Comment le Bureau international du Travail s’est installé à Genève ? / Pierre Sayour

Comment le Bureau international du Travail s’est installé à Genève ? / Pierre Sayour

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L’article « Comment le Bureau international du Travail s’est installé à Genève ? » est paru dans le numéro 48 d’octobre 2019 de la Revue Passé Simple, mensuel romand d’histoire et d’archéologie’ sous le titre « Le Bureau international du travail ancre la vocation internationale de Genève » :

http://www.passesimple.ch/anciens_num.php.

C’est avec l’accord de la revue que nous le publions.

En 2019, le Bureau international du Travail (BIT) a fêté ses 100 ans. L’organisation fait partie du paysage genevois depuis 1920. Après la première guerre mondiale, la population du canton de Genève ne dépasse pas 200 000 âmes. Pourquoi le BIT s’installe-t-il dans cette ville et non dans une capitale de l’importance de Paris, de Londres ou de Bruxelles? Cette décision a toute son importance puisqu’elle contraint la Société des Nations (SdN), devenue l’Organisation des Nations Unies (ONU), à prendre également ses quartiers à Genève.

Le Traité de Versailles – 1919

En 1919, à la suite de la première guerre mondiale, les Alliés et les vaincus se retrouvent dans le cadre de la Conférence de Paris afin d’élaborer des traités de paix. Les discussions aboutissent à la signature du Traité de Versailles le 28 juin 1919. Au sein de cette conférence, la Commission de la législation internationale du travail prépare la partie XIII du Traité de Versailles, celle qui instaure l’Organisation internationale du Travail (OIT). Cette commission se compose de délégués de plusieurs pays. Ceux de la France, du Royaume-Uni et des États-Unis y sont particulièrement actifs et influents; de plus ils sont accompagnés de représentants d’organisations de travailleurs et d’employeurs. Le traité de Versailles fonde l’OIT. Le BIT en constitue le secrétariat et la Conférence internationale du Travail l’organe suprême. Le traité précise que «le Bureau international du travail sera établi au siège de la Société des Nations et fera partie de l’ensemble des institutions de la Société» et qu’il «sera placé sous la direction d’un Conseil d’administration». Par ailleurs le document stipule que cette organisation sera tripartite, comportant dans ses instances des représentants des gouvernements, d’organisations syndicales et d’employeurs, et que «la première session de la Conférence aura lieu au mois d’octobre 1919».

Depuis la fin du XIXe siècle, nombres d’institutions et de personnes s’intéressent aux conditions de travail (temps de travail, sécurité dans les usines, conditions de travail des mineurs, des marins, des femmes, des enfants…). Après la Grande Guerre et ses 18,5 millions de victimes et après la révolution russe de 1917, les pays vainqueurs ne peuvent plus écarter la question sociale dans leurs discussions. Ils savent qu’il n’y aura pas de paix durable sans justice sociale.

Albert Thomas

La première Conférence internationale du Travail se tient à Washington en novembre 1919. En janvier 1920, le Conseil d’administration élit Albert Thomas Directeur. Albert Thomas est français, député socialiste et un ancien ministre de l’armement pendant la Grande Guerre. Doté d’une personnalité énergique, il insuffle son dynamisme à la nouvelle organisation. La petite équipe du Bureau s’installe à Londres dans une résidence privée. Elle compte déjà en son sein deux futurs directeurs du Bureau, Harold Butler (1883-1951) et Edward Phelan (1888-1967). Ils ont d’ailleurs joué un rôle de premier plan lors de cette première session de la Conférence. Tous deux ont fait partie de la délégation du Royaume-Uni à la Conférence de la Paix de Paris. Durant cette période, les fonctionnaires du Bureau doivent suivre le mouvement des réunions et siéger à Washington, à Paris et à Londres.

Albert Thomas souhaite mettre fin aux voyages incessants du Bureau. Au printemps 1920, raconte son futur chef de cabinet Marius Viple (1891-1949), «il était décidé à faire un coup d’éclat pour installer coûte que coûte ses services à Genève». Albert Thomas livre alors son analyse de la situation:

«La partie sera rude car le Secrétaire général de la SdN et ses collaborateurs politiques sont contre Genève. Le Conseil Exécutif de la SdN et le Conseil Suprême des Alliés dirige toute la manœuvre. J’ai pour moi le Traité de Paix, qui déclare que le siège de la SdN sera établi à Genève, mais qui prévoit également que le Conseil de la SdN peut, à tout moment, décider de l’établir en tout autre lieu. Or, le Président Wilson n’est plus là pour défendre la ville qu’il a choisie. Et il est clair maintenant que les Etats-Unis ne participeront pas à la SdN qu’ils ont pourtant si puissamment contribué à créer. La volonté arrêtée des Gouvernements qui comptent est maintenant de substituer Bruxelles à Genève, car Bruxelles est plus près de Londres et de Paris, et les Cabinets anglais et français entendent bien en profiter pour tenter de prendre le gouvernement des organisations internationales naissantes. Et c’est ce que je suis bien décidé à éviter à tout prix. L’heure est venue pour moi de dénoncer publiquement toutes ces intrigues.»

Le Traité de Versailles stipule que le BIT devait avoir son siège au même endroit que la SdN. Albert Thomas propose à la SdN que le siège du BIT soit transféré de Londres à Genève, mais Sir Eric Drummond, le premier secrétaire général de la SdN, est opposé à ce choix. Albert Thomas défend alors avec détermination son choix devant son Conseil d’administration: «Un changement de siège serait de nature à aliéner l’adhésion d’un certain nombre d’Etats qui voient dans le choix de Genève la preuve d’un désir d’impartialité… Nous déclarons clairement que nous ne pouvons sacrifier l’avenir et l’existence même du Bureau à cause d’hésitations et de calculs du Secrétariat de la Société des Nations ou du Conseil.»

Lors de sa troisième session à Londres en mars 1920, le Conseil d’administration approuve un budget de GBP 41 500 pour le transfert du Bureau à Genève et le 16 mai 1920, la Suisse se prononce en faveur de l’adhésion de la Confédération à la Société des Nations. La SdN et son secrétaire général n’en continuent pas moins à souhaiter une autre ville-siège, Bruxelles. Le Traité de Paix stipule que la première assemblée de la Société des Nations devait être convoquée par le Président des États-Unis, Woodrow Wilson. Ce dernier envoie un télégramme à Sir Eric Drummond le 16 juillet 1920: «A la requête du conseil de la Société des Nations demandant que je convoque une réunion de l’Assemblée de la Société des Nations, j’ai l’honneur, conformément aux dispositions de l’article 5 de la Convention de la Société des Nations, d’inviter l’Assemblée de la Société à se réunir dans la ville de Genève, siège de la Société, le 15 novembre 1920, à 11 heures.» C’est ainsi que s’affirme le rôle prépondérant de Genève en tant que ville destinée à accueillir de nombreuses organisations et agences internationales. Albert Thomas a contribué à cette dynamique et par cette action, l’OIT a également affirmé une indépendance dans ses actions face à la SdN.

Il est aussi vrai que la création du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) à Genève en 1863 et son développement considérable pendant la première guerre mondiale ont préparé le terrain.

C’est ainsi que le Bureau déménage en juillet 1920 au bâtiment de la Châtelaine à Genève, aujourd’hui occupé par le CICR. Cette bâtisse abritait l’ancien Pensionnat Thudicum, du nom de la famille qui l’avait créée. Celle-ci devenant trop petite, un nouveau bâtiment est construit en 1926 au bord du lac Léman. Durant la deuxième guerre mondiale, sous la direction de John Winant, pour des raisons de sécurité, une partie du personnel doit quitter Genève en mai 1940 et s’installe dans des locaux de l’Université McGill à Montréal (Canada). De par les termes de la Constitution, le Bureau ne peut pas légalement quitter Genève et doit rester dans la même ville que la SdN. Le Bureau poursuit donc ses activités sous le titre de «Centre de travail» auprès de nombreux pays durant la guerre. M. Edward Phelan devient en 1941 le quatrième Directeur général du Bureau.

Dans les années soixante, le Bureau comprend plus de 2 000 collaborateurs et le bâtiment de la rue de Lausanne devient trop exigu. Le BIT se voit notamment contraint de louer des locaux au Grand-Saconnex. En 1969, le Bureau entreprend la construction du bâtiment qu’il occupe depuis 1973. Il s’agit d’une construction de 13 étages, de 200 mètres de long en forme de lentille concave divergente. Cette structure est due aux architectes E. Beaudoin (France), P.L. Nervi (Italie) et A. Camenzind (Suisse). La bâtisse reste encore aujourd’hui d’une grande originalité architecturale. Sa rénovation récente confirme sa modernité. De par son emplacement, les fonctionnaires peuvent profiter d’une magnifique vue sur Genève et sur ses environs.

Sources

«Les singulières mais prodigieuses années du BIT» par Marius Viple, paru dans Message no 65, 2019.

«Le Bureau international du Travail à Genève a cinquante ans» par Henri Villy, paru dans Union, 1970.

«Comment le BIT a ouvert la voie de Genève à la Société des Nations» par Yvan Elsmark, paru dans Lettre aux anciens fonctionnaires (Section des anciens fonctionnaires du Syndicat du Personnel du BIT), no 26, déc. 1999.

Procès-verbal de la troisième session du Conseil d’administration du BIT (mars 1920).


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