la guerre a encore étendu ses relations et accru son autorité.

Les contacts avec le Gouvernement en général et le Ministère du Travail en particulier sont permanents. Si un fonctionnaire de Genève ne vient pas spécialement, il faut représenter le Bureau aux conseils et commissions nationaux ou internationaux qui se réunissent à Paris. Il arrive que des commissions du BIT tiennent une session à Paris, il faut en assurer l’organisation matérielle. Le BIT est une création récente, d’où la nécessité de conférences pour le faire connaitre et exposer ses problèmes.

Albert Thomas vient souvent. Plus soucieux que jamais d’efficacité, il voit les membres du Gouvernement et reçoit beaucoup. Il a aussi de longues conversations avec son ami Mario Roques qu’il met au courant de ses projets et de ses difficultés. En 1923, après les premières années de mise en route, il lui demande de revoir à Genève toute l’organisation du Bureau ; des améliorations dans les méthodes de travail seront apportées.

A la demande du Gouvernement, Mario Roques est appelé à diriger les émissions parlées de la Radiodiffusion française (qui n’était pas encore I’ORTF). Dans les programmes il fait réserver quelques minutes par jour aux questions sociales. L’émission quotidienne est préparée tantôt par Genève, tantôt par Paris, mais les communications sur le BIT sont bien austères ; on fait appel à des collaborateurs extérieurs ; plusieurs d’entre eux, qui étaient alors élèves de collègues de Mario Roques à la Sorbonne, sont maintenant connus: Claude Lévi-Strauss, l’ethnologue, Gaston Bouthoul, le créateur de la polémologie, Francis Raoul, devenu préfet, Pierre Paraf, aux notes si vivantes, plus tard secrétaire général de la Ligue contre le racisme.

Dès la création par la France du Conseil national économique (première étape de l’actuel Conseil économique et social), le Bureau de Paris y collabore. Mario Roques y présente, entre  autres, un très important rapport sur les grands travaux publics nationaux au moment de la crise de chômage 1929-30. Les idées du rapport seront reprises par Genève, à l’échelle internationale, dans le texte sur la lutte contre le chômage que le BIT présentera en 1931 à la Commission d’étude pour l’Union européenne.

Le 15 avril 1932, nous quittons la rue de Laborde pour le 205 Boulevard St-Germain. Les caisses de documents ne sont pas encore toutes vidées lorsqu’Albert Thomas annonce sa venue pour le 7 mai. Nous préparons son bureau. Il arrive très fatigué, ayant fourni de gros efforts à Genève les dernières semaines; ses médecins ont insisté vivement pour qu’il se repose8, mais il ne le peut pas encore. Il travaille l’après-midi du 7, après avoir déjeuné avec son vieil ami Charles Dulot, son successeur à l‘Information Sociale, qui eut avec lui une discussion animée sur les élections françaises, et nous quitte vers 19 heures. Nous avons su qu’à pied il avait traversé la Seine, avait croisé un fils d’Arthur Fontaine place de la Madeleine, se dirigeant vers la gare St-Lazare, s’est arrêté au bar de Chez Ruc, tout proche de la gare. Là, il s’est écroulé. La police alertée9 l’a fait transporter à l’hôpital Beaujon et a prévenu par téléphone, au Conseil national du Patronat français, Pierre Waline qui a lui-même téléphoné à Mario Roques. J’apprends la nouvelle par la radio chez moi le lendemain matin, et vais immédiatement au bureau. M.  Roques s’y trouve. C’est la consternation et une immense tristesse. La mère d’Albert Thomas, son épouse et ses enfants doivent arriver de Genève. Il faut organiser les obsèques officielles au cimetière de Champigny-s/Marne. Elles auront lieu le 11 mai.

Toute l’Europe, et l’univers entier peut-on dire, étaient représentés derrière le cercueil de cet homme qui avait voué toutes ses forces à l’amélioration du sort des travailleurs. D’importantes délégations de gouvernements, spécialement du Gouvernement français, du Conseil et du Secrétariat général de la Société des Nations s’étaient jointes aux membres du Conseil d’Administration et aux fonctionnaires du Bureau international du Travail venus en grand nombre. D’innombrables personnalités du monde politique, du monde scientifique, du monde industriel étaient là, parmi l’imposant concours des militants syndicalistes, socialistes, coopérateurs, et de toute la population de Champigny. De nombreux discours furent prononcés.

L’Organisation internationale du Travail, le monde sans doute, venaient de faire une grande perte. La France aussi probablement car Albert Thomas semble avoir souhaité reprendre assez vite sa place dans la politique intérieure de son pays10. Certains avaient regretté qu’il n’ait pas été aux leviers de commande pendant les longues discussions de la Conférence de la Paix où sa lucidité et son autorité auraient peut-être évité des erreurs. Des amis et des collaborateurs qualifiés l’ont dit et écrit. Rouage infime dans une grande vie, je revois les grands yeux bleus intelligents, l’expression de beauté du visage, toujours réfléchi et toujours en éveil; je peux évoquer la facilité et la simplicité des relations, l’intérêt puissant du travail et l’enrichissement constant qui en résultait. Pensant au « patron » et aux amis qui l’entouraient, je suis reconnaissante à la vie de m’avoir mise pendant de nombreuses années en contact d’hommes d’une telle qualité intellectuelle et morale.

Mario Roques quitte le Bureau de Paris le 31 décembre 1936. Il est remplacé par Fernand Maurette, normalien et ami d’Albert Thomas dont il était le collaborateur à Genève comme chef de division. Pour nous, simple changement de personne. L’ambiance du Bureau est la même, les méthodes de travail sont semblables. Malheureusement, notre nouveau directeur meurt brusquement en août 1937 à Genève où il était allé pour la Conférence annuelle11.

La vie internationale est de plus en plus difficile, les cotisations rentrent mal aux Organisations internationales. Le Directeur-adjoint d’Albert Thomas, Harold Butler, devenu Directeur, décide de ne pas remplacer immédiatement Fernand Maurette à la direction du Bureau de Paris12; il me charge d’assurer la marche quotidienne avec mon collègue Jean Poirel, sous le contrôle et avec les directives du Sous-directeur français à Genève, M. Adrien Tixier.13

Puis c’est la déclaration de guerre en septembre 1939, Jean Poirel est mobilisé, on réduit au minimum le personnel du Bureau, nous restons quatre : une secrétaire Madeleine Péné, une dactylographe Madeleine Decz née Duriez, le garçon de bureau Charles Néel, qui est aussi le mari de la concierge, et moi. Comme l’avance allemande continue, je crains les bombardements. Par mesure de prudence, je fais mettre l’essentiel de la bibliothèque dans des caisses solides, soigneusement garnies de papier hydrofuge, et les fais descendre dans nos caves.

M. Tixier se tient constamment en rapport par téléphone avec moi et avec M. Alexandre Parodi, Directeur général du Travail au Ministère du travail et de la main-d’oeuvre et délégué du Gouvernement français au Conseil d’Administration du BIT. Les 12 et 13 juin 1940, les fonctionnaires des ministères doivent quitter Paris14. A la demande de M. Tixier, M. Parodi me fait remettre quatre ordres de mission ; je ferme l’appartement, donne les clés à la concierge, et nous partons avec les fonctionnaires du ministère du Travail, en camion militaire. Après un bombardement à Rambouillet, nous arrivons en Indre-et-Loire ; quelques jours après, il nous faut aller plus loin encore, en train cette fois. Bombardement à la gare de Bordeaux, et nous arrivons à Biarritz. J’ai emporté la comptabilité et les carnets de comptes qui me permettront, si possible, de retirer auprès de la poste ou des établissements bancaires de quoi assurer notre vie matérielle à tous quatre.

L’armistice est signé [22 juin]. A Biarritz, nous sommes en zone occupée. Les fonctionnaires français doivent regagner leurs administrations à Paris dès que la Loire pourra être franchie. Nous suivons.

Le 12 juillet 1940 je peux retourner Boulevard St-Germain15. L’appartement a échappé aux réquisitions de l’armée allemande, il est intact. Je passe quelques coups de téléphone à Paris pour faire savoir que nous avons réintégré les locaux, et nous nous réinstallons. Deux collections de publications du BIT sont toujours sur les rayons de la bibliothèque ; on vient les consulter, nous faisons même quelques ventes. Des collègues français, précédemment à Genève, m’écrivent de zone occupée. Une partie du personnel du siège à Genève a, comme prévu, été transféré au Canada, à Montréal; il ne reste à Genève qu’un petit groupe sous la direction de Henri Gallois, qui assurera l’administration et l’entretien. Le chef de la Section de Statistiques, l’Anglais James William Nixon, a quitté Genève trop tard pour Paris et l’Angleterre, il n’a pu sortir de Paris le 14 juin, a été arrêté à son hôtel16 avec quelques compatriotes, ils sont internés à Fresnes.

Le 12 décembre j’ai la visite de deux officiers allemands17. Le plus âgé me demande des nouvelles de quelques fonctionnaires français de Genève, entre autres Camille Pône, Jean Morellet, Louis Dupont. Je le reçois debout et lui réponds que, comme il ne peut l’ignorer, je n’ai aucune relation avec le Bureau central et ne sais rien de mes collègues. Il m’informe que notre appartement sera réquisitionné, le loyer sera payé par la Préfecture de la Seine ; l’ambassade d’Allemagne y installera un service de traduction dirigé par le jeune officier qui l’accompagne. Il ne voit aucun inconvénient à ce que nous restions là tous les quatre, je n’ai même pas à changer de bureau. Avant de regagner l’entrée, assez sèchement je lui demande son nom « puisqu’il semble connaître si bien la maison » ; il bredouille un mot qui commence par « Reich » ; dès qu’il est parti, je prends la liste du personnel et découvre qu’il s’agit de Reichhold, traducteur à la Section de traduction du BIT à Genève, section dont fait partie également M. Dupont comme chef de service18.

Nos occupants viennent dès le lendemain. L’officier chef du service s’installe dans la pièce réservée au Directeur ou aux fonctionnaires de Genève en mission à Paris ; le traducteur-chef, le Dr Widloecher, est mon voisin, dans le bureau de notre Directeur ; deux autres traducteurs sont dans une pièce de secrétariat, une secrétaire-dactylographe est au standard téléphonique.

Le Dr Widloecher me demande d’ouvrir le coffre-fort, il ne contient que des talons de vieux chéquiers. Furieux, l’Allemand n’insiste pas.

Tous s’ingénient à rendre notre présence inutile. Quand on se présente pour travailler à la bibliothèque ou pour acheter des publications, ils font répondre que le BIT n’existe plus. J’entends le Dr Widloecher faire la même réponse au téléphone, c’est-à-dire qu’on ne me passe plus les communications pour le BIT.

Il est évident que cette situation ne peut s’éterniser. Après une conversation hors bureau avec notre ancien directeur Mario Roques, je vais au Ministère du Travail voir Mlle Henry, chef de bureau à la Direction du Travail, pour essayer d’obtenir que mes collègues soient engagées par le Ministère. Ma provision budgétaire n’est pas épuisée, mais l’avenir m’inquiète.

Au début de 1941, visite de Dr. Otto Bach19, Allemand que je connais ; il était notre collègue au Bureau de correspondance de Berlin et nous l’avions vu plusieurs fois à Paris. Il fait le tour de l’appartement et je l’accompagne. Avec étonnement, il ne voit plus sur les rayons que deux collections des publications du BIT et les quelques cartons contenant des notes et dossiers. Je lui explique que, par crainte des bombardements, l’essentiel de la bibliothèque a été expédié à Genève à la déclaration de guerre. Mécontent, il s’en va. Bach dirigeait l’Institut allemand à Paris. Les 14 et 21 février 1941, il fait deux conférences sur « l’échec et la mort du BIT ». En même temps une campagne commence dans la presse d’occupation. Voir Le Matin du 15 février: « Genève et la justice sociale »; L’Oeuvre du 16 février : « Le BIT a fermé ses portes »; Le Petit Parisien du 17 février: « Le BIT n’est plus » ; Paris-Soir du 19 février: « Le BIT ferme ses portes »; Le Matin du 22 février : « l’échec de l’Organisation internationale du Travail de Genève »; L’Oeuvre du 1er mars : « Le BIT est mort ».

Le 28 février 1941, ce que j’attendais arrive. Le Dr Widloecher me fait savoir que le personnel du BIT doit quitter les lieux. Toutefois, le Service souhaite garder une dactylographe, Mlle Péné, dont il aurait l’emploi ; son salaire lui serait payé par la Préfecture de la Seine.

Il y a en effet beaucoup de travail et les occupants font appel à des collaborateurs extérieurs ; nous avons pu voir discrètement que ceux-ci sont d’une qualité au-dessous du médiocre, leurs traductions sont rédigées dans un français indigne même d’un élève de certificat d’études primaires.

Je descends téléphoner à Mario Roques d’une cabine publique pour avoir son avis. Il conseille d’accepter si Mlle Péné est d’accord ; il lui semble intéressant de garder quelqu’un sur place. Je retourne au bureau, dicte immédiatement les quelques lettres administratives qui s’imposent pour que les dépenses de fonctionnement soient bien réglées par la réquisition et, à 18 heures, je peux faire savoir au Dr Widloecher qu’à l’exception de Mlle Péné les fonctionnaires du BIT ne reviendront plus. Il se confond en protestations; il ne s’agissait pas d’un ordre immédiatement exécutoire, etc.

Je préfère cette situation franche, mais que vont devenir Mme Decz et M. Néel quand ma provision budgétaire sera épuisée? Nouvelle démarche auprès de Mlle Henry, qui finira par faire engager Mme Decz aux Assurances sociales. Mme Léonetti, inspectrice du travail, qui a fait partie de la délégation française à plusieurs conférences internationales du travail et qui est alors au Cabinet du Ministre du Travail, fera entrer M. Néel comme garçon de bureau à son service. Ouf ! Il ne reste plus que moi.

Mlle Péné, M. Néel et moi nous réunissons un soir par semaine dans un endroit discret à proximité du Boulevard St-Germain. Mlle Péné et M. Néel m’expliquent que les Allemands gagnent leur bureau par le grand escalier; ils n’ont jamais demandé la clé de l’escalier de service. Comme on se présente encore pour consulter ou acheter des publications du BIT, Mlle Péné pourrait en faire de petits paquets qu’elle mettrait dans un endroit convenu, M. Néel monterait les prendre après le départ des occupants le soir ou la nuit, et me les amènerait.

J’accepte : Peu à peu mon petit studio se garnit des publications les plus demandées. Il y en a partout. Pour les consulter ou les acheter, je reçois des étudiants (un professeur de la Faculté de Droit a exigé que la Revue internationale du Travail soit dans la salle réservée aux candidats à l’agrégation), des fonctionnaires (j’ai donné mon adresse personnelle à Mlle Henry), des camarades rédacteurs de publications clandestines qui viennent chercher pour leurs lecteurs des informations très attendues sur les pays d’au-delà des frontières (Louis Saille, secrétaire de la C.G.T., Maurice Harmel, rédacteur au Peuple, journal de la C.G.T., qui dirige Libération clandestin), des médecins de l’Institut d’Hygiène industrielle qui s’intéressent particulièrement à l’Encyclopédie d’Hygiène du Travail, etc.

Des chiffres de vente:

1941          frs          13’060,90

1942          frs          48’696,45

1943          frs        104’226,95

A noter qu’en 1943, le Bureau de Paris (à mon domicile) n’a coûté que 62’000 frs alors que le produit de ses ventes a dépassé 100’000 frs.

Au milieu de 1941, j’ai l’heureuse surprise d’être convoquée par une banque américaine de l’avenue des Champs-Elysées. Genève, c’est-à-dire Henri Gallois, m’adresse de l’argent. Il avait dû chercher obstinément à rétablir le contact et y parvenait.

Par les petites cartes imprimées d’avance, seules autorisées pour la zone non occupée et l’étranger, je tente de l’atteindre à mon tour pour lui faire connaitre en style télégraphique mes besoins en publications. Un jour, nouvelle surprise, je reçois une convocation du Service des Douanes que des paquets me seront livrés si le visa est accordé ; s’il est refusé, je serai avisée.

Les paquets me seront livrés, et il en arrivera bien d’autres, qui ne seront même pas soumis à la censure allemande. Mes inquiétudes d’argent sont complètement dissipées.

Je mets notre collègue Nixon20 au courant de nos vicissitudes dans ses divers camps d’internement : Fresnes, Drancy, St-Denis. Deux de ses amis et moi nous nous sommes entendus pour que l’un ou l’autre aille lui rendre visite chaque quinzaine, au seul jour autorisé, en lui apportant quelque nourriture fraîche que nous nous procurons au marché noir (les internés reçoivent des colis de conserves de la Croix Rouge). Les nouvelles de la guerre, même celles de la B.B.C., le camp les connaît au moins aussi bien que nous.

Je crois devoir ajouter que, de ces relations d’occupation, trois au moins ont disparu du fait de la guerre: Maurice Harmel est mort en déportation, de même que le Dr Hausser, médecin de l’Institut d’Hygiène industrielle ; Mlle Henry, déportée, est revenue à la libération pour mourir quelques jours après son retour.

Le 25 août 1944 Paris est libéré. Je retourne au bureau début septembre, traversant à pied la moitié de Paris, il n’y a pas de moyens de transport. Les locaux sont de nouveaux disponibles.

Le Deutsche Arbeit Front [le Front national allemand du Travail] a fait enlever fin mai la dernière collection des publications du BIT et les cartons de documents; les rayons sont complètement vides ; des chaises sont défoncées, une porte est trouée de balles, un carreau est cassé. Même si l’on ajoute qu’au cours de l’exode, de la papeterie a été perdue ainsi que presque tous les bagages personnels des quatre fonctionnaires repliés, on peut conclure que le Bureau s’en tire à bon compte; les vies sont sauves, les ouvrages de la bibliothèque cachés dans les caves de l’immeuble n’ont pas été touchés, les publications du BIT sont intactes, les crédits budgétaires n’ont été ni égarés ni volés.

Je retrouve à Paris ce que le Deutsche Arbeit Front avait emporté, il n’avait pas eu le temps de le faire transporter à Berlin ; tout est en désordre, mais en bon état, au Comité de l’Amérique latine où je n’ai qu’à le faire prendre dès que possible. Le téléphone a été coupé, je peux le faire rétablir avec le même numéro. On peut donc renouer des relations.


Adrien Tixier

M. Adrien Tixier, ancien sous-directeur du BIT, Ministre de l’Intérieur qui avec Alexandre Parodi, Ministre du Travail et de la Sécurité Sociale, était membre du gouvernement de la Libération de Général de Gaulle], me téléphone Boulevard St-Germain et me propose de faire parvenir à Montréal, par la valise diplomatique du ministère des Affaires étrangères, le compte-rendu que j’établirai de la vie du Bureau de Paris depuis 1940. C’est ainsi que, par lettre du 25 octobre 1944, le Directeur général, M. Phelan, est mis au courant21.

En 1945, la première Conférence Internationale du Travail après la guerre a eu lieu à Paris sous la présidence d’Alexandre Parodi. Il ne restait plus qu’à reconstituer le Bureau. Mes trois collègues ont été réintégrés, du personnel nouveau a été engagé ; de toutes jeunes filles intelligentes, enthousiastes et pleines de bonne volonté, elles sortaient des facultés et il a fallu leur apprendre ce qu’est le BIT et comment on y travaille. Elles se sont intéressées aux questions sociales ; avec elles, une activité normale a repris peu à peu et le Bureau a retrouvé à Paris une place appréciée22.

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Notes :

1 Mario L.G. Roques (1875-1961). Directeur du Bureau du BIT à Paris du 17 mars 1920 au 31 décembre 1936 (IE).

2 Née le 28 novembre 1898, elle est décédée le 15 mars 1979 (IE)

3 Par Léon Jouhaux à la 1ère Session du Conseil d’administration, 27 novembre 1919

4 Harold B. Butler: The Lost Peace, London 1941, p. 49-50 (citation traduite)

5 A la 2e Session du Conseil d’administration, 26-28 janvier 1920, il a été décidé d’établir le Bureau de correspondance à Paris. Les contrats de Mario Roques et d’Aimée-Elise Rommel sont datés du 1er février 1920.

6 A la 4e Session du Conseil d’administration, le 8 juin 1920, la décision a été prise d’établir le siège du Bureau à Genève et le 7 juillet 1920 le personnel a aménagé dans le bâtiment connu sous le nom de La Châtelaine, occupé maintenant par le siège de la Croix Rouge (voir mon article dans la Lettre no 26, décembre 1999, p. 15 ss.)

7 Le 13 octobre 1920.

8 « C’est peut-être alors que furent constatées chez lui des symptômes de diabète et d’urémie » (l’ Information Sociale, Paris 19.5.1932).

9 « Le propriétaire et personnel du café ne le reconnurent pas. Le seul papier d’identité que la police trouva sur lui fut sa carte de membre du parti socialiste. » Eward Phelan: Albert Thomas et la création du BIT. Paris 1936, p. 322.

10 D’autres voyaient en lui un successeur compétent de Sir Eric Drummond en tant que Secrétaire général de la Société des Nations.

11 Il a été hospitalisé à Genève à la Clinique Générale, où il est décédé le 1er août 1937.

12 Pour le conflit entre le gouvernement français et Butler au sujet de sa nomination à ce poste, voir mon article dans la Lettre no 28, novembre 2000, p. 12 ss.

13 C’est intéressant que Mme Rommel ne mentionne pas ici le nom du candidat français, Marius Viple.

14 Mlle Rommel et Mlle Péné sont parties pour Biarritz le mercredi 12 juin et Mme Decz et M. Néel pour Abilly le jour suivant. L’évacuation du personnel du Ministère du Travail et de la main d’oeuvre avait déjà commencé le dimanche précédent.

15 Comme Mlle Rommel l’a dit : « Paris, devenu semblable à une ville de province le dimanche se repeuple peu à peu » avec un couvre-feu de 16 h à 05 h.

16 Le 1er août 1940 au Family Hotel, rue Cambon.

17 Le 10 décembre selon d’autres sources. En tout cas c’est la date de la signature de la réquisition.

18 En effet, Louis Dupont n’était pas dans la même unité que Walter Reichhold, mais occupait le poste de traducteur-réviseur dans le Service législatif.

19 Voir mon article dans la Lettre aux anciens no 29, mai 2001, p.11.

20 Pour l’internement de Nixon, voir mon article dans la Lettre no 29, mai 2001, p. 10 ss.

21 Original dans le dossier P. 14/3.II dans les archives du BIT. Le 16 novembre 1944, Phelan a envoyé à Mlle Rommel un télégramme pour la féliciter de son dévouement pendant l’occupation.

22 Mme Morel (comme Mlle Rommel s’appelait après son mariage avec Julien Auguste Morel le 21 décembre 1941) a continué comme responsable du Bureau jusqu’à la nomination par David Morse, le 1er  septembre 1949, de Mme Augustine Jouhaux aux fonctions de Directeur du Bureau de correspondance de Paris. Elle prit sa retraite en juillet 1963, à l’âge de 65 ans, et mourut le 15 mars 1979.


La Déclaration de Philadelphie: 1944 – 2004 / François Agostini

La Déclaration de Philadelphie est, à juste titre, considérée comme la clé de voûte de I’OIT. Il n’est donc pas sans intérêt de revenir sur son historique, son contenu et sa signification toujours actuelle.


Jenks et E. Phelan préparent la Déclaration

 Historique

La politique à suivre en cas d’urgence, adoptée en 1938, prévoyait que « le BIT devra s’efforcer de continuer à exercer ses fonctions et ses services dans toute la mesure du possible ».

En accord avec cette politique, le BIT installa son siège provisoire pour la période de la guerre à Montréal, au Canada et, outre un certain nombre d’activités pratiques, tint plusieurs réunions et conférences sur le continent américain, dont les plus importantes furent :

– la Session extraordinaire de la Conférence internationale du Travail tenue d New York et à Washington entre le 29 octobre et le 7 novembre 1941, dont l’objet était de tenter de définir la politique et les activités de I’OIT après la fin de la guerre. Le rapport du Directeur par intérim (c’était alors Edward Phelan) traitait de la participation à venir de I’OIT à la reconstruction économique et sociale du monde d’après-guerre. Dans un discours prononcé à la session de clôture de la Conférence, le Président Roosevelt déclara : « Votre Organisation aura un rôle essentiel à jouer dans l’édification d’un système international stable de justice sociale pour les peuples du monde entier ».

La Conférence extraordinaire de New York fut donc suivie naturellement, par la 26e Session (régulière) de la Conférence internationale du Travail, tenue à Philadelphie du 22 avril au 12 mai 1944. Mettant un point final à ses activités de temps de guerre, I’OIT définit alors sa ligne politique et ses objectifs pour la période immédiate de reconstruction et en même temps pour l’établissement d’un monde pacifique à plus long terme.

Le premier objectif fut accompli par les Recommandations 67 à 73. Le deuxième fit l’objet de la « Déclaration de Philadelphie », adoptée à l’unanimité par les délégués et de laquelle E. Phelan et W. Jenks (alors conseiller juridique) furent les principaux inspirateurs.

Contenu

Le titre complet de la Déclaration est parfaitement clair : « Déclaration concernant les buts et objectifs de l’Organisation internationale du Travail » et son Préambule spécifie que la Déclaration pose les principes dont devrait s’inspirer la politique de ses Membres. Le caractère réciproque des engagements pris (de l’Organisation à ses Membres et des Membres à l’Organisation) était déjà réaffirmé.

Après le Préambule, la Déclaration comprend cinq chapitres. Le premier réaffirme les principes fondamentaux sur lesquels est fondée l’Organisation à savoir notamment : le travail n’est pas une marchandise ; la liberté d’expression et d’association est une condition indispensable d’un progrès soutenu ; la pauvreté, où qu’elle existe, constitue un danger pour la prospérité de tous; dans la lutte inlassable contre le besoin en vue de promouvoir le bien commun, les efforts nationaux doivent être combinés avec une coopération internationale sur une base libre, démocratique et tripartite.

Le chapitre II énumère les conséquences du principe fondamental de I’OIT selon lequel « une paix durable ne peut être établie que sur la base de la justice sociale » : l’égalité des droits et des chances pour tous les êtres humains, sans aucune discrimination doit être le but central de toute politique nationale et internationale en des programmes d’action et mesures pris sur la plan national et international, notamment dans le domaine économique et financier; il incombe à l’Organisation d’examiner et de considérer à la lumière de cet objectif fondamental ces programmes d’action et de mesures et, dans l’exercice de ces fonctions, d’inclure dans ses décisions et recommandations toutes dispositions qu’elle juge appropriées.

Le chapitre III rappelle l’obligation solennelle pour I’OIT de promouvoir la mise en oeuvre de programmes tendant à réaliser le plein emploi, l’élévation des niveaux de vie, l’offre d’emplois correspondant aux qualifications des travailleurs, la formation professionnelle, les transferts de travailleurs et les migrations, les politiques de salaires et de conditions de travail, la négociation collective, la collaboration des employeurs et des travailleurs pour l’amélioration continue de l’organisation de la production et l’élaboration de la politique sociale et économique, l’extension de la sécurité sociale et des soins médicaux pour tous, la protection de la vie et de la santé dans le travail, la protection de l’enfance et de la maternité, un niveau adéquat d’alimentation, de logement et de moyens de récréation et de culture et enfin la garantie de chances égales dans le domaine éducatif et professionnel.

Le chapitre IV relie l’accomplissement des objectifs sociaux énumérés plus haut à « l’utilisation plus complète et plus large des ressources productives du monde » et recommande à cette fin « une action efficace sur le plan international et national », et notamment l’expansion de la production et de la consommation la lutte contre les fluctuations économiques graves, l’aide économique et sociale aux régions dont la mise en valeur est peu avancée, une plus grande stabilité des prix mondiaux des matières premières, la promotion du commerce international. A ces fins, I’OIT promet son entière collaboration « à tous les organismes internationaux auxquels pourra être confiée une part de responsabilité dans cette grande tâche, ainsi que dans l’amélioration de la santé, de l’éducation et du bien-être de tous les peuples ».

Le chapitre V relève la valeur universelle des principes énoncés dans la Déclaration dont les modalités d’application tiendront compte du degré de développement économique et social de chaque peuple, et affirme que leur application progressive « aux peuples qui sont encore dépendants aussi bien qu’à ceux qui ont atteint le stade où ils se gouvernent eux-mêmes, intéresse l’ensemble du monde civilisé ».

Signification

En définissant et en annonçant ainsi ses objectifs et programmes d’action à moyen et à long terme, I’OIT réclamait sans équivoque sa part de responsabilité dans la construction du nouvel ordre mondial d’après-guerre, ainsi que la place qui lui revenait dans la grande famille des Nations Unies alors en gestation.

La Déclaration réexprimait ainsi sa foi dans les idéaux de paix, de développement et de justice sociale qui avait guidé, comme un phare, les actions de I’OIT – et de l’ensemble du système de la Société des Nations- depuis 1919. Elle soulignait l’importance de la coopération technique internationale et anticipait d’une manière visionnaire la globalisation.


Edward Phelan signe la Déclaration en présence du Président Roosevelt le 17 mai 1944

La Déclaration était visiblement destinée dès l’origine à être un document fondamental de I’OIT. Elle mettait à jour en l’élargissant la portée de l’article 41 (connu sous le nom de « Charte du Travail » qui portait le sceau de Samuel Gompers) de la Première Constitution de I’OIT qui, en 1944, constituait toujours la partie XIII du Traité de Versailles. C’est donc tout logiquement que, se substituant à l’ancien article 41, la Déclaration de Philadelphie devait devenir partie intégrante de la nouvelle Constitution de I’OIT en 1946.

Pour I’OIT comme pour la communauté internationale dans son ensemble, la Déclaration de Philadelphie est aussi moderne et contraignante et les principes fondamentaux de la Déclaration restent aussi pertinents aujourd’hui qu’ils l’étaient en 1944 et continues d’inspirer les travaux de l’OIT à l’aube de son deuxième siècle.


Le Président Roosevelt et la déclaration de Philadelphie / Edward Phelan

En 1944, bien que la guerre fit encore rage, la Conférence internationale du Travail se réunit à Philadelphie et là, elle élabora une Déclaration qui non seulement proclamait une fois de plus les buts et les objectifs visés par I’OIT, mais formulait les principes fondamentaux sur lesquels un monde pacifique pourrait être construit. Le Président Roosevelt salua publiquement ce texte comme « réunissant les qualités voulues pour prendre place à côté de la Déclaration d’indépendance ». Ces mots et, en fait, toute l’allocution, où il souligna en termes frappants la valeur qu’il lui reconnaissait, ont sans doute paru à beaucoup refléter l’enthousiasme qu’il ressentait pour son contenu social, qui correspondait sur bien des points à ses propres conceptions. En réalité, à ses yeux, la Déclaration avait un sens bien plus profond et une utilité pratique immédiate. Sa préoccupation essentielle avait été pendant longtemps le problème de la paix. Lorsque, en 1933, il accéda pour la première fois aux fonctions de Président des Etats-Unis, il était pleinement conscient des nuages qui obscurcissaient l’horizon international, mais il se trouva en présence de « conviction profondément enracinées dans son peuple au sujet de l’isolement tant politique qu’économique ». Le problème, ainsi que M. Cordell Hull l’a exposé dans ses mémoires, consistait à trouver un système quelconque de collaboration sur le plan international et d’amener le pays à en comprendre le fonctionnement, sans se hâter de placer l’isolationnisme au rang des questions politiques pressantes pour la nation, ce qui n’aurait eu pour résultat que de faire renverser le gouvernement dès que le peuple américain aurait l’occasion d’aller aux urnes. Dans ces conditions, il n’était pas question d’adhérer à la Société des Nations, mais la Cour internationale de Justice et, ce qui est plus important, l’Organisation internationale du Travail, en raison de son activité permanente, offraient une occasion de convaincre les Américains que les Etats-Unis faisaient partie intégrante du système de collaboration mondiale. Miss Frances Perkins a relaté en détail, sous une forme vivante1, comment le Président Roosevelt guida, en 1933, les diverses démarches qui devaient amener le congrès à autoriser la participation des Etats-Unis à I’OIT. Bien qu’il ne traite que de I’OIT, le chapitre ou elle narre ses conversations avec le Président à ce sujet porte un titre significatif : « Vers une organisation du monde ». Dans la suite du même chapitre, elle relève que Roosevelt, une fois décidée la participation de son pays, ne cessa jamais de s’intéresser à l’OIT, et elle note l’enthousiasme qu’il mit à recevoir les délégués de celle-ci lorsqu’ils vinrent aux Etats-Unis en 1941. « Ce qui fait la valeur de I’OIT, conclut-elle, c’est de donner des résultats qui dépassent sa propre sphère. »

Ces souvenirs évoqués, il est facile de comprendre l’intérêt que le Président Roosevelt a témoigné à l’égard des sessions de la Conférence internationale du Travail réunies à NewYork et à Philadelphie. Les deux sessions, mais plus particulièrement celle de Philadelphie, étaient pour lui une sorte de banc d’essai pour apprécier les possibilités de collaboration sur le plan international. Elles constituaient, comme l’a dit M. Cordell Hull, une « répétition »2 avant une conférence ultérieure qui serait chargée d’élaborer un statut organique devant permettre aux Nations Unies de bâtir une paix durable. Ce qui inspira donc particulièrement l’enthousiasme du Président Roosevelt pour la Déclaration de Philadelphie fut la façon dont – suivant ses propres termes – elle « résumait les aspirations d’une époque » et les situait dans le cadre « d’une paix universelle et durable fondée sur la justice sociale ».

Bien que les discours du Président Roosevelt, rapprochés des écrits de M. Cordell Hull et de Miss Francis Perkins, soient assez lumineux par eux-mêmes, on a eu récemment une confirmation particulièrement intéressante de la place que I’OIT occupait dans sa pensée en corrélation avec l’établissement d’une nouvelle structure de la paix mondiale.

Il s’agit d’une simple feuille de papier sur laquelle ont été jetés une demi-douzaine de mots sous forme de diagramme. Son intérêt réside dans l’origine de ces mots, qui sont de la main même de Roosevelt, et dans les circonstances où ils ont été tracés. Robert Sherwood a récemment conté comment, à Téhéran en 1943, le Président esquissa au Généralissime Staline ses idées sur une organisation de l’après-guerre fondée sur les Nations Unies, dont relèveraient les problèmes de la paix3. Dans son exposé, résumé par Sherwood d’après les documents de Harry Hopkins, le Président proposa la création d’une Assemblée, d’un Conseil exécutif et d’un mécanisme d’application qu’il appelait les « Quatre gendarmes » (I’URSS, les Etats-Unis, le Royaume-Uni et la Chine). On ne trouve aucune allusion à I’OIT dans le résumé de l’exposé du Président, ni dans celui de la discussion qui suivit, mais Harry Hopkins conserva la feuille sur laquelle le Président avait noté, soit avant, soit après la discussion les remarques qu’il entendait faire, et le livre de Sherwood contient une reproduction photographique de ce document.

Trois cercles sommairement dessinés y représentent l’Assemblée, le Conseil et les « quatre gendarmes », et, au-dessous, le Président avait écrit « OIT – Santé – Agriculture – Alimentation ».

Ce ne sont pas les sujets dont I’OIT s’occupe qui sont notés – et c’est là ce qu’il convient de relever – mais bien I’OIT elle-même, sans doute parce que le Président la voyait comme une chose allant de soi, comme une institution qui s’insérerait tout naturellement dans la nouvelle structure et poursuivrait son activité dans le nouveau cadre mis en place.

Un long chemin avait été parcouru depuis le jour où, dix ans plus tôt, le Président se rappelant « comment Wilson avait perdu la Société des Nations », autorisait Miss Perkins à prendre prudemment des mesures préliminaires en vue de l’adhésion des Etats-Unis à l’OIT4. Dans toute l’histoire des efforts déployés pour édifier la paix mondiale, l’élément central est cette transformation de l’attitude des Etats-Unis, passant d’une position d’extrême isolement à l’exercice d’un rôle actif de premier plan dans la création des Nations Unies.

C’est à I’OIT que revient l’honneur d’avoir ouvert la voie à cette évolution.

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1 Voir Frances Perkins: The Roosevelt I Knew (New-York, The Viking Press, 1946), pp.337-346.

2 M. Hull indique que ce même motif a également joué un rôle dans la convocation de la Conférence de Bretton Woods et de la Conférence de l’alimentation et de l’agriculture. Voir The memoirs of Cordell Hull (New York, The Macmillan Company), vol I, pp. 176 et 177.

3 Voir Robert E. Sherwood: Roosevelt and Hopkins: An Intimate History (New York Harper and Brothers, 1948).

4 Frances Perkins: op. cit., p. 340.


L’OIT durant la Seconde Guerre mondiale et le transfert du Centre de travail au Canada / Jean Mayer

Avant-propos

Les pages qui suivent constituent le résumé de l’exposé que j’ai présenté à la réunion de l’AFOIT du 14 mars 2016. Cet exposé s’appuie essentiellement sur la thèse universitaire du professeur Victor-Yves Ghebali : Organisation internationale et guerre mondiale : le cas de la Société des Nations et de l’Organisation internationale du Travail pendant la Seconde Guerre mondiale, publiée par les éditions Bruylant, Bruxelles, 2013, dont 425 pages sur 800, complétées par de très précieuses notes, portent sur l’OIT.

Cette immense fresque historique a eu sa propre histoire, qui fit craindre le pire : la thèse de Ghebali, soutenue à la faculté de Grenoble en 1975, ne fut pas retrouvée à la mort de l’auteur, et ce fut le professeur de droit international public Robert Kolb, son collègue et ami à la faculté de droit de l’université de Genève, qui entreprit, avec de nombreux collaborateurs, de réécrire ce texte à partir des milliers de fragments du manuscrit, en assurant ainsi l’autorité scientifique. Il s’agit là d’un document absolument capital, qui procure au surplus à tous nos collègues un grand sentiment de fierté.

Signalons par ailleurs que le sigle précité AFOIT désigne l’Association Française pour l’OIT, dont le but est de promouvoir les valeurs de l’OIT auprès du public français – délégués à la Conférence, fonctionnaires, professeurs, chercheurs  – intéressé par les questions de justice sociale. Il semble que ce soit la deuxième association de ce genre, après le Japon. Fondée en 2001 par Jean-Jacques Oechslin, elle est actuellement présidée par Gilles de Robien. Outre l’échange d’informations et les exposés de ses membres ou de spécialistes extérieurs invités, l’AFOIT organise des voyages d’études à Genève d’étudiants et d’universitaires et décerne annuellement le prix Francis Blanchard, qui couronne une étude originale en langue française de portée internationale, dotée d’une récompense financière substantielle.

 1933 : Prise de conscience de la montée des périls

Tout a commencé par la crainte, précédant l’effroi, de la résurgence d’un nouveau conflit mondial. De façon significative, la première étincelle retombant de l’incendie du Reichstag en février 1933 provint du retrait de l’Allemagne de la Société des Nations (SDN), instituée par 43 puissances alliées et associées lors de la signature du Traité de Versailles le 28 juin 1919, qui rendit cet Etat responsable de la violation de la paix. Alors que le tout nouveau Palais des Nations avait abrité des débuts relativement prometteurs, le ciel s’obscurcit soudain, en ce brumeux matin d’octobre 1933.

En effet ce fut là qu’une centaine de délégués reçut comme un coup de massue l’invective hurlée par Goebbels, que le nouveau chancelier allemand Hitler[1] allait nommer bientôt ministre du Reich à l’Education du peuple et à la Propagande. Avec une impudence qui glaça l’auditoire, il justifia ainsi la décision de l’Allemagne de se retirer de la SDN en octobre 1933 (retrait juridiquement possible, moyennant un préavis de deux ans et l’absence de tout recours à la guerre, deux conditions manifestement non réunies) : « Messieurs, charbonnier est maître chez lui. Nous sommes un Etat souverain. Nous faisons ce que nous voulons de nos socialistes, de nos pacifistes, de nos juifs et nous n’avons à subir de contrôle, ni de l’humanité, ni de la Société des Nations ». Le poète et dramaturge Bertolt Brecht réagit aussitôt par ces vers : « Deutschland, bleiche Mutter / Allemagne, mère blafarde, Comment tes fils t’ont-ils arrangée / Toi, la risée ou l’épouvante ! ».

 Quant à l‘OIT, l’Allemagne s’en retira également[2] mais plus discrètement et sa démarche précéda de peu celles, principalement, de l’Autriche, de l’Italie, du Japon et de l’Espagne, qui toutes ne réintégrèrent l’Organisation qu’après les hostilités. Ces retraits allaient, des années durant, sévèrement obérer les ressources financières de l’OIT. De fait, l’Allemagne et le Japon ne reprirent le paiement de la contribution qu’en 1951, la Russie qu’en 1954 et l’Espagne qu’en 1956.

La suite des événements confirma immédiatement les pires appréhensions. En novembre 1937 fut signé le « pacte d’acier » unissant l’Allemagne, l’Italie et le Japon. Les années 1938 et 1939 basculèrent dans le pire, avec les accords de Munich. Hitler envahit la Pologne le 1er septembre 1939 et la France et l’Angleterre entrent en guerre contre l’Allemagne. En 1940, la Norvège, le Danemark, les Pays-Bas, la Belgique, le Luxembourg ont capitulé et la France se divise en deux zones après avoir été forcée d’accepter un armistice.

Dans la caisse de résonance qu’était devenue Genève, les milieux internationaux, les médias ainsi que l’opinion publique prirent immédiatement conscience de l’imminence d’un conflit majeur menaçant la démocratie. La Suisse même, en dépit de sa neutralité établie depuis le serment du Grütli de 1291, ne risquait-elle pas d’être encerclée ou envahie ?

 Réactions de l’OIT

Face à ces évènements comment réagirent les dirigeants qui se succédèrent alors à la tête de l’OIT et parvinrent ainsi à sauver l’Organisation, son éthique et son personnel ?

Représentons-nous tout d’abord le lieu où furent prises les premières décisions : le BIT n’occupait plus le bâtiment initial (La Châtelaine, l’Ecole Thudichum) de l’avenue Appia (aujourd’hui le siège du CICR) où s’était installé Albert Thomas après son élection comme Directeur à la Conférence internationale du Travail de Washington en novembre 1919[3] mais, depuis I926, le bâtiment édifié par un architecte lausannois dans un style néo-classique en bordure de la rive droite du lac, rue de Lausanne. Ce bâtiment, inauguré en 1926, est depuis le transfert en 1974 du BIT dans le nouveau bâtiment au Grand-Saconnex le siège de l’Organisation mondiale du commerce.

 Il est également nécessaire de rappeler les deux premières décennies du BIT en évoquant brièvement la vie et l’œuvre de notre premier directeur, Albert Thomas. Né en 1878 à Champigny-sur-Marne, une ville de la grande banlieue parisienne, dans une famille nombreuse dont le père est boulanger, il étanche sa soif d’instruction à la lueur du fournil; il fréquente ensuite le lycée Michelet de Vanves où il obtient le premier prix d’histoire et géographie au concours général ; il est reçu premier à l’Ecole normale supérieure comme à l’agrégation d’histoire tout en obtenant un doctorat en droit, avant de se lancer dans la rédaction d’une histoire du syndicalisme allemand, ainsi que du Second Empire. C’est à cette époque qu’il rencontre Blum et Péguy, respectivement animateurs de La Revue blanche et des Cahiers de la Quinzaine ainsi qu’Arthur Fontaine, le futur Président du Conseil d’administration du BIT de 1919 à 1931 et chef du groupe gouvernemental de l’OIT.

En second lieu, sa période politique : il devient conseiller municipal, maire, puis député. En cette dernière qualité, il participera en octobre 1919 aux débats portant sur la ratification par la Chambre du Traité de Versailles. Sa ratification fut obtenue par 372 voix contre 72, lui-même s’abstenant, vraisemblablement – Ghebali n’en parle pas – afin de ne pas élargir la fracture ouverte dans son propre parti, la SFIO, entre réformistes et partisans de Léon Blum, fracture qui se radicalisera en scission fin 1920 au congrès de Tours. Blum, son adversaire déterminé, se réjouira d’ailleurs de voir Thomas s’éloigner à Genève.

Auparavant le président du Conseil René Viviani, satisfait du rapport d’inspection de la défense nationale qu’il lui avait confiée, avait créé pour lui en mai 1915 un sous-secrétariat d’Etat à l’artillerie et à l’équipement militaire, élargi un an plus tard, sous les présidences de Briand puis de Ribot, par sa nomination comme ministre de l’Armement et des Fabrications de guerre. Désormais, proclamant haut et fort son slogan « A la paix par la guerre », tous ses efforts se concentrèrent sur la métallurgie, désormais contrôlée par l’Etat, dont la main-d’œuvre fut triplée, de même que la production quotidienne d’obus, qui passa de 36.000 à 100.000. Il veilla toutefois à adoucir de tels efforts par des mesures protectrices comme l’interdiction du travail de nuit pour les femmes (qui représentaient le quart du personnel), la réduction des différences salariales hommes/femmes, l’arbitrage obligatoire dans les revendications salariales, la représentation des ouvriers. Rien d’étonnant donc à ce que le premier Directeur – élu lors de la première Conférence du BIT à Washington en octobre 1919 « pour son enthousiasme et son dynamisme » – ait fait figurer de telles préoccupations dans 27 des 33 premières conventions de l’OIT qu’il eut à promouvoir.

Vingt ans plus tard, on devra le sauvetage de l’Organisation à d’autres grands noms, parmi lesquels John G. Winant[4] (Etats-Unis), ami personnel du Président Roosevelt, qui lui confia la direction du programme de sécurité sociale du New Deal ; il fut élu trois fois gouverneur du Wisconsin, qu’il dota d’une législation sociale ; Harold Butler (Grande-Bretagne), esprit brillant, licencié ès lettres, excellent diplomate et orateur, théoricien de la fonction publique internationale, adjoint puis successeur de Thomas en 1932 ; corédacteur de la partie XIII du Traité de Versailles sur le Travail, il a également participé, lors de la 26e CIT en mai 1944, à la célèbre formulation de la Déclaration de Philadelphie : « le travail n’est pas une marchandise », inscrite depuis lors dans la Constitution de l’OIT. Edward J. Phelan (Irlande), licencié en physique, un des auteurs de la Constitution de l’OIT, collaborateur étroit d’Albert Thomas, sous-directeur-adjoint en 1939 et successeur de Winant de 1941 à 1948.


Wilfred Jenks

Au niveau opérationnel, un autre nom s’impose : celui de Wilfred Jenks, juriste de réputation internationale depuis sa sortie de Cambridge, co-auteur avec Phelan de la Déclaration de Philadelphie, artisan principal des normes internationales du travail et parfait connaisseur des forces et des faiblesses de l’Organisation, Directeur général de 1970 jusqu’à sa mort en 1973.

C’est donc avec justesse qu’en février 1939 le Conseil d’administration confia à Wilfred Jenks la direction d’une commission chargée de définir les mesures à prendre en cas d’urgence. Parmi celles-ci, la compression du nombre de postes paraissait la première à devoir s’imposer, en raison de la crise financière qu’annonçait le départ d’une demi-douzaine d’Etats développés : furent alors décidées la suppression de 44 postes permanents, la suspension des contrats des fonctionnaires rappelés dans leur armée respective – les effectifs passant de 498 à 316 – ainsi que la réduction de 15% des dépenses du budget précédent, tout en maintenant le même niveau d’activités. Ces décisions reçurent le soutien de principe des trois groupes, tant à Genève que lors de la conférence régionale de La Havane de 1939, malgré le refus constant du groupe des employeurs d’approuver le budget correspondant.

Parallèlement, des démarches auprès du Quai d’Orsay furent entreprises pour le cas où l’Allier, et plus précisément Vichy, « constituerait un refuge proche », cette hypothèse s’expliquant par les atouts logistiques de la station thermale (capacité d’hébergement, disponibilité immédiate de bureaux, réseau téléphonique), ces mêmes atouts qui la feront choisir par le gouvernement de Pétain. La situation s’aggravant, il ne s’agissait plus que de la location pour un an du pavillon Sévigné, destiné au repli de 50 fonctionnaires en cas d’invasion de la Suisse. Le gouvernement dirigé par Pétain s’étant installé à Vichy en juin 1940, John G. Winant prit la décision d’un départ rapide hors de Suisse.

De leur côté les autorités confédérales de Berne, très ancrées sur la défense de leur neutralité et craignant de perdre la plus prestigieuse des deux organisations dont le siège avait été fixé à Genève, oscillèrent entre l’exigence du maintien de tout le personnel du BIT à Genève, comme de la SDN dont le BIT fait partie (art. 392 et 397 du Traité de Versailles), et la menace d’un ultimatum d’expulsion totale et immédiate de nos fonctionnaires en cas d’invasion de la Suisse. Winant fit valoir avec une remarquable force de persuasion la « parfaite légalité du transfert temporaire du personnel strictement indispensable », au « Centre de travail » à Montréal, étant entendu que serait maintenu à Genève le Bureau per se avec quelques fonctionnaires responsables pour la liaison et les archives.

 Le contre-exemple de la Société des Nations

La qualité de ces remarquables dirigeants du BIT fait ressortir le rôle désastreux de Joseph Avenol (France), secrétaire général de la Société des Nations en poste de 1933 à 1940, jugé par son personnel « the wrong man at the wrong place in the wrong time ». Par sympathie affichée pour les puissances de l’Axe, il refusa en juin I940 le refuge offert à la SDN par l’université de Princeton, afin de ne pas manquer l’occasion de refonder cette organisation sur un noyau groupant l’Allemagne nazie, la France vichyste, l’Espagne franquiste et l’Italie fasciste.

Ayant purgé le personnel de la SDN des réfractaires à l’Ordre nouveau, il fit perdre à son organisation 85% de ses effectifs – et notamment la totalité des fonctionnaires britanniques – et des recettes de ses publications. Revenu en France en 1940, il proposa sans succès ses propres services à Pétain. A la conférence de San Francisco qui, en mai 1945, fonda les Nations unies sur les décombres de la SDN, sa présence fut bien évidemment jugée indésirable.

 Préparatifs du départ du BIT

Revenons au BIT, lieu alors d’interminables discussions internes et externes concernant le pays et le lieu possible de transfert d’un nombre de fonctionnaires strictement indispensables. En l’occurrence, le mot même de choix est inapproprié, les quelques noms avancés se heurtant à une objection matérielle ou politique : San Miguel, île des Açores portugaises, fut écarté, du fait de son exiguïté et de son éloignement ; Londres était situé au cœur du conflit ; les USA furent réticents à proposer Washington, en raison du refus probable du Sénat d’octroyer des immunités à la moitié du contingent, qui provenait de pays belligérants ; l’Amérique latine ne fut pas retenue, malgré sa proximité et le fait qu’étant le seul sous-continent décolonisé de longue date et réparti en une vingtaine d’Etats, elle était particulièrement propice à de nombreuses activités, jusque-là délaissées.

Il fallut attendre juin 1940, pour que, grâce aux bons offices de la Grande-Bretagne, John Winant puisse opter pour le Canada, ce qui permettait d’aider à renforcer la politique sociale en Amérique du Nord, en raison de son niveau de développement et de la qualité de ses gouvernants démocrates. Montréal, ville considérée « bilingue comme Genève », s’avéra ainsi la seule solution qui d’emblée convint à chacun. En août 1940, cette décision fut officialisée par le Directeur général, qui informa tous les pays membres du transfert imminent à Montréal, et ce malgré l’impossibilité d’obtenir l’accord du président du groupe des travailleurs, ce que l’on appela « le coup de dés de Winant ». Enfin, la question des privilèges et immunités fut réglée sans problèmes par le gouvernement canadien en août 1941.

Sur les 63 fonctionnaires volontaires au départ 40 furent retenus, de 18 nationalités, soit 8% du personnel total. Tous les autres contrats furent suspendus (notamment ceux des rappelés) ou résiliés, les indemnités statutaires dues étant échelonnées sur plusieurs années.[5]

Départ de Genève pour Lisbonne, traversée de l’Atlantique et installation à Montréal

Le départ groupé du BIT des fonctionnaires retenus et de leur famille se fit en octobre 1940, pour un voyage de cinq jours par train et autocar. Il ne rencontra aucune difficulté au passage des frontières, même de l’Espagne, interdite à la SDN en raison de son attitude durant la guerre civile, et du Portugal.

Le groupe dut attendre un mois à Lisbonne le navire grec, pays rallié aux Alliés (on peut en voir les photos sur internet), ainsi qu’en raison des ultimes négociations que dut entreprendre Tixier, Directeur adjoint et émissaire du BIT, auprès du gouvernement de Vichy, opposé au départ pour le Canada ou tout autre pays belligérant de tout fonctionnaire français.

Le groupe du BIT débarqua à New York, avant de poursuivre en train jusqu’à Montréal, les Français devant rester aux Etats-Unis, au moins provisoirement, vu l’interdiction de Vichy. Le reste du groupe s’installa dans une chapelle désaffectée de l’université McGill. (En 1967, les participants à la conférence régionale d’Ottawa – à laquelle j’ai pu me joindre avec mon homologue après ma première mission d’expert au Chili – eurent l’occasion de découvrir avec émotion ces lieux chargés de notre histoire.)


John G. Winant

En 1941, John Winant, connu pour sa réputation de fonceur, estimant avoir réussi le transfert à Montréal, quitta le BIT pour devenir ambassadeur des USA à Londres. Edward Phelan, son adjoint, lui succéda jusqu’en 1948. Deux articles, « The ILO sets up its wartime centre in Canada » et « The ILO turns the corner », dans Edward Phelan and the ILO (BIT, 2009) donnent une excellente description de cette période difficile.

Le Centre de travail du BIT à Montréal

Bien qu’ayant perdu les deux-tiers de son rayon d’action habituel et déplacé de l’Europe aux Amériques son point d’ancrage, le BIT parvint à maintenir un niveau satisfaisant de fonctionnement, grâce principalement à ses ressources budgétaires et au fait que le groupe des employeurs, qui opéra son revirement lorsqu’il réalisa l’importance du BIT dans un contexte de guerre, approuva chaque année le budget. Ces ressources provenaient pour trois-quarts du Commonwealth, des USA, de l’Inde et de la Chine, que l’OIT parvint à se faire verser directement, sans plus passer par la SDN. Ces facteurs permirent la croissance du personnel, qui passa de 70 fonctionnaires en 1941 à 143 en 1944. L’existence d’un réseau de dix bureaux nationaux de l’OIT joua pour sa part un rôle d’appoint administratif appréciable.

La composition de l’OIT resta stable : sur 57 Etats membres en 1939, on en comptait 52 en 1944, malgré les retraits (temporaires) de l’Allemagne, de l’Italie, de l’Espagne, de l’URSS et du Japon. Les assemblées restèrent importantes mais se réunirent moins fréquemment : parmi les plus notoires, citons la Conférence d’octobre 1941 à New York, ville choisie pour faire bénéficier les USA (admis en 1934) de l’expérience du tripartisme existant parmi ses membres plus anciens ; 34 pays y participèrent, incluant les huit gouvernements en exil à Londres (Pologne, Tchécoslovaquie, Yougoslavie, Norvège, Pays-Bas, Belgique, Luxembourg, Grèce, dont cinq étaient au CA) ; durant cette Conférence, le délégué de la France vichyste à Washington tenta en vain d’empêcher l’intervention du représentant de la France libre, envoyé par de Gaulle. Phelan obtint par ailleurs d’étendre la compétence de l’OIT à la reconstruction économique et sociale et au rassemblement et à l’analyse des plans y relatifs de 20 pays, selon l’art. 10 de la Constitution ; cette CIT se termina à la Maison Blanche, où le président Roosevelt reçut ses hôtes. Cinq conférences maritimes se tinrent à Londres.

Enfin, l’assemblée symboliquement la plus importante, la 26e CIT, tenue en mai 1944, adopta à l’unanimité la Déclaration dite de Philadelphie concernant les buts et objectifs de l’OIT, élaborée par Phelan et Jenks, considérée comme le texte le plus marquant depuis la fondation de l’OIT, qui sera annexé à la Constitution[6].


Le Centre de travail du BIT à Montréal

En matière législative, durant cette période, deux des trois procédures habituelles furent modifiées : l’adoption de nouvelles normes fut suspendue, tandis que la ratification des conventions existantes prit un nouvel élan, visible dans 18 pays d’Amérique latine ; enfin, le contrôle de leur application effective par la Commission d’experts pour l’application des conventions et recommandations, créée en 1926, fut assoupli par un système d’informations plus sommaires, fournies par les pays concernés, avec un taux de réponses de 60%.

Activités effectives

La capacité du Bureau à mener des activités à caractère quasi-judiciaire (observations, sanctions et non condamnations) n’a pu ou dû être exercée. Pour mémoire, rappelons que trois organes relèvent de ce type : la Commission d’experts précitée, la Commission d’enquête prévue par la Constitution (art. 26 ), statuant sur les plaintes d’Etat contre Etat, ainsi que le Tribunal administratif de l’OIT, organe de caractère prud’homal traitant des plaintes de fonctionnaires internationaux contre leur employeur – cette fonction passera de la Société des Nations à l’OIT à la suite de la dissolution de la SDN décidée à San Francisco en juin 1946 et sa compétence sera élargie alors au personnel de l’ONU et des nombreuses organisations dites spécialisées : entre autres UNESCO éducation, OMS santé, FAO alimentation, créées après la guerre; en matière de violation des droits syndicaux, le Comité de la liberté syndicale ne sera créé qu’en 1951.

L’article III de la Déclaration de Philadelphie (« obligation de seconder la mise en œuvre de programmes ») prévoyait que des conseils techniques seraient fournis aux pays membres, activité qui prendra un essor spectaculaire après la guerre sous le nom de coopération/assistance technique, financée en grande partie par le PNUD. A l’époque, ils se sont limités au seul domaine de la sécurité sociale. Trois spécialistes tchèques ont ainsi couvert depuis Montréal 19 pays, principalement latino-américains, dont le Chili, à la demande du ministre du Travail et de la Santé, le docteur Salvador Allende.

Dans le même domaine, le BIT aida la Grande-Bretagne à mettre au point le Plan Beveridge, et la France libre établie à Alger à réviser totalement la Charte du travail du gouvernement de Vichy. Par ailleurs, le membre du groupe des travailleurs du CA, le Belge Rens, futur Directeur général adjoint, lança avec succès le plan de développement andin dans quatre pays du sous-continent.

Le BIT n’a pas pu organiser de conférence régionale d’Amérique Nord et Sud comme à La Havane en 1939. Mais – fait plus important – il a, par ailleurs, participé en observateur, comme notamment les USA, la Grande-Bretagne et la France, aux conférences de Dumbarton Oaks (Washington, DC) et de Bretton Woods (Arkansas, juin-juillet 1944) qui créèrent le FMI et la Banque mondiale, précurseurs de la mondialisation économique.

Le BIT, qui n’y avait donc été invité qu’à titre d’observateur et sans participation syndicale, ajouta à ses protestations son vif étonnement que l’objectif du plein emploi n’y fût nullement mentionné. Il fallut en réalité trente ans pour que la stratégie de ces deux organisations, telle que préconisée et précisée par la Conférence mondiale de l’emploi du BIT (1976), change de position. Une délégation tripartite participa à la Conférence de San Francisco (juin 1945) qui fonda l’ONU et fit de l’OIT la première agence spécialisée (malgré l’opposition de la Russie, hostile au tripartisme) et adopta la Charte des Nations Unies. Trois ans plus tard, réunie à Paris, l’ONU poursuivra cette tâche législative fondatrice en adoptant la Déclaration universelle des droits de l’homme qui inclut, en plus des droits civils et politiques, les droits économiques, sociaux et culturels que traitent pour sa part l’OIT dans des conventions sur le droit au travail, l’égalité de salaire et la liberté syndicale. Enfin, sur ces deux groupes de droits, l’ONU adopta en 1966 deux Pactes, ratifiés par les trois-quarts de la planète, soulignant le caractère fondamental de ces droits et la possibilité d’en sanctionner les violations.

Par ailleurs, des réunions techniques à caractère thématique furent organisées, comme la réunion interaméricaine de 1942 au Chili sur la sécurité sociale, et celle groupant dix pays à Montréal en 1943 sur l’internationalisation du modèle de sécurité sociale, qui ouvrit la voie à la CIT de Philadelphie (1944), qui la rendra obligatoire. En matière d’information, le bilan fut très positif : le service de presse toucha 700 journaux et revues canadiens et américains, le chiffre de vente des publications doubla (à titre de comparaison, les publications de la SDN tombèrent à 10%). La poursuite des publications – qui portèrent notamment sur les plans nationaux de reconstruction – fut appréciée, en particulier l’Annuaire des statistiques du travail et la Revue internationale du Travail, qui fit même l’objet d’une édition-pirate en allemand, barrée d’une croix gammée.

Par contre, les dirigeants de l’OIT ont été conscients de l’impréparation de leur Organisation à entreprendre des activités de recherche sur les instruments d’une politique sociale intégrant les dimensions économiques internationales qu’ils avaient prônées, mais que les ministères du Travail n’avaient pas l’habitude de traiter. En effet, durant sa première décennie d’existence, le programme de recherche du BIT s’était limité, avec succès, à la récolte et à la publication de statistiques sur l’emploi et le chômage, grâce au recrutement de spécialistes confirmés.

 Retour à Genève en 1945

Le retour à Genève du personnel de Montréal se fit par vagues successives au cours de 1945. Partis pour Montréal à 40 ils en revinrent à 150. Dans ses mémoires, Francis Blanchard date de 1948 le rétablissement complet du Bureau à Genève.

Depuis lors, on constate l’absence de tout groupe, même informel, « d’anciens de Montréal ». Cette épreuve à hauts risques ne sera jamais évoquée. Vingt-cinq ans plus tard, au départ de David Morse (Directeur général de 1948 à 1970), le personnel du Bureau sera passé de 140 à 1500 fonctionnaires, plus un même nombre d’experts dans des projets de coopération technique sur le terrain ; aujourd’hui (au 31 décembre 2016) il s’établit à 2903 membres du personnel dans le monde : 1155 au siège (dont 216 avec contrat CT) et 1748 dans les bureaux extérieurs (dont 970 avec contrat CT).


David A. Morse

Atouts du BIT

La réussite remarquable du BIT durant les années de guerre tient à de nombreux atouts et facteurs :

  1. les atouts de base : un crédit inentamé, ne serait-ce que par comparaison avec la SDN; sa large composition, incluant les Etats-Unis ; le contact direct et permanent avec l’opinion publique, grâce à son tripartisme ; une préparation adéquate à l’état de guerre ;
  2. les facteurs endogènes : une approche souple, non légaliste, des problèmes ; le sens de la prévision ; des dirigeants d’exceptionnelle valeur ; l’esprit de corps du personnel ; le succès des conférences de New York et de Philadelphie ; la motivation des délégués ;
  3. les facteurs exogènes : l’affaiblissement de la SDN ; la coïncidence entre l’idéal social de l’OIT et l’idéologie des Etats membres engagés dans la guerre ; l’engagement de l’OIT en faveur des Alliés.

C’est ainsi que Roosevelt a pu dire : « L’OIT a effectué la synthèse des aspirations d’une époque marquée par deux guerres mondiales », ou Winant, son compatriote : « Le transfert nous a apporté liberté de pensée, de réunion et de mouvement ».

[1] Hitler accède en janvier 1933 au poste de chancelier et après la mort du Président Hindenburg en 1934, il se déclare chef d’Etat d’Allemagne, « Führer ».

[2] Elle signifia son retrait en novembre 1933, effectif en 1935.

[3] Pour l’élection d’Albert Thomas voir l’article de Bramsen  ci-dessus.

[4] Pour John G. Winant, voir les articles de Carol Riegelman-Lubin ci-dessus.

[5] Voir l’article dans Message no 35-36 par Carol Riegelman Lubin : ci-dessus.

[6] Voir aussi article sur la Conférence à Philadelphie ci-dessus.


John Gilbert Winant, 3e Directeur du BIT / Carol Riegelman Lubin

Il m’a été demandé d’écrire une notice biographique de John Gilbert Winant2 (connu sous le nom de Gil par ses amis et de Gouverneur par ses supporters politiques) car peu nombreux sont ceux parmi les fonctionnaires ou les anciens du BIT qui se souviennent de sa personnalité ou de son oeuvre. Je l’ai rencontré pour la première fois durant l’été 1934, lorsque, juste après l’adhésion des Etats-Unis à l’OIT, Harold B. Butler, le Directeur du BIT, lui offrit le poste de Sous-Directeur et me demanda de lui présenter cette Organisation et de le convaincre d’accepter.

Pourquoi Butler m’avait-il choisi, moi, un assistant-chercheur de 25 ans à la Fondation Carnegie pour la Paix internationale ? La réponse était que je faisais partie du nombre très restreint de citoyens américains qui connaissaient tant soit peu I’OIT et que Butler me connaissait bien.

Durant l’été 1930, à la fin de ma première année au Smith College, j’avais effectué une recherche au BIT pour la « dissertation » que j’avais à présenter pour passer en Senior. Je passais d’abord plusieurs semaines à me renseigner auprès de fonctionnaires du BIT, tels que Urwick et Spates à l’Institut international de Management, Richardson et Ellison du BIT même et bien d’autres encore dont les suggestions recouvraient des sujets aussi divers que l’histoire de la Convention sur les congés de maternité ou bien la comparaison du travail de la SDN et de I’OIT en matière d’économie. A ce point-là, Pône, Clottu et De Maday, me prirent en charge et décidèrent que j’allais étudier l’évolution du Règlement du BIT. Cela se traduisit par un été très chargé durant lequel je partageais mon temps entre le BIT et des conférences à la « Zimmern lnternational Summer School » (tous les détails sur cette période se trouvent dans un journal que j’ai tenu durant cet été).

Je retournais au Smith College en septembre 1929. En relisant mes notes, je réalisais que des renseignements détaillés sur l’origine de I’OIT me faisaient défaut. Dès les vacances de printemps, je rendis visite au bureau de James T. Shotwell, professeur d’histoire à la Columbia University et administrateur du Fonds Carnegie pour la Paix internationale. Je savais qu’il avait été membre de la Délégation des Etats-Unis à la Conférence de la Paix, qu’il avait fait partie de la Commission qui avait écrit les Statuts de I’OIT et avait été le représentant des Etats-Unis au Comité fondateur de I’OIT. Il m’ouvrit tous ses dossiers – j’étais la première personne qui lui ait jamais demandé d’y avoir accès – et fut amusé et intéressé par mes questions (c’était la première fois que je voyais des documents originaux). Il me demanda de lui envoyer mon texte quand il serait fini et de venir le voir après ma remise de diplôme. C’est ce que je fis. Il me dit alors qu’il avait décidé d’écrire l’Histoire des origines de I’OIT et me proposa d’être son assistant pour la recherche. Commencèrent alors cinq années d’un apprentissage heureux au cours desquelles je rencontrais tous les dirigeants de I’OIT et la plupart de ses fondateurs. Nous avons même utilisé ce livre, encore au stade de correction sur épreuve, pour la discussion au Congrès sur I’adhésion des Etats-Unis à l’OIT. Durant la publication des deux volumes de cette étude j’ai eu l’occasion de rencontrer Albert Thomas et de travailler avec Butler. Shotwell n’était pas seulement un ami intime de Butler depuis qu’ils avaient travaillé ensemble à la Conférence de la Paix, il était aussi son lien le plus étroit en matière de relations Etats-Unis/OIT.

Avec une telle expérience à mon actif il était normal pour Butler de me demander de « briefer » Winant sur I’OIT (il suggéra également que si Winant était d’accord, je devrais venir avec lui à Genève en tant qu’assistant. Je n’ai jamais su si Winant était au courant de cela quand il m’invita plus tard à me joindre à lui). Winant etait alors Gouverneur sortant du New Hampshire (la Constitution du New Hampshire interdit plus de 2 mandats consécutifs) et avait dit à Butler qu’il ne lui serait pas possible de lui donner une réponse définitive avant plusieurs mois. Après une longue entrevue (dans l’appartement de sa femme à New York) il me dit que nous resterions en contact pendant qu’il analysait la situation. Il me sembla que la meilleure occasion pour lui parler cet été là était à un concours canin – ou il présentait des Bull Terriers (sa femme élevait et présentait des West Highlands Whites) et où je présentais un Cairn Terrier et un Old English Sheepdog. Pour la plus grande frustration de Butler, il lui fallut plus de six mois pour prendre une décision.

Une fois que Winant eut décidé d’entrer au BIT, il y eut encore de longues discussions sur le calendrier et les responsabilités qui lui seraient confiées. Il fut finalement décidé qu’il arriverait à temps à Genève pour le Conseil d’Administration et la Conférence internationale du Travail de 1935. Il me demanda de me joindre à lui en tant qu’assistant personnel. Il invita également la fille d’un de ses très proches collègues du New Hampshire, Abbie Rollins3, étudiante en doctorat à Yale à se joindre à son équipe pour l’été. Sa secrétaire personnelle, Mary Healy4, qui travaillait avec lui depuis le temps où il était administrateur et professeur à la St Paul’s School, le rejoindrait plus tard dans l’été, de telle sorte que M. et Mme Winant, leur fils John, Abbie et moi sommes partis ensemble sur le même bateau pour Genève en tant que première délégation américaine officielle à la Conférence internationale du Travail5.

Le voyage fut une révélation pour nous tous ! D’abord sur le plan personnel, Abbie et moi (25 et 26 ans) décidâmes que nous devions savoir ce que Winant attendait de nous et que puisque je connaissais I’OIT et qu’elle avait une bonne expérience de son entourage, nous nous diviserions le travail en fonction de nos spécialités respectives. Nous lui fîmes part de nos réflexions qu’il s’empressa de retourner. Ayant eu une excellente formation grâce à Shotwell, je lui demandais alors si nous devions tenir un procès-verbal ou un journal de nos réunions, entrevues, etc., ou s’il nous dicterait un résumé. Réponse : « Bon Dieu, mes enfants, ne savez-vous donc pas qu’un homme politique n’écrit jamais rien ! » En fait, comme je m’en rendis compte très vite, il écrivait tout sur des bouts de papier, qu’il fourrait dans sa poche pour les repasser après à Marie (sa secrétaire). Winant fut toujours un patron compliqué car il ne faisait aucune distinction entre relations personnelles et relations officielles. Il s’intéressait réellement à la vie personnelle de son entourage et en attendait la même attention au travail que pour tout le reste. Une fois, bien des années après, Averell Harriman, qui était alors Gouverneur de l’Etat de New York, me demanda comment cela était de travailler pour Winant et, sans trop réfléchir, je répondis « plus ou moins comme avec vous ». Et me mordis la langue car j’allais continuer « quand vous préparez un discours, vous pinaillez des heures sur un mot, pour que tout soit parfait et après cela ni lui ni vous ne réussissez à le lire correctement ». En fait je répondis « mais, la différence principale est que vous, vous nous réveillez à 6 heures du matin pour parler politique et lui, n’hésite pas à nous tenir bien après minuit ! »

Plus sérieusement, pour en revenir à 1935, la délégation tenait chaque jour des réunions auxquelles nous étions invités, afin de préparer leur future position à Genève en se basant sur une documentation très complète. Le BIT n’avait donné aucune information particulière et ce n’est que par l’intermédiaire de la délégation américaine qu’il apprit ce qui serait discuté lors de la Conférence ainsi que ce que signifierait pour les Etats-Unis d’adopter la Convention sur la Semaine de Quarante Heures. Durant le voyage, Charles Wyzanski, Conseiller juridique du Ministère du Travail, avait reçu un télégramme l’informant de ce que la Cour suprême avait déclaré le NRA6 « National Industrial Recovery Act » inconstitutionnel, ce qui invalidait, par conséquent, les lois sur les salaires et la durée du travail aux Etats-Unis. L’adoption de la semaine de 40 heures par I’OIT pourrait ainsi être utilisée dans la bataille en vue de réduire les heures de travail.

Ce ne fut que dans le train du Havre à Paris que Winant prit connaissance du rapport du Conseil d’Administration7 précisant qu’il aurait à prêter serment devant le Conseil d’Administration de s’engager à ne rendre compte à personne d’autre qu’au Directeur général du BIT8 et cela, sur papier à en-tête conjointe9. Winant était furieux et Charles Wyzanski, le Conseiller juridique du Ministère du Travail était d’accord avec lui qu’il ne devait pas prêter un tel serment. A son arrivée à Paris, je l’emmenais à la Fondation Carnegie pour la Paix internationale pour prendre l’avis de Malcolm Davis, un bon ami favorable depuis toujours aux institutions internationales. Nous téléphonâmes à Butler de la Fondation, ce fut une longue discussion au cours de laquelle Winant menaça de repartir pour les Etats-Unis. Finalement, il fut décidé que nous resterions à Paris jusqu’à la fin de la réunion du Conseil d’Administration et n’arriverions à Genève qu’après le début de la Conférence !

La Conférence de 1935 constitue un repère dans l’histoire de I’OIT, avec la participation à la fois des Etats-Unis et de I’URSS10 pour l’adoption de la Convention No 47 sur la semaine de 40 heures. Pour Winant, c’était une véritable expérience, à la fois en ce qui concerne la bureaucratie intérieure au Bureau et la difficulté d’utiliser l’outil du compromis internationalement et dans des langues differentes.

Tout de suite après la Conférence tous les cadres supérieurs et dirigeants partirent en vacances et Winant se retrouva soudain en charge d’une fonction qu’il ne connaissait pas vraiment. Ses méthodes informelles et sa politique de la porte ouverte étaient une nouveauté pour la plupart de ses collègues et, en plus, sa méconnaissance totale du français ne l’aidait pas. Mais, il apprit très rapidement à reconnaître sur lesquels il pouvait compter. Toutefois, un mois après son arrivée, le Président (des Etats-Unis) le rappelait pour lui confier un poste de haut niveau dans l’Administration. Le choix offert était entre la Présidence du Conseil national des Relations du travail et celle du Conseil de la Sécurité sociale. Après un échange de télégrammes avec le Ministre, Winant décida de contacter son chef au BIT – Harold Butler – pour avoir son opinion mais il était en vacances quelque part en France sur la côte. Ayant finalement réussi à l’atteindre, celui-ci lui exprima ses regrets de le perdre mais lui conseilla de se rendre aux Etats-Unis pour étudier la situation et prendre ensuite une décision.

Durant la courte période initiale durant laquelle Winant avait été à Genève, il avait eu la responsabilité non seulement des relations avec les Etats-Unis, mais aussi de la première Conférence du Travail des Etats américains membres de I’OIT qui devait se tenir à Santiago, au Chili, du 2 au 14 janvier 1936 et de la préparation de la Conférence sur le Textile devant se tenir à Washington (2-17 avril 1937). Cela l’intéressait particulièrement car il avait été un arbitre clé en matière d’industrie textile aux Etats-Unis quand il était Gouverneur. Un de ses premiers mouvements fut de réorganiser le Bureau du BIT de Washington et de faire nommer à sa direction une de ses anciennes collègues Ethel Johnson (connue sous le surnom de « Blue Bird » )11. Il avait ainsi un « Bureau de liaison officieux » (avec le BIT ndtr) durant sa période aux Etats-Unis en tant que Président du Conseil de la Sécurité sociale. Durant toute cette période, Winant ne perdit jamais contact avec le BIT. Lors d’un de ses passages aux Etats-Unis, Butler réalisa avec quel intérêt Winant suivait le travail du BIT et lui demanda même de veiller sur le bureau de Washington ! Sur le plan technique, Winant utilisa le BIT pour l’aider à créer le système américain de Sécurité sociale. Il fit venir Adrien Tixier (Sous-Directeur du BIT en 1937), alors chef du Département de la Sécurité sociale et plusieurs membres de son service à Washington pour conseiller le nouveau Conseil de la Sécurité sociale américaine. Winant revint à Genève en 1936 en tant que chef de la Délégation américaine à la 20ème Session de la Conférence internationale du Travail dont il fut élu Vice-Président. En 1937, il présida la Conférence du Textile qui se tint à Washington, cette fois encore en tant que Délégué de la Délégation US. Pendant toute cette période, je lui écrivais chaque semaine bien que cela ait été plus à titre personnel qu’officiellement. Quiconque avait travaillé pour Winant le considérait comme son « patron » pour le reste de sa vie ! Mes lettres, je m’en souviens, traitaient autant du personnel, des activités du bureau du Commissaire américain au travail, du Consulat et des développements politiques de la SdN que des activités propres du BIT.

En 1937, lors du départ de Winant du Conseil de la Sécurité sociale (décision de politique interne aux Etats-Unis hors du propos dans cet article) Butler le convainquit de revenir au BIT comme Sous-Directeur12, avec la promesse (faite à titre privé) qu’il avait l’intention de démissionner avant la fin de son terme (fin 1942) et ferait tout ce qui était possible pour qu’il lui succédât. Durant la période où il fut Sous-Directeur, Winant concentra ses efforts sur l’amélioration des capacités techniques du BIT dans le domaine économique et sur le renforcement de ses relations avec les Amériques et spécialement avec I’Amérique latine et les pays de la région Caraïbe, dont certains n’étaient pas membres de I’OIT. Cela signifiait qu’il était souvent hors de Genève et par conséquent restait assez peu connu du personnel en général. Winant commençait généralement assez tard le matin et restait au bureau très tard dans la nuit. Ceux qu’il connaissait le mieux étaient donc ceux qu’on avait des chances de trouver encore dans leur bureau après 7 et même 8 heures le soir. Malgré sa timidité personnelle, Winant aimait les contacts informels avec ses collègues et avait l’habitude de les convoquer pour discuter un problème ou un autre et de les garder avec lui pour de longues heures même s’ils étaient attendus ailleurs !

Un de ses passe-temps préférés pour se relaxer, à cette époque, était de faire de longues pauses-déjeuner pour visiter des maisons dans les villages autour de Genève et de trouver ou il voulait vivre. Il avait loué un hôtel particulier à Vésenaz-Cologny (du côté du lac opposé au BIT) ou son personnel s’occupait de son fils de onze ans (qui était à l’Ecole internationale de Genève) ainsi que de plusieurs jeunes femmes américaines ayant des contrats de courte durée avec le BIT. Sa femme, pendant ce temps-là, parcourait Genève et les environs dans sa petite Ford et construisait un solide réseau de relations sociales. Les deux autres enfants de Winant étaient en pension et ne venaient à Genève qu’occasionnellement pour les vacances. Winant, comme sa femme, appartenaient à des familles nombreuses et de nombreux parents venaient leur rendre visite à Genève.


John Winant en voyage

Winant était un homme politique instinctif qui attachait une grande importance aux droits humains; l’idole de sa vie était Abraham Lincoln13. Il aimait parler de l’admiration qu’il lui portait pour avoir libéré les esclaves et se fâchait si l’un de nous prétendait que cet aspect du rôle de Lincoln dépendait de la situation économique qui était à l’origine de la guerre civile. Winant commença sa carrière comme professeur d’histoire à l’école de Saint Paul dans le New Hampshire, dont il avait lui-même été un élève. Quand il se lança dans la politique, il fit du porte à porte en tant que Républicain-Libéral pour se faire élire dans un état presque entièrement Républicain-Conservateur. Il collabora avec Roosevelt comme membre républicain du Conseil d’Administration de la Sécurité sociale. Bien que pour le monde entier, il semblait être devenu démocrate, il ne changea jamais de parti même lorsqu’il adopta les principes du « New-Deal ».

A l’approche de la guerre

Avec l’approche de la Seconde Guerre mondiale, la situation internationale se détériorait et, avec l’ascension du fascisme et du nazisme, le rôle de l’Organisation en cas de guerre devint le premier sujet de discussion au Bureau. Cela se traduisait par une fracture très nette entre les « universalistes » ou « neutralistes » et ceux qui voulaient que l’OIT prenne activement position en faveur des futurs alliés et prépare l’avènement d’organisations internationales. Au fur et à mesure que la crise internationale se développait, Butler était confronté à une crise à l’intérieur du Bureau.

Le Directeur du Bureau de Paris était mort en 1937 et le Gouvernement Français insistait pour que Butler nomme Marius Viple à ce poste. Butler qui considérait que Viple ne possédait pas les qualités requises, refusa. Comme son propre gouvernement ne lui accordait pas un appui total dans cette affaire, il décida de démissionner et d’accepter le poste de recteur du « Nuffield College » à Oxford14.

Le 28 avril 1938, il annonça officiellement au Conseil d’Administration son désir d’abandonner son poste de Directeur général et la campagne pour sa succession commença.

La campagne de Winant fut à son image… Il se rendit immédiatement à Washington pour vérifier jusqu’où Roosevelt le soutiendrait sur le plan politique et financier, s’il était élu, ainsi que pour savoir jusqu’où il pourrait compter sur les syndicats et le patronat américains pour soutenir son élection.

Ayant reçu les assurances voulues, il annonça sa candidature et retourna à Genève pour faire campagne. Cette façon d’agir faillit lui coûter son élection, car selon les Statuts du Personnel, il n’avait pas le droit de rechercher l’appui de son gouvernement car cela indiquait qu’il chercherait de la même façon en tant que Directeur, à obtenir l’approbation du Gouvernement américain. Le seul autre candidat était aussi Sous-Directeur, E.J. Phelan, un Irlandais très apprécié qui avait toujours joué un rôle majeur au BIT, et méritait réellement le poste.

Toutefois, la conjoncture internationale en 1938, fit ressortir l’importance d’avoir à la tête du BIT un citoyen américain bénéficiant de l’appui du Président Roosevelt plutôt qu’un Irlandais. Phelan retira sa candidature15 et Winant fut élu par le Conseil d’Administration lors de sa 84ème session le 4 juin 1938 par 28 votes en sa faveur et 2 votes en blanc. En temps de paix, Phelan aurait probablement été élu, mais, dans les circonstances politiques critiques qui suivirent, n’aurait peut-être pas sauvé le BIT comme Winant y arriva. La Conférence de 1938 constitue aussi un autre point de repère.

Ce fut la dernière Conférence de Butler16 comme Directeur et la première de Winant comme Directeur-élu. Les principaux thèmes discutés concernaient la continuation de l’action de I’OIT en cas de guerre, le rôle qu’elle devrait avoir, la mise au point de procédures à appliquer en cas d’urgence (Comité d’urgence du Conseil d’Administration)17 et enfin, l’élection du nouveau CA.

Les Etats-Unis dominèrent toute la Conférence. Frances Perkins, Ministre américain du Travail, présida la délégation comme elle l’avait promis à Butler. Elle avait visité le BIT en 1936, mais n’avait jamais participé auparavant à la Conférence. Elle profita de la session pour mettre l’accent sur le soutien du Président et d’elle-même à l’oeuvre de I’OIT en cas de guerre. Lors de la Conférence de juin 1939, la guerre était imminente. Psychologiquement, la guerre était déjà commencée et chacun se demandait quoi faire par la suite. Cette Conférence fut la seule et unique session pour laquelle Winant remplit la fonction de Secrétaire Général.

Voici la première phrase de son rapport intitulé « Le Monde de l’Industrie et le Travail – 1939 », daté du 10 mai 1939, : « En vous présentant aujourd’hui le Rapport du Directeur général, je ne peux pas faire appel à un avenir serein et, le rappel des résultats obtenus par l’Organisation durant cette année, semble lui-même peu adapté (aux circonstances, ndtr). »

Le préambule se concluait ainsi : « En vous transmettant ce Rapport, je voudrais vous laisser une seule réflexion. En face du BIT une statue symbolise les travailleurs du monde entier. Elle a été érigée à la mémoire d’Albert Thomas et porte, gravée dans la pierre cette phrase : « Ils ne m’ont pas pris ma vie, je la leur ai donnée » Sachons ne pas faire moins que cela… »

Durant cette période, Winant demanda à certains dirigeants du BIT de préparer non seulement ce que le BIT pourrait faire en temps de guerre18 mais de définir qui, parmi le personnel, pourrait être utilisé et où.

A partir de cette requête, un plan de redéploiement du personnel fut développé. Une première liste appelée « A », comprenait le personnel « clé » indispensable qui devrait être conservé en activité et être déplacé vers le Quartier Général temporaire où qu’il soit.

Puis la liste « B », ceux qui pourraient être « mobilisés » sur une base nationale et seraient mis en congé et renvoyés dans leurs pays d’origine s’ils le désiraient.

Les membres de la liste « C » auraient le choix entre un congé non rémunéré ou une mise à la pré-retraite avec la possibilité de reprendre leur activité quand cela deviendrait faisable. La très réduite liste « D » serait composée de ceux qui seraient conservés à Genève pour assurer une permanence. Ces listes (Instruction générale No 8 du BIT le 16/05/1940, avec quelques changements sporadiques) servirent à réaliser le déploiement qui eut lieu en juillet 1940.

Durant la période d’intérim, il fut décidé qu’en cas de besoin, les membres de la liste « A » se rendraient à Vichy (France), et nous tous, de la liste « A », envoyâmes une grande valise de vêtements et une « documentation essentielle » à l’Hôtel de Sévigné à Vichy.

Par la suite, après la capitulation de la France, les affaires personnelles, etc. furent renvoyées à leurs expéditeurs mais la documentation resta là-bas jusqu’à la fin de la guerre et fut alors restituée intacte.

Entre-temps, Winant s’en fut aux Etats-Unis (ainsi qu’à Londres, etc.) afin d’étudier les suggestions des différents groupes concernant les activités en temps de guerre et pour préparer la « Conférence des Etats Membres d’Amérique » devant se tenir à la Havane, Cuba du 21/11 au 02/12/39.

En dépit de la guerre, la Conférence de la Havane fut un succès et constitua une expérience très enrichissante pour beaucoup d’entre nous qui n’avaient pas l’habitude de la courtoisie latino-américaine. Cela eut lieu durant la dictature du Général Batista qui apprécia pleinement cette occasion.

Bien que Winant fut parfaitement au courant du comportement de Batista à Cuba, il le trouva charmant en tant que personne et prit plaisir à sa compagnie19. Quelques mois plus tard, la situation changea complètement avec l’invasion de la Scandinavie et la chute de la Belgique et de la France. Les familles des membres du personnel furent renvoyées dans leurs pays d’origine et nombreux furent ceux qui craignirent l’invasion de Genève.

Je me rappelle m’être trouvée dans le bureau de Winant un matin quand Penrose, un économiste distingué engagé par Winant, fit irruption dans le bureau et déclara qu’il devait immédiatement quitter Genève car on n’y était plus en sécurité. Tout de suite après Penrose, de nombreux autres fonctionnaires américains partirent pour les Etats-Unis.

Nombreux furent ceux d’entre nous qui, par contraste, organisaient régulièrement des pique-niques dans les champs vers le Jura pour regarder les soldats allemands aller et venir de l’autre côté de la frontière.

Peu de temps après, la Suisse, maintenant complètement encerclée par les forces de l’Axe, informa le BIT qu’elle craignait pour la sauvegarde de sa propre neutralité si la Société des Nations et le BIT continuaient à organiser des rencontres internationales ou des négociations et nous pria de trouver un autre endroit pour y transférer nos sièges. Winant, qui initialement pensait que cette initiative serait la bienvenue, commença à négocier en vue d’un transfert aux Etats-Unis.

Malgré l’appui déterminé du Secrétaire Perkins de la Fédération américaine des travailleurs (AFL), ainsi que du patronat, le Secrétaire d’Etat Cordell Hull refusa la proposition du BIT. Il craignait en effet que le fait d’accueillir le Siège temporaire de I’OIT (avec statut diplomatique) pourrait mettre en danger les négociations en cours en vue d’envoyer des navires en Grande Bretagne (programme qui par la suite serait appelé « Lend Lease ») et serait utilisé par les tenants du groupe « Amérique d’abord » opposés à la guerre en Europe et à la tête duquel se trouvait Charles Lindberg20.

Après avoir dû tenir compte de la situation politique aux Etats-Unis, Winant consulta certains membres du « Comité d’Urgence » et considéra des alternatives allant des Açores au Brésil. Au cours de ces discussions, il rencontra Hume Wrong, représentant du Canada au Conseil d’Administration, qui lui suggéra le Canada, et il entama des recherches préliminaires à cet effet21.

John Winant se rendit à Ottawa, le 25 juillet et Mackenzie King, le Premier Ministre, lui donna rapidement son accord pour installer l’OIT à Montréal22. Il choisit cette ville car, un ami intime, le Dr Wilder Penfield, Directeur de l’Institut de Neurologie de l’Université Mc Gill se chargeait de convaincre le Dr F. Cyril James de fournir les locaux nécessaires au « Centre d’opération de I’OIT » sur le campus de Mc Gill. Le 16 août, il télégraphiait à Cyril James23 pour accepter son offre, le futur de I’OIT était assuré !

Il fallait ensuite obtenir l’accord des membres du Conseil d’Administration et du plus grand nombre possible de membres du « Conseil d’Urgence ». Ces négociations devaient avoir lieu tout en les gardant secrètes même pour les membres du personnel éventuellement concernés, car le Canada avait choisi ses alliés dans la guerre et certains des Etats Membres étaient neutres ou même ennemis.

Un des éléments déterminants de la négociation, en 1940, précédant le choix du Canada comme siège pour la durée de la guerre était la possibilité d’obtenir des visas de transit d’abord pour les Etats-Unis et ensuite pour la France occupée, l’Espagne et le Portugal, seule route possible à partir de Genève. Winant obtint du Département d’Etat des visas de transit qui permettaient le passage par Lisbonne sans indication de la destination finale.

Pendant presque une semaine, je me rendis chaque jour à Berne avec les passeports du personnel pour obtenir les visas accordés.

Le 4 juillet 1940 fut un jour dramatique. De bonne heure le matin, Winant, accompagné de T.T. Scott, son Chef de Cabinet, Kitty Natzio, un membre britannique du personnel et Betsey Meyer (Johnstone), une citoyenne américaine et un des membres du personnel qui lui étaient les plus proches, partit secrètement de Genève par la route, dans la petite Ford de sa femme. Espérant que personne ne s’apercevrait de son départ, il retrouva à la frontière Mme G. Laverrière (ex-chef de l’unité sténo-dactylographie et polycopie du BIT), qui faisait maintenant partie de l’administration helvétique, timbra leur passeport et bien sûr informa immédiatement ses ex-collègues du Bureau !

Leur voyage jusqu’à Lisbonne, constitue toute une histoire en lui-même.

A la frontière espagnole, ils eurent tellement de problèmes qu’ils finirent par abandonner la voiture et prendre le bus pour Lisbonne24. Cet après-midi Ià, je rencontrais Carter Goodrich (Président du Conseil d’Administration), Noel Field (alors fonctionnaire à la SdN) et Bill Schirer un journaliste américain qui venait d’arriver d’Allemagne et qui était persuadé qu’elle allait gagner rapidement la guerre et que Genève serait envahie. Après être allé nager, nous sommes allés à la réception américaine habituelle, où nous démentîmes que Winant ait quitté Genève !

Peu après la mi-juillet 194025, Winant m’envoya à Lisbonne et je quittais Genève par la route en compagnie de Carter Goodrich.

En tant que jeune citoyen américain n’ayant aucune envie de rentrer aux Etats-Unis non-belligérants, j’étais le candidat idéal pour un transfert à Lisbonne.

A mon arrivée, j’apprenais que Winant avait finalement pris l’avion pour les Etats-Unis et que Kitty et Scott étaient rentrés à Londres. Betsey Meyer, Ainsworth Johnstone et quelques autres étaient en attente de départ et d’instructions sur

ce qu’ils auraient à faire par la suite. On me chargea alors de recevoir le premier arrivage de personnel de Genève et de leur trouver où loger et des passages vers leur destination définitive.

Le premier bus était dirigé par Adrien Tixier qui me demanda en plein milieu de la nuit où nous étions censés nous retrouver le lendemain matin. La seule idée qui me vint à l’esprit fut le night club où nous nous retrouvions tous les soirs – et ainsi, le personnel du BIT se retrouva là, chaque matin à 11 heures. Quant à moi, j’allais avant prendre un café à la Panam airlines, à la Greek lines et à I’American Export lines pour trouver des places disponibles. Suivaient des réunions quelques fois difficiles avec le personnel, j’allais ensuite à l’hôtel Aviz où logeait Phelan.

Il avait pris des routes secondaires en compagnie de sa femme et de Ronald Mortished, un autre irlandais, qui était attendu d’urgence à Montréal au nouveau siège.

Phelan télégraphiait et téléphonait depuis plusieurs jours à Winant en insistant pour qu’il vienne à Lisbonne et explique au personnel ce que l’on attendait de lui, pour répondre aux questions et pour remonter son moral. Finalement, Winant accepta de venir pour un jour ou deux. Après la réunion avec le personnel en septembre, Winant rencontra l’ambassadeur américain qui était un vieil ami et les autorités portuguaises, il eut beaucoup de mal à trouver une place d’avion pour le retour ! Quand il réussit finalement à partir, l’avion fut retenu aux Açores pour plusieurs jours par le mauvais temps – Winant était furieux, il parcourût les îles et acheta trois échiquiers… le voyage avait au total duré 17 jours… !

Winant avait donné son accord pour que Phelan restât à Lisbonne pour une réunion du Comité de Supervision de la Société des Nations (SdN) qui devait déterminer à la fois le budget de la SdN et celui de I’OIT pour les deux années à venir.

Phelan me demanda de rester et de lui servir de secrétaire pour ces réunions où il représenterait à la fois I’OIT et la SdN, Sean Lester, irlandais lui aussi, qui était alors Secrétaire Général Intérimaire de la SdN (Avenol ayant démissionné et étant rentré en France), s’étant vu refuser l’entrée à la frontière espagnole.

Une fois terminées ces réunions, Winant me demanda de venir à Montréal – alors que moi, j’avais espéré retourner à Genève.

Je réussis à obtenir des passages pour Phelan, sa femme et moi sur le dernier bateau américain de la « Export Ligne » : « l’Excambion » sur lequel nous trouvâmes l’ex-Roi Carol de Roumanie.

La traversée jusqu’à New York26 fut sans histoire et un ou deux jours plus tard nous partions par la route pour Montréal avec Phelan. A notre arrivée à Montréal, nous trouvâmes le « Centre de Travail du BIT »27 entassé dans une chapelle dont il existe tant de photos ! Les seules séparations entre les bureaux étaient des bancs d’église entassés les uns sur les autres.

Les deux seuls bureaux privés étaient dans les sacristies derrière l’autel, l’une était occupée par Winant et l’autre était réservée à Phelan.

Il s’agissait là de toute façon d’une solution temporaire et après quelques semaines des locaux convenables furent trouvés.

Le personnel réussissait peu à peu à se loger, beaucoup dans des pensions de famille, d’autres dans de petits appartements en location, et pu se remettre à travailler normalement. Winant initialement, était logé au Ritz mais par la suite, il prit un appartement où sa famille le rejoignit pour les vacances de Noël. En fait, bien que le Bureau ait pris ses quartiers à Montréal, Winant n’y restait jamais très longtemps. Une fois les négociations terminées avec le Gouvernement canadien et le programme de travail du personnel mis en place, le futur du BIT semblait assuré. Ce fut à cette époque, peu après Noël, que Winant reçut un appel téléphonique lui demandant de rencontrer le Président le jour suivant.

Sa description de l’entrevue est rapportée dans le livre « Lettres de Grosvenor Square » dans lequel il rapporte que le Président ne lui a jamais demandé directement s’il serait disposé à être ambassadeur à la Cour de St James. Plusieurs jours plus tard, après son retour à Montréal, il apprit dans la presse que « le Président avait communiqué son nom au Sénat » pour approbation.

Il sut alors qu’il désirait participer aux activités directement liées à la guerre et que de cette manière il en ferait autant pour le BIT qu’en étant Directeur à Montréal.

Peu après, il s’en alla à New York où il installa un bureau à l’Hôtel Roosevelt et commença à organiser sa démission du BIT et à préparer son départ à Londres en tant qu’ambassadeur à la Cour St James.28

Il me demanda, ainsi qu’à quelques autres membres du personnel, de venir à New York et de l’aider pour les procédures et particulièrement d’informer les membres du Conseil d’administration de son intention de démissionner29. Commença alors une période difficile de préparation de projets de lettres avec le Président du Conseil d’Administration – Winant devant parallèlement faire face à la fugue de sa fille. La famille se réunit à Concord pour un mariage formel entre sa fille Constance et un jeune péruvien, Carlos Valado qu’elle avait rencontré après une conférence à Lima, où elle avait accompagné son père qui, avec Oswald Stein, représentait le BIT. Une fois les négociations avec le « Comité d’Urgence du BIT » complétées, Winant fit ses adieux et partit pour Londres, en février 1941, comme ambassadeur des Etats-Unis en remplacement de Joseph Kennedy.

L’histoire de Winant et de son succès extraordinaire comme ambassadeur en temps de guerre n’a rien à voir avec le sujet de cet article, mais, en conclusion de l’histoire de ses activités au BIT, il y a lieu de mentionner le souci constant qu’il avait non seulement de son programme mais aussi du personnel.

Il recruta même de nombreux fonctionnaires du BIT comme collaborateurs de l’Ambassade américaine à Londres pour différentes périodes.


John Winant avec sa famille

Il aida également certains d’entre nous à mener à bien des missions pour le BIT en Grande Bretagne et facilita la participation des Délégations des gouvernements en exil à Londres tant à la Conférence Extraordinaire de New York en 1941 qu’à la 26ème session de la Conférence internationale du Travail en 1944 à Philadelphie.

Finalement, après son retour aux Etats-Unis, il fut membre du Conseil Economique et Social des Nations Unies et, fut le délégué du Gouvernement des Etats-Unis qui vota pour l’acceptation de I’OIT comme Agence Specialisée (des Nations Unies) (ndtr). Le service à I’ECOSOC29 constitua pour Winant une expérience fatigante et frustrante. Il se trouva fréquemment devoir faire, sur instructions du Département d’Etat, des déclarations avec lesquelles il était personnellement en désaccord.

Ses relations avec Truman n’étant pas les mêmes que celles qu’il avait avec Roosevelt, il ne pouvait pas passer par-dessus le Département d’Etat. Plutôt que de se lancer dans une querelle ouverte, il préféra démissionner et sa carrière diplomatique se termina le 19 décembre 1946.

Il était à cette époque sous contrat avec la maison d’édition Houghton Mifflin pour écrire un ouvrage en deux volumes sur son service comme ambassadeur. C’était la première fois qu’il écrivait un livre et il eut bien du mal à le terminer. Dès qu’il eut quitté l’ambassade, il loua une petite maison à Londres et commença à travailler à son livre, tout en faisant une tournée de discours d’adieux.

Après sa démission de I’ECOSOC, il avait écrit une bonne partie du premier volume, mais était sous pression de la part de l’éditeur pour qu’il le termine. En 1947, il travaillait seul dans sa maison de Concord et, de temps en temps, invitait certains d’entre nous pour le week-end.

Il sondait également ses anciens collègues du parti républicain du New Hampshire sur son avenir politique éventuel… La réponse fut négative. Le parti républicain du New Hampshire n’était pas intéressé par les libéraux ou par ceux qui avaient travaillé avec Roosevelt.

La volonté de servir de Winant était toujours aussi forte mais il ne voyait aucune ouverture immédiate que ce soit nationale ou internationale.

Dans l’après-midi du 3 novembre, alors que la première édition de son livre allait sortir, épuisé physiquement et mentalement, déprimé et solitaire, il se suicida.

Presque au même moment, Andrew Cordier et d’autres dirigeants des Nations Unies considéraient son nom comme celui d’un des candidats possibles pour le poste de Gouverneur de Jérusalem.

S’il avait été au courant, sa destinée eût peut-être été changée…

Mais nous ne le saurons jamais.

________________

1 Carol Riegelman Lubin: Fonctionnaire du BIT de 1935 à 1952.

2 John Gilbert Winant né le 23/12/1889, décédé le 03/11/1947.

3 Abbie A. Rollins (née le 08/05/1909, engagée par le BIT le 15/08/1935).

4 Mary C. Healy (née le 28/04/1914), contrat BIT du 20/08/1935 au 30/09/1935 puis du 01/07/1937 au 30/11/1940.

5 La délégation quitta New York le 22/05/1935 sur le SS MANHATTAN.

6 La « National Recovery Administration » fut créée en 1933 en vue d’établir et de faire respecter les règles des pratiques en affaires. Ces lois déterminaient un salaire minimum et un nombre d’heures de travail maximum. En mai 1935, la Cour suprême invalida la NRA ainsi que les règles établies par elle.

7 CA 71/6/1097. La Délégation américaine reçut les documents du CA à son arrivée au Havre le 29 mai, suite à la demande faite par William Rice Jr., Représentant du Ministère du Travail à Genève le 23 mai 1935 (Dossier D 771/200).

8 La Déclaration ne se réfère pas au Directeur en tant que tel mais précise : « ne pas rechercher ou accepter d’instructions de quelque gouvernement ou autre autorité extérieure au BIT ».

9 Le Bureau utilisait deux types d’entête, l’une avec mention de la SdN, et l’autre sans, pour utilisation avec les nations qui n’étaient pas membres de la SdN, telles que les Etats-Unis.

10 Ces deux pays avaient rejoint la SdN en 1934.

11 Ethel M. Johnson (née le 20/11/1882) engagée par le Bureau de Washington le 19/08/1935, retraitée le 05/10/43.

12 Réengagé à partir du 11 août 1937.

13 Quand durant la guerre, nous avons créé un code pour communiquer, le nom de Winant était devenu Abe. Quand, aujourd’hui, on regarde ce code, cela donne une bonne idée de I’atmosphère du BIT en 1940. Avenol, le Secrétaire général de la SdN était « Uncl » » et la SdN elle-même était « Hill »; Laval etait « Andrew » ; Genève était « home » et Montréal « Mountain »  etc. (note.de l’auteur).

14 Au sujet du conflit qui motiva la démission de Butler, voir l’article d’Ivan Elsmark ci-dessus.

15 Il fut toutefois nommé Directeur-Adjoint le 1er juin 1939 au poste que Butler occupait sous Albert Thomas (IE).

16 Sa démission prit effet le 31/12/1938 (IE).

17 1938-42, constitué de 4 représentants gouvernementaux, 2 employeurs et 2 travailleurs (IE).

18 Lors de sa 86ème session en février 1939, le CA adopta un rapport confirmant l’intention de maintenir actives autant que possible les fonctions du BIT en cas de crise. (IE)

19 J’étais en congé quand la guerre éclata et mon passeport me fut retiré, une citoyenne américaine n’ayant alors pas le droit de voyager. Winant m’affecta alors au bureau de Washington pour aider à préparer la Conférence de La Havane et y participer en tant que membre du personnel. A la fin de la Conférence, mon passeport me fut rendu et nous retournâmes tous à Genève.

20 Le gouvernement craignait le désaccord du Congrès encore isolationniste à cette époque, et en plus 1940 était l’année des élections. Ce refus fut diversement accueilli (voir Antony Alcock : History of the ILO, Londres 1971, page 159) (IE).

21 Lors d’une conversation à Londres début juillet, le Conseiller juridique C.W. Jenks suggéra que le BIT choisisse le Canada (voir son article : ILO in Wartime, in Labour Gazette Ottawa, 1969 (IE).

22 Les détails sur ces négociations et des extraits du journal personnel de Mackenzie King peuvent être trouvés dans « The ILO : a canadian view by John Mainwaring » publié par le Ministère Canadien du Travail Ottawa, 1986 (note de l’auteur).

23 « Merci d’avoir accordé à l’OIT la généreuse hospitalité de I’Université Mc Gill que nous acceptons avec nos remerciements les plus sincères. Je vous enverrai rapidement ainsi que vous le suggérez nos besoins en espace et vous rencontrerai à Montréal dans la première semaine de septembre. Avec ma meilleure considération » original à l’Université Mc Gill ; copie dans les archives du BIT dossier Z1/11/44 (lE).

24 J’ai eu des problèmes avec le TCS (le Touring Club Suisse) pendant des années pour n’avoir pas rendu le carnet de passage (note de l’auteur).

25 Je pense que cela devait être le 17 ou le 18 juillet (note de l’auteur).

26 Je suppose que le bateau a dû partir le 24 et arriver à New York aux environs du 28 octobre (note de l’auteur).

27 Tel était le terme officiel définissant alors le BIT. Le Siège en tant que tel demeurait à Genève pour des raisons juridiques (IE).

28 La démission de Winant prit effet le 15/02/1941. Pour une description très vivante de ces jours voir « the ILO sets up its wartime centre in Canada », dans « Studies », Dublin, été 1955. (IE)

29 Le comité interaméricain de la sécurité sociale. (IE)