Les bureaux extérieurs de l’OIT face aux changements politiques, aux conflits civils et aux coups d’Etat Le Bureau sous-régional du Pacifique Sud en 1987 / Sally Christine Cornwell, Mary Johnson

Bureau Suva, mars 1989 Devant de gauche à droite : Dirk Jena, Violet Whippy, Mere Sakitoro, Raagini Prasad, Alette van Leur, Laisa Levula, Ilispaci Jiuta, Meli Tunisau ; derrière de gauche à droite : Moira McDonald, Nisha Azimullaj, Arthurleen Lilo, Nelien Haspels, Christine Cornewell, Merry Johnson, Harry Hatton

Les bureaux extérieurs de l’OIT face aux changements politiques, aux conflits civils et aux coups d’Etat Le Bureau sous-régional du Pacifique Sud en 1987 / Sally Christine Cornwell, Mary Johnson

Au cours des 100 ans d’histoire de l’OIT, de nombreux bureaux extérieurs de l’Organisation ont été témoins de changements brutaux de gouvernement – beaucoup par la force, d’autres du fait de renversements inattendus de la majorité électorale. Représenter l’OIT dans ces circonstances a posé de vrais problèmes au personnel qui a dû faire le maximum pour maintenir un bureau opérationnel à la hauteur des principes les plus élevés de l’OIT. Cet article relate les principales difficultés auxquelles le Bureau de l’OIT à Suva a été confronté entre fin 1986 et fin 1987. Cette période a été marquée par la victoire électorale surprise d’un parti travailliste de l’opposition, suivie d’un coup d’État militaire, d’une période de conciliation et finalement d’un deuxième coup d’État décisif et plus brutal.

 Suva : une plaque tournante pour les programmes dans le Pacifique Sud

En 1986-87, l’OIT comptait trois Etats Membres (Fidji, Iles Salomon et Papouasie-Nouvelle-Guinée) et un programme de coopération technique très vaste et diversifié, réparti dans plus de 12 petits Etats insulaires du Pacifique Sud. La couverture géographique du Bureau était considérable.  Les programmes allaient du développement rural à la formation professionnelle dans les métiers de base, en passant par les droits et revenus des femmes, la gestion hôtelière et touristique, la sécurité et la santé au travail dans la foresterie, la population et le développement, l’éducation des travailleurs, la formation maritime et les techniques d’emploi à forte intensité de main-d’œuvre, jusqu’à des services de conseil portant sur le développement des entreprises, les politiques de l’emploi et de la sécurité sociale et les normes internationales du travail.

L’appui que pouvait apporter le Bureau de l’OIT à Suva à ces programmes dépendait dans une large mesure de la fiabilité et de la régularité des moyens de communication ainsi que de déplacements sur de longues distances entre Fidji et les États insulaires, représentant environ un tiers du globe « aquatique ». Les défis étaient phénoménaux : à cette époque les télécopieurs n’étaient pas encore largement répandus, il n’y avait pas d’Internet ni d’accès à des lignes de téléphone directes; en outre, le nombre de compagnies aériennes était limité, et les vols peu fréquents.

Les moyens disponibles (téléphones par l’intermédiaire d’une centrale téléphonique à Suva, messages télex et virements télégraphiques de fonds et vols réguliers) étaient essentiels pour assurer la liaison avec les partenaires tripartites et les experts de l’OIT en dehors des Fidji.

Fidji : Un numéro d’équilibriste

Chacun des États insulaires du Pacifique Sud a une histoire, une identité culturelle et des systèmes politiques et économiques qui lui sont propres. Le Bureau de l’OIT pour le Pacifique Sud était (comme c’est toujours le cas) basé aux Fidji et le personnel du BIT a été particulièrement sensible à l’histoire, à la diversité ethnique et aux mesures spéciales de gouvernance de ce pays. La population est constituée de peuples autochtones fidjiens, d’autres insulaires du Pacifique, de descendants de travailleurs indiens engagés pour les récoltes et de descendants des premiers colons chinois et européens. Après l’indépendance du Royaume-Uni, les lois régissant la propriété foncière ainsi que la Constitution ont été élaborées avec le plus grand soin de manière à protéger les droits des différents groupes et à assurer l’harmonie.  Ce numéro d’équilibriste a plus ou moins bien fonctionné jusqu’en 1987.

Des vents politiques perturbent le Bureau de l’OIT

Pendant de nombreuses années avant la période 1986/87, le Parti de l’Alliance, mené par des Fidjiens de souche, a dirigé le gouvernement. Les relations avec l’OIT étaient excellentes depuis l’ouverture du Bureau en 1975.

Au début des années 80, deux événements ont assombri les relations entre le Bureau de l’OIT et le gouvernement.  Le premier sujet de conflit portait sur l’utilisation de la main d’œuvre communautaire dans la vie villageoise fidjienne, dont le parti d’opposition de l’époque considérait qu’elle ne respectait pas la convention de l’OIT sur le travail forcé. Cette situation a conduit les membres nationalistes du Parti de l’Alliance (le Taukei) à envisager de dénoncer la convention. Le deuxième sujet d’inquiétude était lié au fait que le gouvernement craignait que le projet d’éducation des travailleurs mené par l’OIT ne soit utilisé pour renforcer le Parti travailliste. Au début de 1986, le Bureau de l’OIT à Suva a été prié de mettre un terme à ce projet sauf contrôle plus strict sur les activités syndicales. Les relations étaient suffisamment tendues pour qu’un Directeur général adjoint du siège du BIT se rende à Suva pour rencontrer le Premier ministre et le ministre du Travail, ainsi que les organisations d’employeurs et de travailleurs. L’atmosphère a ainsi été apaisée pendant quelque temps. A la fin de 1986, le Parti travailliste fidjien multiethnique, coalition du Parti travailliste et du Parti de la Fédération nationale indo-fidjienne, a créé la surprise en obtenant la majorité aux élections parlementaires.

Le gouverneur général a fait prêter serment au nouveau gouvernement quelques mois plus tard, durant le premier trimestre de 1987. Le nouveau Premier ministre était d’origine fidjienne et fondateur du Parti travailliste fidjien. Les discours d’investiture ont souligné le rôle important de l’OIT aux Fidji, qu’il s’agisse de normes internationales du travail ou de coopération pour le développement. Le Directeur du Bureau de l’OIT qui était présent a reçu une tape amicale dans les côtes de la part du Coordonnateur résident du PNUD avec un commentaire selon lequel l’OIT pouvait aller de l’avant.

Moins d’une semaine après la prise de fonction de ce gouvernement, le nouveau ministre des Finances, dirigeant syndical d’origine indienne et personnalité clé du Parti travailliste, a convoqué le représentant de l’OIT dans son bureau.  Il a demandé à l’OIT d’agir très rapidement pour obtenir des fonds afin de lancer des projets de création d’emplois et de développement des entreprises.  Le temps était compté.

Jusqu’au 12 mai 1987, le Bureau de l’OIT à Suva a eu le vent en poupe.

Les coups d’Etat

Le 13 mai, un coup d’État a eu lieu mené par le lieutenant-colonel Sitiveni Rabuka. Celui-ci a suivi un modèle de manuel scolaire, et on a dit que la thèse qu’il avait présentée à l’université militaire australienne de Duntroon portait sur les différents types de coups d’Etat. Les parlementaires du Parti travailliste ont été regroupés et emprisonnés avec des syndicalistes. L’armée s’est emparée de la radio et des télécommunications. Les transports aériens et maritimes ont été perturbés, des fournisseurs et des industries clés ont dû ralentir leurs activités.

Les barrages routiers et les couvre-feux ont maintenu la population sous contrôle.

La tension est restée à un niveau élevé au cours des mois qui ont suivi alors que les différentes entités politiques nationales et le gouverneur général cherchaient à trouver un compromis et des solutions acceptables. Les restrictions ont été maintenues mais quand le couvre-feu a été assoupli, il est devenu possible de voyager. Toutefois, les efforts de conciliation ont échoué.  En septembre 1987, un deuxième coup d’Etat militaire a eu lieu, avec des mesures beaucoup plus sévères, notamment un couvre-feu strict, l’emprisonnement des syndicalistes et autres militants et journalistes.  Le Coordonnateur-résident des Nations Unies a mis en place un Comité de sécurité et déclaré une situation d’urgence, ce qui a limité les déplacements du personnel des Nations Unies aux Fidji.

Ces mesures ont eu un impact dévastateur sur l’économie au cours des mois suivants. Le tourisme a chuté. Du fait de l’incertitude de la situation et de l’absence de primauté du droit, les entreprises ont fermé et des personnes qualifiées ont commencé à quitter le pays.  Peu de temps après, la Constitution a été abrogée et les Fidji ont quitté le Commonwealth.  Certaines ambassades ont rappelé leurs ambassadeurs et les hauts commissaires ont été remplacés.

Choix difficiles pour le Bureau de l’OIT

Depuis le premier coup d’État jusqu’à plusieurs mois après le second coup d’Etat,  le Bureau de l’OIT à Suva a été confronté à un certain nombre de problèmes.  La préoccupation immédiate était la sécurité : pour les experts techniques internationaux, répartis dans le Pacifique ; pour le personnel local de coopération technique ; et pour le personnel local appartenant à des groupes ethniques différents. Les communications avec le Bureau régional et le siège, à l’intérieur des Fidji et avec les autres États insulaires étaient très compliquées car les moyens habituels de communication avaient été coupés ou étaient soigneusement surveillés. En outre, il était difficile d’obtenir des informations sur la situation politique et la sécurité des partenaires sociaux de l’OIT et de défendre les principes fondamentaux de l’OIT dans cet environnement hostile. Enfin, au sein du Bureau, tout était fait pour éviter les discussions politiques, mais il est rapidement devenu évident que le personnel d’origine indienne estimait plus sage de partir. Dans les mois qui ont suivi, le roulement de personnel a été considérable et il a été difficile de maintenir un équilibre ethnique dans le recrutement.

Nous avons trouvé des solutions à certains de ces problèmes. Immédiatement après le premier coup d’État, le Bureau de l’OIT a pu utiliser les installations de communication par satellite des ambassades étrangères pour envoyer des messages au Siège et au Bureau régional. C’était une décision délicate alors que nous tenions à conserver notre statut international et notre caractère tripartite. Comme il n’était pas juste de demander au personnel local d’effectuer des tâches susceptibles de le mettre en danger, c’est un expert associé qui a été chargé de faire les déplacements à l’aéroport en brandissant son laissez-passer, au volant de notre encombrante Toyota Crown sur laquelle flottait le drapeau de l’OIT. Téléphoner, dactylographier et transmettre certains télex, dans des langues autres que l’anglais, autant de taches qui ont été confiées à la haute direction.

Les contacts importants que nous avions établis avec les partenaires sociaux étaient difficiles à maintenir pendant les heures de bureau et pendant le couvre-feu du soir, mais en traversant les jardins et les haies après le coucher du soleil pour nous rendre chez les gens, nous sommes restés en contact et avons pu nous enquérir de leur situation. Pendant les périodes paisibles, même les rencontres sur les terrains de golf permettaient d’obtenir des informations utiles sur l’évolution de la situation politique.

Le Comité de sécurité de l’ONU était chargé de conseiller et de guider le personnel de l’ONU en cas d’urgence.  Il y avait une tension constante au sein du comité quant aux mesures qui pourraient être prises pour ne pas exaspérer le gouvernement militaire. Pour sa part, l’OIT avait décidé que lorsque, grâce à nos contacts, nous apprendrions qu’il y avait un risque de troubles civils dans la ville, nous renverrions le personnel du bureau chez lui dans la grande camionnette blanche laissée à notre disposition par un projet syndical régional récemment achevé.  Nous appellerions le PNUD pour l’informer de la fermeture du bureau et proposerions de raccompagner le personnel du PNUD grâce à notre camionnette. Nous étions très heureux d’avoir ce fourgon !

Cette période a été très triste pour nous tous qui aimions les îles et leurs habitants. Avec les deux coups d’État, quelque chose avait été cassé. De nombreux espoirs avaient été anéantis et la vie dans le Pacifique a changé radicalement et pour longtemps*. Quelques temps après le coup d’Etat, le Directeur et le Directeur adjoint du Bureau de l’OIT à Suva ont été invités à rencontrer celui qui était devenu le Brigadier général à la tête du pays, Sitiveni Rabuka.  Il nous a demandé de lui expliquer les principes et le fonctionnement de l’OIT. L’exercice était très périlleux : des syndicalistes et des féministes étaient détenus, la CISL avait envoyé une mission d’enquête aux Fidji, les conséquences du tripartisme et l’application des normes de l’OIT sur le travail forcé restaient une source de discussion et de confusion.  Nous avons joué franc jeu et nous nous sommes quittés sur une poignée de main.

S’il y a eu un point positif dans cette tourmente, c’est que les défis et les crises nous ont réunis en tant que collègues du BIT.  Nous avons noué de solides liens d’amitié qui sont toujours présents.  Une réunion à Fidji avec certains membres du Bureau de l’époque, personnel international comme personnel national, est d’ailleurs à l’étude.

Sally Christine Cornwell, Mary Johnson

* L’incertitude politique a subsisté pendant un certain nombre d’années après les deux coups d’État de 1987.  Un relatif apaisement a permis  à l’OIT de poursuivre son travail pendant cette période.  La photo ci-jointe du personnel de l’OIT à Suva a été prise en 1989.  L’histoire s’est cependant répétée plusieurs années plus tard, lorsqu’un nouveau coup d’État a eu lieu en 2000, remplaçant une nouvelle fois un gouvernement élu dirigé par une coalition multiraciale.  La période 2000-2006 a été très instable, ce qui a conduit à un nouveau coup d’État en 2006.  Une crise constitutionnelle a eu lieu en 2009, entraînant une prise de pouvoir brutale.  Après une interruption de plusieurs années, des élections législatives ont eu lieu en 2014. L’actuel Premier ministre, qui avait joué un rôle déterminant dans le coup d’État de 2006, a alors été élu.


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