Articles: Centenaire – Témoignages

Les singulières mais prodigieuses années du BIT / Marius Viple

Je voudrais ici vous indiquer dans quelles circonstances et comment fut livrée et gagnée cette première bataille du Siège, suivie ensuite de beaucoup d’autres, et qui eut pour résultat d’établir une fois pour toutes l’indépendance et l’autonomie dont le BIT s’est toujours réclamée et qui ne fut plus dès lors sérieusement contestée par personne.

C’était en avril ou en mai 19201. Malgré son insistance pressante2, je n’étais pas encore allé rejoindre Albert Thomas à Londres. Il se trouvait de passage à Paris et rentrait d’une séance agitée de la Chambre des Députés – car il était en même temps que Directeur du BIT, député socialiste, leader d’un grand parti, et il exerçait très sérieusement son mandat. Au cours de notre dîner du soir, il m’informa qu’il en avait assez de voir le BIT se déplacer de Paris à Washington, de Washington à Paris, puis de Paris à Londres et bientôt à Gênes, et qu’il était décidé à faire un coup d’éclat pour installer coûte que coûte ses services à Genève.

« La partie sera rude, me dit-il, car le Secrétaire général de la SdN et ses collaborateurs politiques sont contre Genève. Le Conseil Exécutif de la SdN est également contre et le Conseil Suprème des Allies dirige toute la manoeuvre. J’ai pour moi le Traité de Paix, qui déclare que le siège de la SdN sera établi à Genève, mais qui prévoit également que le Conseil de la SdN peut, à tout moment, décider de l’établir en tout autre lieu. Or, le Président Wilson n’est plus là pour défendre la ville qu’il a choisie. Et il est clair maintenant que les Etats-Unis ne participeront pas à la SdN qu’ils ont pourtant si puissamment contribué à créer. La volonté arrêtée des Gouvernements qui comptent est maintenant de substituer Bruxelles à Genève, car Bruxelles est plus près de Londres et de Paris, et les Cabinets anglais et français entendent bien en profiter pour tenter de prendre le gouvernement des organisations internationales naissantes. Et c’est ce que je suis bien décidé à éviter à tout prix. L’heure est venue pour moi de dénoncer publiquement toutes ces intrigues. » Je te demande auparavant de partir dès demain pour Genève et de me préciser au retour si l’Ecole Thudichum3, susceptible m’affirme-t-on de nous être louée, pourrait être utilisée comme siège éventuel du BIT4. »

Et c’est ainsi que je vins pour la première fois à Genève et que je fis, 48 heures après, rapport à mon ami pour lui confirmer que l’Ecole Thudichum pouvait fort bien, selon moi, être retenue comme installation possible5.

Dès lors, sans délai et sans répit, une inoubliable bataille diplomatique fut livrée. Avec une audace incroyable, qui stupéfie les milieux internationaux, Albert Thomas n’hésita pas à se dresser contre les deux pays certainement les plus près de son coeur, l’Angleterre et la France, puis à combattre publiquement les nouveaux projets du Conseil de la SdN et des Gouvernements de l’Entente. Dans un document officiellement adressé au Conseil d’administration mais distribué à la Presse, il écrivait : « On peut se demander si ce changement de siège n’indisposera pas un certain nombre de puissances qui avaient, dans la fixation à Genève, la preuve d’une entière impartialité. Nous déclarons tout net ne pouvoir sacrifier l’avenir du BIT et sa vie aux hésitations et aux combinaisons du secrétariat de la SdN et du Conseil exécutif.6 »

Timidement, avec beaucoup d’appréhension, la majorité du Conseil d’administration suivit son Directeur7. Genève fut choisie. Le 11 juin, le Secrétariat de la SdN fut informé de cette décision. Quelques jours après, un certain nombre de fonctionnaires restés à Londres vinrent occuper l’Ecole Thudichum8. Au début de juillet, les autres membres de l’équipe improvisée, directeur en tête, qui venaient de participer à la Conférence (maritime) du Travail tenue à Gênes, arrivaient en gare de Genève-Cornavin où ils furent accueillis par les fameux huissiers revêtus du manteau jaune et rouge et salués par les autorités de la ville et du canton qui témoignèrent à Albert Thomas9 la profonde reconnaissance qui lui était due.

Les réactions du Secrétariat de la SdN et du Conseil exécutif furent vigoureuses et leur mauvaise humeur persistante. Des contrats de collaboration, déjà conclus entre les deux organisations internationales naissantes furent dénoncés. Néanmoins, en automne de la même année, la première Assemblée de la SdN, qu’on avait imaginé de convoquer à Bruxelles, fut finalement convoquée à Genève10. C’est à Genève que le Secrétariat de la SdN s’installa d’abord provisoirement, puis définitivement. Par une politique d’audace, conçue et exécutée grâce à un homme politique bénéficiant de moyens et de relations politiques uniques, le BIT avait entraîné toute la troupe. Il avait, au surplus, démontré que l’Organisation internationale du Travail n’hésiterait pas à prendre elle-même ses décisions propres11. C’est de cette première bataille livrée et gagnée que date son indépendance reconnue et son autonomie nécessaire, qui lui furent d’un si précieux secours dans tous les actes de la vie internationale, et plus particulièrement au cours des journées tragiques de l’été 1940, lorsqu’elle décida souverainement de quitter l’Europe pour l’Amérique – décision capitale qui lui a permis de survivre à la guerre.12


Le premier siège à Genève, 1920-1926

Vous connaissez la suite. L’Institut Thudichum se révéla bientôt insuffisant. Ses petites chambres solitaires d’étudiants, autrefois occupées par quelques élèves balkaniques, étaient devenues grouillantes de vie et surpeuplées de collaborateurs recrutés sans concours, tous nommés par choix direct, et qui se révélèrent des fonctionnaires d’élite, travaillant nuit et jour avec passion pour un idéal qui leur était cher. Des baraques en bois furent successivement ajoutées au bâtiment principal. Installation étriquée, installation en meublé, installation de bohémiens, disait Albert Thomas, et qui ne donne pas des organisations internationales nouvelles l’impression de sérieux et de définitif qu’elles doivent avoir pour tous. Des plans furent établis, une propagande discrète faite près de gouvernements amis, des crédits votés et l’ancien palais du BIT construit.13

Seuls ceux qui ont vécu cette atmosphère de création peuvent se la remémorer telle qu’elle fut. Des campagnes de presse furent déclenchées, certains parlements saisis, et on dénonça les initiatives jugées par trop audacieuses du directeur du BIT. L’orage éclata. En plein construction, la majorité du Conseil décida de supprimer l’un des étages prévus pour faire face à tous les besoins. Suppression injustifiable techniquement, mais geste politique délibéré. La démonstration en fut apportée par la suite, puisque à l’étage ainsi supprimé furent plus tard substituées deux ailes à un bâtiment devenu insuffisant mais qui, de ce fait, perdit le caractère architectural qu’on avait voulu lui donner.

La tempête continua. Décision fut prise par la majorité du Conseil qu’aucun des postes précédemment prévus pour continuer le développement normal de l’Organisation ne serait pourvu. Tous les crédits demandés furent repoussés14. L’année suivante, notre budget de quelques six millions de francs fut brutalement réduit de un million, avec comme conséquence l’obligation de renvoyer un grand nombre de fonctionnaires compétents et dévoués.

A ces mesures financières draconiennes, destinées à couper net toutes nouvelles initiatives directoriales, s’ajouta l’attaque politique retentissante du Gouvernement français, qui contestait la compétence du BIT en matière de travail agricole. La Cour Permanente de Justice internationale de La Haye fut saisies15. Sans y être autorisé par le Conseil d’administration, Albert Thomas, bien que Français, ancien ministre et ancien membre du Cabinet de guerre, considéra comme un devoir de sa charge de se rendre lui-même à La Haye pour plaider en faveur du BIT contre son propre Gouvernement, qu’il fit condamner après une plaidoirie étincelante dont aucun de ceux qui l’entendirent n’a oublié le souvenir.

Mais j’ai hâte d’ajouter que, les polémiques closes, la France enfin mieux informée, s’inclina devant l’avis de la Cour de Justice et qu’elle ne fit jamais grief à Albert Thomas d’avoir loyalement accompli son devoir de directeur du BIT et de grand fonctionnaire international.

C’est au travers ces tempêtes que s’affirma à l’extérieur l’autorité du BIT. Mais il faut convenir que la plupart des Gouvernements l’avaient seulement conçu comme une direction modeste de documentation et d’exécution des articles du Traité de Paix, qui pourrait fort bien trouver sa place bureaucratique parmi les autres directions du secrétariat général de la SdN, alors que le monde ouvrier avait rêvé d’en faire l’organisation universelle puissante et efficace qu’elle est peu à peu devenue. Au cours de cette période, obtenir 50’000 francs d’augmentation sur un budget annuel était considéré par nous comme une grande victoire. C’est néanmoins au cours de ces années de lutte que l’activité constructrice de l’Organisation fut la plus intense. Presque chaque année, tous les Gouvernements d’Europe furent visités, puis l’Amérique du Sud, l’Amérique du Nord, l’Extrême-Orient16. Presque toujours, comme suite à ces visites, des Ministères du Travail furent crées partout où ils n’existaient pas. Et les techniciens qui nous suivaient, préparèrent pour de nombreux pays les premiers projets de lois d’assurances sociales auxquelles Thomas avait intéressé les Gouvernements. Des conventions nombreuses et d’une importance capitale furent votées à nos conférences et ratifiées par les Parlements17.

Aux conflits de caractère politique s’ajoutèrent, dans l’organisation des services du Bureau, des difficultés de langue, de compréhension de méthodes de travail et des malentendus quotidiens. Tous les problèmes d’une administration internationale nouvelle se trouvèrent en même temps posés. Mais peu à peu ce personnel international nouveau, recruté dans plus de 35 pays, s’entraina à travailler et à penser en commun, à improviser ses règles, ses méthodes, ses traditions. Les inquiétudes gouvernementales s’apaisèrent, la confiance ouvrière s’affirma, puissante et inébranlable. Et alors que la SdN se cherchait encore, notre expérience se révélait comme la plus extraordinaire des réussites.

Aucune amertume ne resta de cette rude période de bagarres constructives. A peine si cette phrase quelque peu mélancolique de notre premier Directeur, prononcée dans un de ses discours de Genève, permet-elle de l’évoquer: « Il faut, déclara-t-il, que ceux qui bâtissent sachent qu’ils seront offensés. Il faut qu’ils sachent résister aux attaques. Comme les citoyens de Jérusalem, il faut que sur le rempart, ils aient, en travaillant, leur épée ceinte autour des reins18. »

Construire d’une main, combattre et se défendre de l’autre, telles furent les singulières mais prodigieuses années de début de notre BIT.

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1 Deux dates sont possibles pour cette réunion, soit lorsque Albert Thomas se trouvait à Paris du 6 au 18 avril, soit pendant une brève escale qu’il fit à Paris en se rendant en Allemagne dans les premiers jours de mai.

2 2Il est plus probable que « l’insistence pressante » fut celle de Viple lui-même. Dans un document daté du 21 février 1920 (dossier CAT 413312), Thomas écrivait qu’il avait « promis à Viple de voir de quelle manière ses services pouvaient être utilisés par le BIT, dans le cadre des possibilités financières mises à sa disposition par le Conseil d’Administration ». Viple fut nommé le 14 mai, avec rétroactivité à partir du 8 mai 1920. Sa nomination comme responsable de la presse a probablement été due à la décision prise de déménager le siège de l’Organisation de Londres à Genève, ce qui ne permettait plus d’utiliser un service de guerre commun avec la Société des Nations. William Martin avait été nommé par la Société des Nations pour organiser son service de presse que le BIT partageait avec elle à Londres.

3 L’Ecole Thudichum (du nom de la famille qui l’avait créée) était le bâtiment appelé aussi La Châtelaine. C’est aujourd’hui le siège du CICR.

4 Viple a quelque peu exagéré son propre rôle dans l’implantation du BIT à Genève. En février 1920 déjà, le Directeur adjoint, Harold Butler, avait visité Genève et fait des recommandations détaillées au Directeur (dossier G 6/8). M. Parodi, de la Société des Nations, était chargé de négocier la location de l’Ecole Thudichum au nom du BIT et une option fut formellement établie le 6 mars et acceptée finalement le 17 mars 1920 (dossier G 6). Un procès-verbal daté du 17 mars, écrit probablement en vue de la discussion du Conseil d’Administration à sa session de mars 1920, dit: M. Butler et moi-même (Albert Thomas) avons visité la ville (Genève) et nous considérons que l’Ecole Thudichum se prête admirablement aux besoins du Bureau. Le 22 mars, le Conseil d’Administration a autorisé Albert Thomas à finaliser les arrangements pour l’établissement du BIT à Genève (procès-verbal du CA 3e session, 1920, p. 8). A la suite de quoi Butler a pu télégraphier le 29 mars: bail signé par le Directeur (dossier G 6).

5 Comme il n’existe aucun document concernant la visite de Viple à Genève et ses objectifs, on ne peut que spéculer sur les raisons qui ont conduit Albert Thomas à envoyer Viple à Genève, puisque la décision de louer l’Ecole Thudichum avait déjà été prise. Un aller-retour de 48 heures entre Paris et Genève n’aurait pas permis à Viple de mener une inspection ou des négociations détaillées. Viple a probablement un peu dramatisé la visite. Il est probable qu’il se soit rendu à Genève entre le 8 et le 13 mai, ce qui expliquerait la rétroactivité de sa nomination.

6  4e Session du Conseil d’Administration, juin 1920

7 La décision a été prise par le Conseil d’Administration le 8 juin 1920.

8 Le personnel venu de Londres est arrivé le premier, et le Bureau a ouvert ses portes le 7 juillet 1920 (dossier G 617). Le personnel, venu de la 2Conférence internationale maritime du Travail tenue à Gênes du 15 juin au l0 juillet 1920, est arrivé par train spécial le l4 juillet 1920. Viple a confondu les dates.

9 Albert Thomas est entré à Genève le l4 juillet.

10 La première assemblée de la Société des Nations s’est réunie à Genève le 15 novembre 1920.

11 Edward Phelan a écrit dans son livre Yes and Albert Thomas (2e édition en anglais, New York 1949, p. 242) que Albert Thomas avait clairement compris que l’Organisation internationale du Travail devait se forger en quelque sorte une personnalité à elle.

12 Comme l’a écrit C. Wilfred Jenks (The ILO in wartime, Ottawa, 1969), I’OIT a pu survivre à la disparition de la Société des Nations parce que, paradoxalement, l’autonomie qu’elle avait gagné par rapport à la SdN lui avait donné une vitalité que la paralysie de celle-ci n’a pas entamée.

13 La première pierre du bâtiment a été scellée le 2l octobre 1923, et le bâtiment occupé le 6 juin 1926.

14  Budget de 1923.

15  1922. Dans son livre (op.cit, p. 137-142), Edward Phelan fait une brillante description de cet événement important.

16 Edward Phelan a écrit (op.cit., p. 178) que l’histoire des missions d’Albert Thomas remplirait un livre entier. Chacune présentait ses propres problèmes et peu se déroulaient sans incident qui mériterait d’être mentionné.

17 En 1930, il y avait 30 conventions et 39 recommandations; 408 conventions ont été ratifiées par les Etats membres.

18  Est-ce que les lecteurs peuvent m’aider à identifier cette citation ?


Groupe de fonctionnaires autour de Harold Butler et Albert Thomas en 1922


Alice Golay (alias Rivaz) et le BIT / Ivan M.C.S. Elsmark

Alice Rivaz (1901-1998) fut une importante personnalité du monde littéraire, non seulement dans sa Suisse romande natale mais aussi en Europe, parmi les lecteurs d’ouvrages en langue française  même que grâce aux traductions faites en allemand et en italien. Au cours de sa vie, elle s’est vue décerner plusieurs prix, notamment le Prix Schiller (1942 et 1969), le Prix de la Ville de Genève (1975) et le Grand Prix Ramuz (1980). Nous n’avons pas l’intention, ici, d’aborder sa carrière littéraire en tant que telle, mais plutôt d’évoquer sa vie dans le cadre du BIT. Pour écrire cet article j’ai lu avec plaisir la plupart de ses livres et ne peux qu’engager mes anciens collègues à faire de même. IE

Qui était Alice Golay ?

Derrière le nom de plume de Rivaz se cache celui d’une fonctionnaire du BIT, Alice Golay, qui pendant plus de vingt-cinq ans servit dans différents postes: sténodactylographe, documentaliste et assistante de recherche. A une époque où les perspectives de carrière des jeunes fonctionnaires étaient limitées – et encore plus pour une femme – elle dut renoncer à ses aspirations pour gagner sa vie comme employée de bureau. Bien peu de ses supérieurs ou de ses collègues remarquèrent son talent et sa personnalité et les dossiers ne contiennent que peu d’informations à ce sujet1. Bien qu’elle ait écrit des milliers de résumés d’ouvrages et rédigé quantité de rapports et d’articles, on ne trouve aucune trace de son nom dans les publications du BIT. L’oeuvre de sa vie devait appartenir au monde des lettres.

La fille d’un socialiste  « rouge »

Alice Golay naquit le 14 août 1901 à Rovray (Vaud) où son père était alors maître d’école. En 1910, la famille s’installa à Lausanne ou Paul Golay se consacra entièrement au journalisme et à la politique au Parti Ouvrier Socialiste Vaudois : « Mon père, c’était une barbe noire, de velours très épais, et une pipe derrière un grand journal », écrit-elle dans son livre l’Alphabet du Matin ou elle se décrit elle-même comme «  la petite fille du chef socialiste ». Un vigoureux tribun et pamphlétaire qui fut membre du Grand Conseil, du Conseil communal de Lausanne et, à partir de 1925, du Conseil national. La musique a très tôt beaucoup compté dans la vie d’Alice. En 1920, elle reçut un diplôme de professeur de piano au Conservatoire de Lausanne. A son grand désespoir, la petite taille de ses mains ne lui permit pas d’accéder aux classes de virtuosité : l’amertume qu’elle ressentit de cet échec et de l’impossibilité d’embrasser une carrière artistique se reflètera plus tard dans plusieurs de ses livres. Dès lors, ne se voyant aucun avenir de professeur de piano et peu encline à trouver la sécurité dans le mariage, elle suivit en l92l un cours accéléré de sténodactylographie en vue de se préparer à un emploi de bureau.

L’engagement politique de son père ne facilita pas sa recherche d’un travail de ce genre. « Ses idées (progressistes) l’avaient jeté dans le difficile combat social et politique de ce début de siècle », à une époque où « le socialisme était l’épouvantail des honnêtes gens dans un pays où régnait le plus plat des conformismes bourgeois et religieux ».

Comment Alice Golay entra au BIT

Paul Golay était homme de décision. Sur le conseil de son ami Emil Ryser, fonctionnaire du BIT, il écrivit an octobre l92l à Albert Thomas pour lui demander un emploi pour sa fille, soulignant qu’elle avait « une bonne culture générale (et) de bons éléments (de la langue anglaise) ». Dans une réponse cordiale à cette lettre, Albert Thomas suggéra qu’Alice se présente à un concours pour le recrutement de sténodactylographes. Le 25 mars 1922, elle se soumit à une épreuve de deux heures mais faute de préparation elle échoua, se classant 36ème sur 44 candidates, de toute évidence en raison de sa mauvaise connaissance des sujets de la compétence du BIT.

Nullement découragé Paul Golay revint à la charge, exposant franchement le problème de sa fille. Il souligna que, malgré toutes ses qualifications, « fille d’un militant socialiste, elle est handicapée magnifiquement. La vie politique de son père l’entrave et la paralyse ». Ainsi était-elle rejetée par la bourgeoisie et même empêchée de poursuivre ses études d’institutrice. Il poursuivait: « Certes il serait ridicule de demander au BIT de devenir l’asile de ceux ou celles qui sont handicapés à la suite de circonstances de leur vie politique ou de celle des leurs. Cependant, je me pose la question de savoir si, sans faire de passe-droit, il serait totalement injuste de tenir compte de faits de la nature de ceux que je vous expose ».

Ce ne fut pas avant le 12 avril de l’année suivante qu’Alice Golay put participer à un nouveau concours. Mais cette fois elle était bien préparée et se classa première ! Pourtant, si elle avait espéré être ainsi engagée, elle devait être déçue. Bien qu’elle ait été recrutée pour la durée de la 6ème  Conférence internationale du Travail du 24 mai au 10 juillet 1924, aucune offre ferme ne lui fut faite. Simple négligence bureaucratique? Toujours est-il que Paul Golay fit de nouveau appel à Albert Thomas, lequel décida que le premier poste disponible qui put lui convenir serait offert à sa fille. En conséquence, en mars 1925, elle fut à nouveau recrutée pour la Conférence et, ensuite, engagée par le Bureau.

Au pool dactylographique

Le 15 juin 1925, Alice Golay entra au BIT en qualité de sténodactylographe (classe B monolangue) alfectée au Bureau de dactylographie, multigraphie et ronéo. Pour la jeune pianiste, ce dut être un choc culturel que de pénétrer dans les bureaux bourdonnants du pool dactylographique placés sous le commandement rigide de son chef, Geneviève Laverrière2, que nous pourrons reconnaître sous les traits de la belle et autoritaire Madame Fontanier dans les romans Comme le sable et Le Creux de la Vague. Dans ces livres, elle se souvient du pool comme d’une unité composée de nombreuses jeunes femmes de nationalités diverses, travaillant « dans l’atmosphère très féminine qui régnait dans le service de Mme Fontanier », chacune « ayant fait le choix de la carrière de fonctionnaire internationale, toute nouvelle alors et combien attirante (…) mais par là même commencé une existence en marge des siens et de son milieu ». Plus tard Alice devait décrire ce déchirement dans Comptez vos Jours : « J’éprouvais comme une sorte de séparation (…), séparée parce que je ne me suis pas mariée, parce que je n’ai pas eu d’enfants (…) ; séparée de mes compatriotes parce que j’ai gagné ma vie non parmi eux mais parmi des étrangers (…) ; séparée de moi-même parce qu’arrachée à celle que j’étais, tout en n’étant pas encore celle que je deviendrai quand j’en aurai fini de faire peau neuve ».

Dans ses livres, elle se souvient de la vie qui s’offrait à qui approchait le bâtiment du BIT au bord du lac : « Un grand parc planté de vieux arbres, avec une façade grise qui se cache derrière des branches. Mais lorsqu’on suivait le petit sentier couvert de feuilles mortes (…) voilà qu’on débouchait sur un parc d’automobiles, et alors, ce qui sautait tout à coup dans les yeux ce n’était pas la belle et ancienne demeure bourgeoise qu’on attendait dans un tel lieu, mais bien une grande baraque aussi laide qu’une manufacture ». Dans son journal et ses romans, elle décrit le lac  et surtout « le jardin qui entourait l’immense bureau (lui semblant) merveilleux de douceur et de mystère »; le hall d’entrée dallé de marbre, les longs corridors, le « mystérieux » pool dactylographique, les bureaux avec leurs boîtes d’entrée pleines de documents et de publications, les murs « décorés » de dossiers, les tables de travail couvertes de livres et de papiers, les fonctionnaires affairés avec leur porte-documents, les conversations sur les affaires de coeur et de bureau, les maisons de fonctionnaires où trônaient des photos d’Albert Thomas (détail véridique !)… Elle observe tout cela et le couche sur le vélin de ses romans en toile de fond de bouillonnements de l’âme humaine : amours, espoirs, déception, égoïsme, destin de femmes dans une société souvent hostile. Au début, elle avait loué une chambre quai des Bergues, mais en 1932, elle s’installa dans un petit appartement (deux pièces cuisine) au 5 avenue Théodore-Weber où elle devait demeurer jusqu’en 1992. Aux yeux d’Alice Golay, Genève apparut comme « la Babylone helvétique » tellement différente de tout ce qu’elle avait connu. De même que pour Hélène, dans son roman Le Creux de la Vague « d’année en année, sa nouvelle vie avait pris de plus en plus de place et l’ancienne de moins en moins ». Au début son chef Mme Laverrière, nota « certaines tendances au bavardage et à l’inactivité pendant les heures de travail », mais rapidement elle s’habitua à la routine du bureau et, en mai 1926, elle gagna un concours interne et fut promue au grade de commis de 1ère classe.

Piège pour documentaliste

Alice Golay dut faire face à de nouveaux défis lorsqu’elle fut transférée en juin 1926 au Service de documentation de la Section des renseignements généraux. Elle devait y passer les treize années suivantes dans les fonctions de dépouilleuse, une période de sa vie dans laquelle elle a fréquemment puisé pour ses romans. Son travail consistait en effet à dépouiller les périodiques et les documents en langue française que recevait le Bureau et à en préparer des résumés. Dans ces tâches ses dons d’analyse et de rédaction lui étaient précieux et elle fut bien notée : « le choix des articles ou des informations relevés est bien fait. Les résumés sont intelligents et consciencieux, bien que, malheureusement entachés de fautes d’étourderie (fautes de frappe, d’orthographe)”!

Le volume des tâches était extrêmement lourd et le chef, Mlle Marie Schappler, très exigeant : comme on peut encore le voir dans les dossiers, celle-ci tenait à jour des statistiques détaillées du travail accompli. L’un de ses propres rapports annuels souligne qu’elle était « exigeante pour son personnel comme pour elle-même, acharnée au travail et dévouée au service ». Alice Golay souffrait sous le poids de ce fardeau. Dans Jette ton Pain, elle a avoué qu’ « elle succombait sous une charge de travail excessive, tenue de résumer pas moins de trente-cinq articles de revues et de journaux en une seule journée, sans compter les Débats du Parlement français dont l’analyse quotidienne figurait au nombre de ses tâches, ce qui l’obligeait souvent à emporter du travail chez elle et à veiller tard dans la nuit pour en venir à bout ». Ses efforts devaient être reconnus et, en 1939, son chef la désigna comme « l’une des meilleures dépouilleuses du service ».

Premiers pas en littérature

Dans Le Creux de la Vague, l’héroïne s’interroge à propos de sa carrière : « Ai-je vraiment fait un bon choix pensa-t-elle avec un serrement de coeur tout en refermant les portes de sa voiture, comme si elle avait attendu douze ans pour se poser cette question et se mettre à rêver d’une (autre) vie qui eut pu être la sienne si elle l’avait voulu et qu’elle ne connaîtrait jamais par sa faute ». Les choix que l’on fait dans la vie, et le courage qu’il faut pour les assumer, sont un thème qui revient fréquemment dans son oeuvre. Dans Comptez vos Jours, elle pose la question du rôle des femmes à une époque où « lentement, s’élaborent de nouvelles servitudes et grandeurs féminines ».

Féministe, pacifiste et socialiste, Alice Golay était parfaitement au fait des tumultes politiques de son temps. En 1932, Genève fut frappée par une forte crise économique doublée d’agitation sociale. Ces troubles culminèrent en une énorme manifestation réprimée par l’armée. Dans ce contexte, Alice tenta en 1935 d’écrire un roman mais le manuscrit fut ultérieurement détruit. En 1935, la création d’un club, la Guilde du Livre, fut l’occasion d’un nouvel élan de son inspiration littéraire. Albert Mermoud, directeur de la Guilde, lui suggéra d’écrire un article sur cet événement et, en juillet de l’année suivante, au cours de vacances sur la Côte des Maures, elle entreprit d’écrire les premières pages de Nuages dans la Main, qui devait être publié en 1940.

Abusée

Assez naïvement Alice Golay se laissa entraîner dans une affaire sordide qui aurait pu avoir pour elle de sérieuses conséquences. Une de ses collègues, Heidi Flubacher-Stöcklin, s’était liée d’amitié avec un certain Yves Le Gallou (alias Marcel Dupan ou René Landais) qu’elle avait accepté d’aider dans la vente d’une luxueuse propriété de Barcelone, soi-disant réalisée au profit de l’enfant en bas âge de cet homme. A l’occasion d’un séjour de Le Gallou à Genève, croyant avoir affaire à un objecteur de conscience, Alice Golay avait accepté de l’héberger chez elle pour quelques nuits et d’y garder en dépôt une malle. Il s’avéra plus tard que le personnage était un escroc et un voleur et que cette malle recelait des marchandises volées. Après son arrestation Alice Golay fut appelée à témoigner dans cette affaire dont la presse genevoise s’était largement emparée. Il en résulta qu’elle fut suspendue de ses fonctions le 27 décembrc 1939 en attendant les résultats d’une enquête disciplinaire. Après que le tribunal eut abandonné toutes charges contre elle, elle démissionna volontairement le 3l janvier 1940, dans le cadre du Plan général de réduction de personnel pour la durée de la guerre et reçut environ 20.000 Francs de la Caisse des Pensions.

Une nouvelle vie

Dans son journal intime (Carnets, 1939-1982), elle écrivit : « Mon dernier jour au Bureau je le passe à faire de l’ordre dans mes tiroirs et placards (…) Il y a quatorze ans et huit mois que je travaillais dans ces murs, râlant de passer ma vie, enfermée du matin au soir, à la gagner. Or j’éprouve aujourd’hui une sorte de déchirement à l’idée de ce départ. Cette table, ce bureau, ces deux grandes fenêtres où vivaient de si beaux arbres, les ciels changeants où passaient les nuages, tout ça durant quatorze ans et huit mois je le regardais souvent tout en travaillant. Cette sorte de deuxième home que devient peu à peu un bureau où l’on vit toutes ses journées. Surtout un bureau comme le nôtre, ainsi que me le disait hier Liliane, « où nous avons trouvé bien autre chose qu’un gagne-pain ». Oui, bien autre chose, nos amitiés, nos amours. C’est durant ces années si importantes de notre jeunesse, que nos coeurs ont poussé de longues et fortes racines. »

Comme chez tant d’autres qui, soudain, s’arrêtent de travailler, la fin de la routine quotidienne laissa en elle un vide inattendu. Elle confesse dans son journal : « Hier premier jour de liberté. Ai-je désiré souvent cette libération qui me permettrait d’écrire ! Or ma réaction fut inattendue. Je n’avais envie ni d’écrire, ni de peindre, ni de faire de la musique. Pour la première fois, j’aurais préféré travailler au bureau ! (…) Je ne savais pas avoir à ce point besoin des autres, c’est à dire de la présence de mes amis et camarades de travail. Cet élan, cette exaltation, cette énergie intérieure que je croyais mes biens propres, ce sont eux qui me les donnaient. D’en avoir rencontré quelques-uns, je me sens revivre. Je recommence à voir, à entendre. Et voilà la raison qui m’a permis d’écrire ces trois pages : « j’ai communiqué avec les autres ».

Temps de guerre et travaux littéraire

La guerre a éclaté en Europe, Alice se retrouve sans emploi, mais elle a reçu « le plus beau des cadeaux : le temps d’écrire ». En juillet 1940, elle a terminé Nuages dans la Main que publie la Guilde du Livre en décembre suivant sur la recommandation de l’écrivain célèbre C.-F. Ramuz. Ses parents découvrent avec surprise ses travaux littéraires et leur réaction est mitigée. Paul Golay lui détaille dans une lettre ce qu’il considère comme des « fautes » dans l’ouvrage et lui recommande de tout recommencer. Sa mère la conjure de supprimer certaines pages qu’elle trouve « scandaleuses ». Pour protéger sa famille et son nom, Alice Golay choisit le nom de plume d’Alice Rivaz (du nom d’un village proche de son lieu de naissance). Plus tard, dans son livre Ce Nom qui n’est pas le Mien, elle parlera de cette double personnalité qu’elle a dû assumer, navigant entre Charybde et Scylla, souhaitant garder secrète sa vie privée, tout en s’exposant pour être connue et reconnue.

En 1942, René Julliard obtint les droits pour la France. On entreprit quelques changements de vocabulaire et l’on supprima, en raison de l’occupation, toute référence à Hitler et à la guerre. Dans une préface, l’académicien Edmond Jaloux critiqua certains « helvétismes et négligences de style » – qui effectivement ont été corrigés dans la nouvelle édition – et il se lança dans une attaque contre les organisations internationales, en particulier contre I’OIT. Ceci provoqua un conflit avec Alice Golay qui en avait découvert le texte sur les épreuves. A sa demande expresse, la référence à I’OIT fut supprimée. Tout comme son père, elle savait montrer courage et fermeté.

Dans les années qui suivirent, elle écrivit plusieurs romans sous son nom de plume Alice Rivaz ; parmi lesquels Comme le Sable fut publié en 1946 et Paix des Ruches en 1947 et une anthologie de la poésie française en 1942 ; tout en traduisant, avec son ancienne collègue Suzanne Fontana le roman de John Brophy : Immortal Sergeant. Sous son vrai nom elle écrivit aussi des articles pour diverses publications, consacrés surtout aux questions féministes et sociales. Pour assurer ses fins de mois, elle accepta un certain nombre d’emplois temporaires ; ainsi au Bureau de Presse anglo-américain qui lui servit de toile de fond pour son roman La Paix des Ruches (1947).

Temps difficiles au BIT

Avec la fin de la guerre, le Bureau de Presse ferma ses portes en août 1945 et Alice Golay se retrouva sans travail. Dans ces circonstances, dès le 5 avril 1946, elle demanda sa réintégration au BIT, mais ce ne fut qu’après le retour à Genève du « Centre de Travail » et l’intervention du syndicaliste suisse Charles Schürch qu’elle y fut réengagée en novembre 1948 ; non comme documentaliste, mais comme commis au Registry ! Une décision pour le moins surprenante compte tenu de sa carrière passée et de sa réussite littéraire, mais il semble qu’il n’y eut alors aucune autre vacance de poste et elle avait un besoin critique de travailler.

Les trois années qui suivirent furent probablement pour elle les plus frustrantes et les plus physiquement exténuantes. Assignée à la tâche de l’enregistrement du courrier « arrivée », elle n’avait ni l’expérience ni la force physique de faire face aux tâches qui lui étaient imposées. Le personnel travaillait sous l’oeil vigilant du chef du Registry, Gustave Dubourg et de son assistante, Mme Marthe Barambon, qui, à travers la paroi vitrée d’une pièce voisine, surveillaient l’activité du service. Les exigences du travail étaient avant tout manuelles, notera Dubourg : « En dehors des qualités physiques des candidats, les inscriptions dans les différents registres obligent à rester debout pendant de longues heures ».

L’activité littéraire d’Alice marqua alors le pas. Elle s’en plaignit dans son journal : « Sept mois de silence et d’indicibles souffrances morales dans une sorte de fixité de tout, malgré mon changement de vie et ma rentrée au BIT et l’obligation de me concentrer sur un travail qu’on me dit temporaire, lequel est tout à fait contraire à mes goûts et ne correspond pas à mes connaissances professionnelles, vrai travail de manoeuvre s’effectuant debout, consistant à déplacer et à replacer des fiches dans des classeurs très difficiles à ouvrir et à fermer. (…) J’apprends à mon tour que la fatigue du corps, des muscles, des jambes, du dos, de la nuque, ne crée en vous qu’un seul et profond besoin : celui de se coucher, de s’anéantir dans le sommeil une fois terminée la corvée journalière ».

Son rapport annuel pour 1949, tout en reconnaissant sa bonne volonté et son intérêt pour les activités du BIT, critique sa connaissance insuffisante du travail et des procédures du Registry. Il en résulta que la commission d’avancement prolongea sa période d’essai et refusa son augmentation annuelle.

Tout en considérant que « Mlle Golay n’était probablement pas faite pour les tâches qui lui ont été assignées au Registry, (la commission recommanda que) si et quand une vacance de poste se présenterait dans un autre service, une possibilité de transfert lui soit offerte ».

L’année suivante le rapport fut plus favorable et son engagement confirmé. Le ciel commençait à s’éclaircir. Elle fut promue « membre de division adjoint » (l’équivalent d’un P1) et, le 1er septembre 1949, transférée à la Division de la main d’œuvre.

Affaires de famille

Hélas, ce tournant favorable dans sa vie professionnelle s’accompagna de graves soucis familiaux. Son père, Paul Golay, était décédé en juin 1951. Avec l’aide de sa mère, elle publia rapidement la même année, sous le titre Terre de Justice, une compilation de ses écris politiques sélectionnés parmi quelques 7000 articles. Le père et la fille possédaient tous deux un réel talent de plume, mais Paul Golay n’avait jamais eu d’ambition littéraire, ses écrits n’ayant été qu’un instrument au service de sa lutte pour le triomphe de ses convictions.

La mère d’Alice, Marie Golay, déménagea alors à Genève pour vivre auprès de sa fille dans le modeste appartement de celle-ci. En dépit de leur amour réciproque, leur vie commune tourna à l’aigre. Alice Golay y vit un nouvel obstacle à son besoin d’écrire. Elle devait plus tard s’inspirer de cette expérience dans le chapitre IX de Comptez vos jours et dans Jette ton Pain. Elle y décrit avec émotion et honnêteté la tension entre les deux femmes, pudiquement nommées Mme Grace et sa fille Christine.

Un nouveau départ

Au BIT, Alice Golay était enfin parvenue à un poste où sa compétence et son expérience furent appréciées. Après quatre mois à la Section de la formation professionnelle, elle gagna un concours et fut nommée le 1er  juin 1952 assistante de recherche à la Section de l’emploi. Un projet de l’envoyer en Belgique pour y acquérir l’expérience d’un service de l’emploi fut abandonné en raison de sa situation familiale. Dans son nouveau poste elle trouva une activité stimulante, bien que souvent fatigante et, plus important encore, des relations amicales et plus humaines parmi ses collègues et avec son supérieur hiérarchique.

Une sympathique tradition de cette époque consistait pour le Directeur général, à féliciter les membres du personnel à l’occasion d’une promotion. Alice Golay reçut ainsi une lettre de David A. Morse le 7 janvier 1952. Elle y répondit le 11 janvier, le remerciant de la confiance qu’il avait placée en elle et l’assurant qu’elle ferait de son mieux pour accomplir ses nouvelles tâches dans le meilleur intérêt du service, participant ainsi à la poursuite de l’objectif commun de justice sociale.

Son chef direct était Donald L. Snyder qui la trouva « consciencieuse et très travailleuse, (dotée) d’un bon jugement et digne de confiance (…), coopérative et intelligente : un élément efficace et de valeur pour la Section ». Ses tâches, au cours des huit années qui suivirent, couvrirent une large palette de questions relatives à la situation de l’emploi et au marché du travail dans le contexte des services de l’emploi, de questions concernant les travailleurs âgés et les femmes, comprenant la préparation de quelque 600 résumés de documents chaque année. Elle participait à la recherche et, à l’occasion, assurait des travaux de traduction. Ce n’était sans doute pas un travail bien passionnant pour une personne de sa sensibilité.

Bien que son nom n’apparut pas en tant qu’auteur (à l’époque, les travaux de la plupart des fonctionnaires étaient publiés anonymement), elle écrivit des notes pour Industrie et Travail et pour la Revue internationale du Travail (deux articles [RIT, juin 1954 et juillet 1955] sur l’emploi des travailleurs âgés et sur les femmes âgées), un rapport pour la commission des industries du textile (1958), un chapitre du rapport sur L’âge de la retraite pour la Conférence régionale européenne (1955) et un rapport sur l’emploi des travailleuses âgées destiné au Comite des Nations Unies sur le statut des femmes (9ème  session, mars 1955). A propos de ce dernier rapport, elle avoua dans son journal : « Je ne connais pas le premier mot de cette question. Fabriquer une telle étude en six semaines, à moi seule : une histoire de fou ». Et pourtant, elle l’a fait !

Elle courait après le temps pour se consacrer à son oeuvre littéraire. Dans son journal, elle évoque son emploi du temps quotidien : « Bureau : 8 heures ; travail pour le bureau chaque soir : 2 heures minimum sans compter le dimanche ; quatre trajets par tram d’une demi-heure chacun : 2 heures ; trois repas : 2 heures et demie ; total : 14 heures et demie. Dans ces conditions, comment songer à écrire, ne serait-ce que des notes de carnet ? ».

Alice Golay entretenait de bonnes relations avec ses collègues. L’une d’elles, Antoinette Béguin, s’en souvient encore comme d’ « une personne charmante, chaleureuse, douce et amicale. Elle s’intéressait aux gens mais n’était jamais envahissante ou indiscrète. Elle avait le sens de l’humour, mais avec gentillesse et jamais aux dépens de quiconque ». Elle trouvait son inspiration dans la vie au bureau mais, comme elle l’a expliqué, « n’est-ce pas pour donner en quelque sorte du relief à certains de tes modèles, c’est à dire à ceux qui t’entourent dans ta vie quotidienne, avec qui tu travailles au bureau, que tu ne peux t’empêcher, en pensée, de les modifier, de les gauchir, de les gommer en partie, et en même temps de leur ajouter quelque chose, d’exagérer certains de leur gestes, de leur prêter des qualités et des défauts qui ne sont pas forcément les leurs, des comportements dans lesquels tu les enfermes – ayant ainsi l’impression de les élever parfois au-dessus d’eux-mêmes, ou au contraire de les abaisser, voire de les réincarner dans un être tout à fait nouveau, devenu personnage de roman ».

Libre et reconnue

Le 4 mai1958, Alice Golay note dans son journal : « Maman est morte au cours d’un long sommeil sans angoisse ». Sa tristesse se mêlait d’un sentiment de soulagement à l’idée d’être à nouveau libre d’entamer une nouvelle vie.

Un deuxième événement intervint : une offre de contrat de la Fondation Pro Helvetia, qui hâta sa décision de se consacrer entièrement à l’écriture : « Tournant important de mon existence. Petit fait gros de conséquences puisqu’il m’incite à démissionner du BIT plutôt que je n’avais pensé à le faire dans le meilleur des cas, c’est à dire avant l’âge de la retraite. J’espère que je pourrai réaliser enfin ce à quoi depuis longtemps je rêve », tel que la rédaction de ses carnets quotidiens. Ainsi donna-t-elle sa démission le 12 février 1959 pour prendre effet en août. Elle avait 58 ans, elle était libre de poursuivre ses ambitions littéraires, ainsi que la musique et la peinture.

C’est avec un peu de tristesse que l’on peut lire dans son journal : « Aujourd’hui, 31 juillet 1959, mon dernier jour au BIT… En additionnant les années pendant lesquelles j’ai travaillé dans cette institution, entre les deux guerres et depuis la dernière guerre, cela donne vingt-cinq ans et quelques mois, toutes mes meilleures années perdues, exception faite des années de guerre où, pour la première fois, j’ai eu du temps libre pour écrire ».

Dans les années qui suivirent, elle publia : Sans Alcool (1961), Comptez vos Jours (1966), Creux ile la Vague (1967), Ce Nom qui n’est pas le Mien (1980), Trace de Vie, Carnets 1939-1982 (1983) et Jean-Georges Lossier, Poésie et Vie intérieure (1986). Plusieurs de ses livres sont actuellement en cours de réimpression par la maison d’édition « L’Air » ainsi les lecteurs pourront à nouveau savourer son œuvres. De prestigieux Prix littéraires ont récompensé ses œuvres et une plaque a été apposée sur l’immeuble du 5 avenue Théodore-Weber où elle vécut de 1932 à 1992. Elle passa ses dernières  années à la maison de retraite « les Mimosas » : elle y mourut le 27 février 1998.

__________

1 En particulier les dossiers P.1648, P.6/8 pt.II, PD 611120. J’exprime ma reconnaissance pour la permission qui m’a été donnée de reproduire des éléments de la collection des Archives du BIT et pour l’aimable assistance qui m’a été donnée par l’archiviste Remo Becci et M. J.-J. Chevron pour la Traduction en français.

2 Son intelligence, et sa capacité à maintenir une stricte discipline parmi un personnel nombreux et hétérogène, travaillant dans des conditions considérablement plus pénibles que dans d’autres unités, (extrait du rapport annuel de 1935).


Deuxième contribution illustrée au centenaire de l’OIT / Natan Elkin

Don Quichotte dit : “Les deuxièmes parties n’ont jamais été bonnes”, ce qui aurait dû me dissuader d’écrire cette deuxième contribution après le succès retentissant de ma première contribution au Centenaire de l’Organisation Internationale du Travail.

La découverte de nouveaux témoignages photographiques des délégués latino-américains et la rencontre avec Liza Burgos, descendante du délégué du Panama à la Conférence de Paix, ont provoqué ces lignes. Les cheveux du Dr Martínez Ortiz, le regard d’Antonio Sánchez de Bustamante et le mouvement de la tête d’Antonio Burgos lorsque Clemenceau s´adresse aux délégations réunies au Trianon et à Saint-Germain-en-Laye, justifient une nouvelle réflexion avant de conclure le centenaire de l’OIT.

Mes recherches ont également mis à jour la première déclaration sur l’avenir du futur du travail faite par un Britannique, le 14 février 1919. Mes fidèles lecteurs découvriront aussi que, le 1er février 1919, George L. Berry, futur sénateur démocrate du Tennessee, était sur la photo de la Commission de la législation internationale du travail.

Dans ce document, je rafraîchis l’information sur le comte polonais Jota Zoltowski et j’offre la possibilité d’accéder au film de mon voyage dans les terres des comtes Potocki, en mémoire, en cette année du centenaire, de l´ouvrage sur les normes internationales du travail rédigé par Geraldo Von Potobsky et Héctor Bartolomei.

Une nouvelle photo du Docteur Martínez Ortiz

1919-01-25-Dr Martinez Ortiz en la apertura de la Conferencia de Paz

Dans la publication précédente, j’ai développé une thèse avec deux hypothèses : la seule photo de la Commission de la législation internationale travail où l’on pouvait admirer le délégué cubain, le Dr Rafael Martínez Ortiz, avait été prise le samedi 25 janvier ou le samedi 1er février 1919. Ce furent en effet les deux seuls jours où les distingués représentants de la République tchécoslovaque (Edouard Benes) et de la République de Cuba (Rafael Martínez Ortiz) se sont retrouvé ensemble aux réunions de la Conférence de Paix.

Suivant les pas de Stanley Taylor, qui a développé une passion pour montrer sa collection de L’Ilustration sur le site web des retraités de l’OIT, j’ai également décidé de consulter la collection personnelle de ma belle-mère de ce journal français.

L’Ilustration raconte que le samedi 25 janvier 1919, à 15 heures, Henri Poincaré, Président de la République, déclarait ouverte la Conférence de Paix dans le Salon de l’Horloge du Ministère des Affaires étrangères.

L’Illustration établit une description éloquente du moment :

Les peintres d’histoire éterniseront cette scène unique. Comme cadre, le ministère des Affaires étrangères. Plus précisément, le salon dit de l’Horloge, au rez-de-chaussée du ministère. On y accède par les deux perrons de la façade, quai d’Orsay. Le salon, comme l’ensemble des appartements, date du Second Empire. Il est rouge et or. Ses trois larges fenêtres, encadrées de rideaux de soie à ramages, ont vue sur la Seine et les Tuileries. Au fond, une immense cheminée de marbre dans laquelle est encastrée l’«horloge». Face aux fenêtres, trois baies font communiquer le salon avec une galerie.

Le Dr Rafael Martínez Ortiz apparaît de dos, au bord droit de la photo, les cheveux épais et blancs. Avec un peu d’effort, on peut distinguer le début de sa fameuse moustache. Selon le plan de la réunion publié par L’Illustration, le Dr Martínez Ortiz occupe le siège n° 29. Les chaises des délégués du Guatemala et du Panama, qui se trouvent de l’autre côté du fer à cheval, sont restées vides en l´absence de Joaquín Méndez et d´Antonio Burgos.

Le Dr Martínez Ortiz semble avoir fixé son regard sur le lieutenant Paul Mantoux, l’officier qui interprète le discours d’ouverture de Poincaré. Alors que le Dr Martinez Ortiz continue à prêter attention à la déclaration, il tourne le dos et laisse admirer ses cheveux blancs épais, au très honorable Joao Pandiá Calógeras, qui sera considéré comme le “Clausewitz de la politique étrangère brésilienne”. Assis à la droite du Dr. Martinez Ortiz, le Ministre d´Affaires étrangères de la Grèce, Nicolas Politis, ne semble pas prêter attention à l’interprétation du discours pour s’immerger dans une lecture certainement plus productive.

1919-01-18-Martinez Ortiz asiste a la apertura de la Conferencia de Paz-de espaldas pelo blanco muy tupido

De l’autre côté de la table, devant le Dr. Martínez Ortiz, se trouvent les trois places réservées à la délégation belge, bien que seuls deux délégués étaient présents ce jour-là : Paul Hymans, ministre des Affaires étrangères, et Jules Van den Heuvel.

À la fin du discours de Poincaré, le président Wilson a proposé, et les personnes présentes ont levé les bras en signe d’acceptation, que Georges Clemenceau soit élu président de la Conférence. L´Illustration a remarqué que l’interprète avait fait dire à Lloyd George qu’il considérait Clemenceau comme “le plus grand vieillard de France” ce qui a été ensuite rectifié par “M. Clemenceau est le plus grand jeune homme de la France”.

L’ordre du jour de la réunion comprenait trois points : 1) responsabilité des criminels de guerre, 2) sanction des crimes commis pendant la guerre, 3) législation internationale du travail. « Les commentaires sur ces projets sont les bienvenus. … la question de la “Société des Nations” sera à l’ordre du jour de la prochaine session ».  La séance est levée à 16 h 50.

A ce moment de l’histoire des Grandes Puissances, la question sociale avait acquis un niveau d’importance comparable aux questions militaires.

Devant le président Wilson, Barnes, au nom du monde du travail anglais, salue “l’aube qui se lève”.

1919-01-L Illustration-Barnes au nom du monde du travail en Grande-Bretagne salue l aube qui se leve

L’Illustration a enregistré le moment crucial dans lequel l’OIT naissante a focalisé, au moins un instant, l’attention des plus grands dirigeants du moment. Avant de retourner à Washington le 14 février 1919, le Président Wilson a examiné les dispositions qui avaient été adoptées pour créer la Société des Nations. Le dessin présenté par L’Illustration montre le ministre britannique Georges N. Barnes, l’un des chefs du parti travailliste anglais, avec ses yeux très myopes, son visage honnête et vif, qui déclare, avec une énergie tranquille, en s’adressant à l’OIT naissante:

“Tu seras généreuse, désintéressée, altruiste, sans égoïsme impérialiste, tu te préoccuperas du salaire des ouvriers et des conditions de leur travail».

Ces mots destinés à l’OIT restent toujours pertinents.

Le 14 février 1919, Georges N. Barnes a été le premier britannique à faire un rapport sur l’avenir du futur du travail. Il a obtenu l´attention particulière de Wilson, Clemenceau et Balfour, et des délégations présentes à la Conférence de Paris.

Deux militaires sur la photo de la Commission de la législation internationale du travail du 1er février 1919

J’ai toujours eu l’impression qu’il y avait au moins deux autres personnages en trop sur la photo de la Commission de la législation internationale du travail.  Deux personnages en uniforme militaire, l’un à gauche et l’autre à droite, sur la deuxième ligne de la photo.

1919-02-01-Dos militares en la foto

Le militaire à l’extrême gauche de la deuxième rangée de la photo est un Américain. La vignette des archives du BIT disait qu’il s´agissait de “Gordon L. Berry”, et il a bien existait un certain Gordon Lockwood Berry. Le 7 janvier 1932, le New York Times publia une notice nécrologique sur Gordon Lockwood Berry rappelant, entre autres, que Gordon Lockwood Berry avait travaillé pour la Société des Nations dans l’opération humanitaire qui avait permis de déplacer 22 000 enfants de la Turquie vers la Grèce.

Cependant, dans les documents publiés par le Office of the Historian du département d’État, dans la “Labor Section of the American Commission at the Peace Conference”, on trouve un officier de liaison : le Major George L. Berry.

George L. Berry, un sénateur démocrate à la naissance de l’OIT

George L. Berry était un syndicaliste éminent, lié à Sam Gompers. George L. Berry a également été sénateur du Tennessee en 1937-1938. Le Sénat américain a publié un résumé qui est éloquent :

BERRY, George Leonard, a Senator from Tennessee; born in Lee Valley, Hawkins County, Tenn., September 12, 1882; attended the common schools; employed as a pressman from 1891 to 1907 in various cities; served during the First World War in the American Expeditionary Forces, with the rank of major, in the Railroad Transportation Engineers 1918-1919; president of the International Pressmen and Assistants’ Union of North America 1907-1948; also engaged in agricultural pursuits and banking; delegate to many national and international labor conventions; appointed on May 6, 1937, as a Democrat to the United States Senate to fill the vacancy caused by the death of Nathan L. Bachman and served from May 6, 1937, to November 8, 1938, when a successor was elected; unsuccessful candidate for nomination in 1938 to fill the vacancy; resumed the presidency of the International Pressmen and Assistants’ Union of North America, and also his agricultural pursuits at Pressmen’s Home, Tenn., until his death on December 4, 1948; interment in Pressmen’s Home Cemetery.

En ce centenaire, avec l’aimable assistance de Fiona Rolian et les autres amis du BIT sur Facebook, l’Organisation a réussi à identifier une autre des personnalités de la Commission de la législation internationale du travail.

La trajectoire de George L. Berry aurait dû être plus valorisée lors de la commémoration du Centenaire. Il n’y a pas beaucoup de cas où une personnalité liée à l’OIT a siégé au Sénat américain.

Colonel Lister : un agent du Komintern sur la photo ?

Le personnage militaire, bien à droite de la photo, portait le nom d’un agent du Komitern : le Colonel Lister, dont les fléaux sont connus par ceux qui connaissent la guerre civile espagnole et ont lu les livres de Jorge Semprún. Impossible qu’un Espagnol en uniforme, même avec un entrainement soviétique, se soit glissé dans la Conférence de Paix.

La solution de l’énigme se trouve dans L’Illustration, du 3 mai 1919, qui nous offre une photo de trois individus : le colonel Lister, de l’armée britannique, le colonel français Henry et M. Oudaille. Ces trois personnalités se sont réunies dans les jardins royaux de Versailles pour recevoir la délégation allemande appelée à signer les conditions de la paix.

1919-05-03-Colonel Lister Colonel Henri et Oudaille attendent les delegations allemandes

Le Colonel Lister de la photo de la Commission de la législation internationale du travail fut le Lt. Col. Frederick Hamilton Lister (1880-1971). Dans les archives militaires, vous trouverez cet excellent résumé:

Born 1880; educated at Radley College and Royal Military Academy, Woolwich; commissioned into Royal Artillery, 1900; seconded for service with the Punjab Frontier Force, India, 1902-1911; Capt, 1911; graduated from Staff College, Camberley, Surrey, 1914; served in World War One, 1914-1918; posted to General Staff, 1914; Maj, 1915; awarded DSO, 1916; General Staff Officer 1, British Mission, Belgian General Headquarters, Western Front, 1917; General Staff Officer 1, General Headquarters, France, 1917-1918; Brevet Lt Col, 1918; General Staff Officer 1 in charge of British Mission to 1 French Army, 1918; General Staff Officer 1, Supreme War Council, Versailles, 1918-1919; British Representative, Allied Mission, Enemy Delegations, Paris, 1919; service in South Russia as General Staff Officer 1, British Mission to White Russian Gen Anton Ivanovich Denikin, 1919-1920; accompanied French operations in the Rif Mountains, Morocco, 1926; Lt Col, 1927; retired 1931; member of HM’s Body Guard of the Honourable Corps of Gentlemen-at-Arms, 1932-1950; died 1971.

Bien que le petit colonel français Henry cache ses mains, ce n’est pas le colonel Hubert Henry qui avait joué un rôle terrible dans l’Affaire Dreyfus et était bien mort depuis 1898. Les recherches de Bertrand M. m’ont permis d’identifier un officier nommé Edmond François Henri (1872-1931).

Les Comtes Zoltowski et Potobsky en Argentine

De la gauche de la photo de la Commission de la législation internationale du travail, à la deuxième ligne où se trouvait le futur sénateur George L. Berry (en habit militaire américain), apparaît Guy H. Oyster, secrétaire particulier de Sam Gompers, et puis on retrouve le comte Zoltowski.

Dans le procès-verbal de la Commission du droit international du travail, il est dit que le comte Zoltowski répondait au nom de Jean : comment savoir si le comte Zbigniew Zoltowski, enterré le 16 février 1973, dans la chaleur suffocante et humide de Recoleta, est celui qui supporte le froid parisien du 1er février 1919 ?

OIT Centenario-Condes en la Recoleta

Selon des informations provenant de sites spécialisés, la famille Zoltowski reçut tardivement le titre de comte en 1840, excluant ainsi la possibilité que les comtes Zoltowski se soient trop multipliés en 1919.

Les autres informations que j’ai trouvées sur le comte Zbigniew vont dans le même sens :

Polish diplomat and Count. He was Plenipotentiary Minister of Poland in the exile in Argentina, during the communist regime in his country. Together with his son Jan was able to bring humanitarian aid to Polish refugees in Europe through the Red Cross and also attended Polish political refugees in Argentina. He was awarded by the Polish Government in London with the great band of the Order of the Rebirth of Poland.

Le titre de comte des Zoltowski pouvait se transmettre au premier-né, ce qui explique pourquoi, lorsque le décès de son fils fut annoncé le 21 avril 1988, Jan Damascen Edmund conserva le titre de comte (et chevalier de l’Ordre de Malte). Jan est la version polonaise de Jean, le nom sous lequel son père s’est identifié à la Conférence de Paix.

OIT CENTENARIO-Lazaro Costa

Le comte Jan a épousé une Argentine dont le nom semble prédestiné à célébrer le centenaire de l’OIT et le futur du travail : María Luz.

Contrairement à son distinguée beau-père qui avait participé à la rédaction de la base constitutionnelle de l’OIT, les trois familles qui évoque le nom de María Luz, les familles Obligado, Nazar et Anchorena; n’ont pas laissé un souvenir particulier de leur contribution à la justice sociale. L’exploitation pleine et productive des estancias des familles Nazar Anchorena et Obligado dans les terres les plus fertiles de l’Argentine aurait permis de faire diminuer grandement la faim dans le monde.

Pour conclure sur une autre note, j’évoque un ouvrage fondamental sur les normes internationales du travail publié à Buenos Aires en 1990, par deux éminents juristes argentins dont le chef du service de la liberté syndicale, Geraldo W. Von Potobsky, connu au BIT par l’appellation Von Pot, une appellation qu´il aimait bien. Au XIIIe siècle, les contes Potocki étaient les seigneurs des riches territoires de la Galicie polonaise où des communautés juives se sont établies pendant des siècles, avant leur extermination entre 1939 et 1945, et que j’ai visité en avril 2019.

Libro Von Potobsky

Pourquoi le livre publié par un descendant argentin des comtes Potocki et mon ami Héctor Bartolomei, avec l’avant-propos du Dr Ruda (Président de la Cour internationale de Justice et de la Commission d’experts) devrait-il figurer dans cette note sur le Centenaire de l’OIT ? La réponse se trouve dans le film de mon voyage en Galice (en Ukraine actuellement) et en Bessarabie (la Moldavie actuelle), territoires qui avaient appartenu aux comtes Potocki, où, après que les crimes les plus atroces eurent été commis, les concepts de génocide et de crimes contre l’humanité ont émergé. Sur le même itinéraire, en Bessarabie, j’ai visité le berceau de la famille du ministre de la Justice qui a aboli la peine de mort en France.

 Au Trianon : la présentation des conditions de paix aux plénipotentiaires allemands

Dans le livre Contratstes europeos y orientación americana, publié à Rome en 1925, Antonio Burgos rappelle que c’était “l’un des actes les plus excitants auxquels j’ai assisté de mon vivant. En face de l’entrée principale du palais historique, un resplendissant régiment français rendait les honneurs militaires à chaque délégation dès son arrivée ; des officiers en uniformes traditionnels conduisaient courtoisement les plénipotentiaires alliés au salon de la réunion. Le lieu de la séance manquait de somptuosité : de riches rideaux de damas, une simple tapisserie ornée d’un portrait historique et au centre une longue table en fer à cheval. Dans une estrade, se trouvait Clemenceau, avec Wilson à sa droite et Lloyd George à sa gauche ; les autres délégations alliées étaient assises sur les côtés du fer à cheval ; à l’extrémité du fer à cheval, il y avait huit ou neuf sièges vacants à remplir par les plénipotentiaires allemands”.

Cependant, dès le début de la cérémonie, Antonio Burgos, un diplomate lucide d’une jeune République, réfléchissait aux conséquences des événements dont il était témoin.

1919-06-en el Trianon-Bustos Clemenceau

Pendant que Clemenceau prononce son discours, Antonio Sánchez de Bustamante, assis au bout du côté gauche du fer à cheval, avec sa barbichette blanche et moustachu, regarde le président français. A ses côtés, en regardant droit devant, on voit à peine la silhouette de Joaquín Méndez (Guatemala), suivi du délégué d’Haïti, Tertuliano Guilbaud ; de l’ancien président du Honduras, Policarpo Bonilla ; du délégué du Liberia (Charles D. B. King), et du Nicaragua, un Chamorro. Comme Antonio et Tertullien, Salvador Chamorro regarde Clemenceau.

La seule personne qui évite ostensiblement de regarder Clemenceau en penchant la tête du côté vers la délégation allemande, est Antonio Burgos, Panama.

1919-06-06-Don Antonio tourne Clemenceau

Quelques années plus tard, Antonio Burgos considérait que “les absurdités contenues dans le Traité de Versailles ont été annoncées au monde entier puisque ce document n’était qu’un projet qui avait été discuté seulement entre les parties intéressées. Les événements qui se sont succédé ont confirmé les prévisions bien fondées de ceux qui les ont critiquées”. Pour soutenir cette position, Burgos s’appuie sur ses propres impressions et sur les publications de trois éminents Européens : Europa senza pace, de Francesco Saverio Nitti ; les mémoires de David Lloyd George et The Economic Consequences of the Peace, de John Maynard Keynes.

 Dans la salle de l’Age de Pierre : la présentation des conditions de paix aux plénipotentiaires autrichiens

1919-06-07-Don Antonio-J Mendez en el Chateau de St Germain en Laye

Dans son édition du 7 juin 1919, L’Illustration rend compte de l’événement où les plénipotentiaires autrichiens ont reçu les conditions de la paix au château de Saint-Germain-en-Laye :

[…] C´est une étrange pièce qui porte à l´entrée cette indication gravée : « Salle de l´âge de pierre ». Il y avait là des collections d´ossements préhistoriques qu´on a enlevées pour la circonstance. Mais on a laissé des cartes murales représentant la Gaule à l´époque des cavernes et aussi des pancartes où on lit : « Alluvions quaternaires », « Ossements d´animaux d´espèces éteintes ». Bizarre mélange d´un présent dramatique et d´un obscur passé enfui dans le silence des siècles » […]

Sur le côté gauche du fer à cheval, dans l’image suivante, on peut voir Antonio Sánchez de Bustamante, les yeux fixés sur la caméra, avec sa barbe et ses moustaches blanches, assis au deuxième rang, au quatrième siège, sur le côté gauche du fer à cheval qui constitue la table des délégations alliées. Joaquín Méndez, le délégué du Guatemala, est assis à gauche de Don Antonio, concentré dans la lecture d´un document, sans prêter attention au discours de Clemenceau.

1919-06-07-Don Antonio J Mendez extracto

La photo ne permet pas de distinguer Burgos placé dans la même rangée que Méndez et Sánchez de Bustamante, dans la troisième chaise à compter de la table présidentielle.

Wikipedia raconte une belle histoire sur Joaquín Méndez. En 1914, Méndez est ambassadeur aux États-Unis lorsqu’il apprend que Rubén Darío est bloqué à New York. Darío avait essayé de gagner sa vie en donnant des conférences pour promouvoir la paix en Europe.

Dans l’un des ouvrages publiés dans les Studia in honorem Lía Schwartz (Université de La Corogne, 2019), on parle de l´aventure pacifiste que Rubén Darío a tenté à son arrivée à New York à la fin 1914. Après avoir vécu trois ans à Paris et abandonné sa femme et son fils à Barcelone, Rubén Darío et Alejandro Bermúdez, son secrétaire, présentent à Archer Milton Huntington une proposition de projet : PROPAGANDA PARA LA PAZ A TRAVES DEL CONTINENTE AMERICANO [publicité pour la Paix dans le continent américain].

Les deux intrépides Nicaraguayens ont cherché un financement pour donner 46 conférences visant à dénoncer l’indescriptible carnage européen et à agir en faveur de la paix, qui doit être “l’idéal suprême de tout homme bon et la plus haute aspiration des peuples”. Les conférences mettraient en évidence “la nécessité pour les peuples américains, dirigés par les Etats-Unis et en accord avec l’Espagne, d’être les premiers à gérer la paix en Europe, puisque des circonstances particulières favorisent des objectifs aussi élevés et plausibles”.

Anticipant la tâche quotidienne de tout fonctionnaire international qui se respecte, la somme demandée pour donner 46 conférences fut à l’époque de cinquante mille dollars, soit un peu plus d´un million deux cent mille dollars, en août 2018, selon les calculs précis du professeur Alison Maginn, de l’Université Monmouth, publiés dans le chapitre Rubén Darío : Archer Milton Huntington and the Hispanic Society, une des études réunies en hommage à Lía Schwartz, ma tante. Ceux qui sont arrivés au terme du film de mon voyage en Galice et en Bessarabie ont vu des extraits de l’hommage à Lía qui a eu lieu à New York, le 30 avril 2019, à l’Institut Cervantes.

Malgré les efforts de Hutington, en avril 1915, Rubén Darío se retrouve malade et sans ressources à New York. Trois personnes s’occupent de lui : un Colombien pauvre et inconnu, Juan Arana Turrol ; un Nicaraguayen, Salomón de la Selva (1893-1959), poète, soldat britannique pendant la Grande Guerre et dirigeant syndical avec Sam Gompers, Salomón crée des syndicats au Nicaragua et au Mexique – la mort surprend Salomón à Paris en ambassadeur de Somoza ; et Joaquín Méndez, l´ambassadeur du Guatemala.

Grâce aux efforts personnels de Joaquín Méndez et à la générosité du gouvernement guatémaltèque, Darío s’installe au Guatemala en avril 1915 et, après quelques mois, retourne au Nicaragua pour mourir, selon Eddy Kuhl, dans Aventura pacifista de Rubén Darío en Nueva York en 1914-1915, Revista de temas nicaragüenses (mars 2012).

Pour conclure, une note de poésie

Malgré les incertitudes matérielles, le 4 février 1915, dans le Havemedyer Hall de l’Université Columbia, Rubén Darío lut Pax! un poème qui contient cette strophe :

Se grita: ¡Guerra Santa!
acercando el puñal a la garganta,
o sacando la espada de la vaina;
y en el nombre de Dios,
casas de Dios en Reims y Lovaina
¡las derrumba el obús 42!…

Profitant de la célébration de l’armistice du 11 novembre 1918 qui avait formellement mis fin aux hostilités de la Grande Guerre ; en novembre 1976, en passant par Reims, je me rendis de Louvain à Paris. Comme je le raconte de manière récurrente, à Paris, j’ai commencé la romance qui se poursuit avec une jeune parisienne.

La cathédrale de Reims fut effectivement bombardée. Cependant, comme tous les étudiants latinos qui sommes arrivés à Louvain dans les années 70 le savons bien, ce n’était pas une maison de Dieu, mais la bibliothèque de l’université catholique qui fut détruite par les obus impériaux.

En cette année du centenaire, j’aimerais également faire perdurer le nom et la mémoire des valeureux membres de la Commission de la législation internationale du travail qui se sont réunis le 1er février 1919 à Paris pour rédiger la Constitution de l’OIT.

Les Cubains distribuaient du sucre et rêvaient de créer des hospices pour les orphelins de guerre belges et français. Rubén Darío se battait, avec ses poèmes, pour la paix dans le monde.

Pour une paix universelle et durable dans la justice sociale, tel qu’il reste écrit sur le fronton de l’OIT pour les cent prochaines années.


Pour le Centenaire de l’Organisation internationale du Travail / Natan Elkin

Ma plus grande réussite en 25 ans de travail à l’OIT : l’identification du délégué cubain à la Commission de la législation internationale du travail !

A l’approche de la retraite, dans les derniers jours de juin 2016, il m’a semblé que je devais distraire mes collègues du Département des normes internationales du travail de l’immense tristesse causée par mon départ par le récit de ce qui me semble avoir été le résultat le plus notable de mon travail, pendant 25 ans, au Bureau international du travail.

Mon exploit le plus important en tant que membre du Bureau a été de rectifier le nom du délégué de la République de Cuba qui figure sur la photo historique de la Commission internationale de législation du travail, prise à Paris, au début de la Conférence de paix, le 25 janvier ou le 1er février 1919, selon les recherches que j’ai effectuées pour élaborer ce texte.

1919-01-Comision de la Legislación Internacional del Trabajo

1919-01-Comision-vignette

1.  A. Fontaine — 2. L. Jouhaux — 3. Baron Capelle — 4. Baron Mayor des Planches — 5. E. Phelan — 6. Dr. G. E. di Palma Castiglione — 7. Fosty — 8. Coronel Lister — 10. Gordon L. Berry — 11. Guy H. Oyster — 12. Mme. Jackson — 13. G. M. Hodgson — 14. E. Mahaim — 15. Comte Zoltowski — 16. E. Benés — 17. Dr. Martínez Ortiz — 18. A. N. Hurley — 19. H. M. Robinson — 20. H. B. Butler — 21. E. Vandervelde — 22. P. Colliard — 23. Samuel Gompers — 24. G. N. Barnes — 25. Sir Malcom Delevingne — 26. L. Loucheur.

Pendant de très nombreuses années, la photo de la Commission de la législation  internationale du travail a été exposée, parmi d’autres vestiges des archives du BIT, à proximité de la cafétéria de la salle du Conseil d’administration. Tout ce temps, en buvant les tasses de café au lait et de thé que je consommais quotidiennement pendant mes années en tant que fonctionnaire, je n’ai cessé d’admirer le visage du numéro 17 sur la photo, le seul nom latino-américain, parmi tant de personnalités européennes distinguées. Le nom indiqué pour le numéro 17 était celui de Sánchez de Bustamente. Antonio Sánchez de Bustamente y Sirven (1865-1961), que j’appelle respectueusement Don Antonio, l’éminent auteur du Code de droit international privé, dont j’ai entendu parler à la Faculté de droit de Buenos Aires et qui continue à être étudié dans les bons cours de droit en Amérique.

Les moustaches du chiffre 17 retenaient aussi mon attention, puisque je n’ai jamais réussi à faire pousser sous mon nez une moustache digne de ce panache.

En mars 2016, lorsque j’ai atteint l’âge de la retraite, pendant les trois mois au cours desquels mon contrat avec le Bureau a été prolongé, j’ai été invité à préparer une mission au Panama pour débloquer le processus de ratification de la convention (no 169) relative aux peuples indigènes et tribaux, 1989.

Afin de préparer mes présentations au Panama, et étant donné que tout le monde m’avait demandé à plusieurs reprises pourquoi l’OIT s’occupait des peuples autochtones, j’ai pris le temps d’analyser le texte du Traité de Versailles.  Ma belle-mère Jacqueline D. m’avait offert un précieux exemplaire original de ce texte. Ce n’est qu’en touchant les pages jaunies du Traité de paix que l’on comprend que la Société des Nations avait, parmi ses priorités, la promotion des conditions de vie des peuples et des communautés “non encore capables de se diriger eux-mêmes dans les conditions particulièrement difficiles du monde moderne” (article 23, page 34 du texte officiel). L’Organisation du travail devait élaborer des conventions internationales du travail qui peuvent ou non être appliquées dans les colonies (article 421 du Traité de Paix aux pages 421-422 du texte officiel). En conséquence, de 1935 à 1955, l’OIT a adopté des normes sur les travailleurs “indigènes” dans les territoires coloniaux.

Le Panama a ratifié quatre des cinq conventions sur les travailleurs « indigènes » dans les territoires coloniaux qui ont été adoptés jusqu’en 1955 et elles sont toujours en vigueur pour ce pays. En outre, quand j’écris ce texte, la Convention no 107 relative aux populations aborigènes et tribales, adoptée en 1957, est toujours en vigueur pour ces deux pays. Si je voulais faire avancer la ratification de la Convention n° 169 au Panama, il m’a semblé important de rafraîchir mes idées en relisant le Traité de Versailles et de présenter ce contexte historique à mes interlocuteurs locaux.

Onze pays d’Amérique latine (Bolivie, Brésil, Cuba, Équateur, Guatemala, Haïti, Honduras, Nicaragua, Panama, Pérou et Uruguay) et très peu de délégués ont assisté à la Conférence de paix. Pour le Panama, il y avait le nom d’Antonio Burgos, ministre plénipotentiaire du Panama à Madrid, au sujet duquel je n’ai pu, lors de ma visite au Panama en 2016, recueillir aucune information particulière. Ce n’est que deux ans plus tard que j’ai consulté le bilan lucide de la Conférence de Paix et de la situation européenne publié par le délégué panaméen, en Italie, en 1925[1].

Alors que je préparais une visite au Panama, je me suis arrêté à nouveau au nom du délégué cubain qui avait signé l’Acte de la Conférence de Paix : Antonio Sánchez de Bustamante, qui a souligné ses titres les plus appréciés : Doyen de la Faculté de Droit et Président de la Société cubaine de Droit International, diplômes qui ont sans doute accru le respect pour sa personne et son pays.

Martinez Ortiz, le délégué cubain à la Commission de la législation internationale du travail, réapparaît sur la photo.

En ces jours de mai 2016, alors que je préparais encore la mission au Panama, Fiona Rolian – l’animatrice du groupe d’amis et de retraités de l’OIT sur Facebook – a eu l’idée de publier la photo que je reproduis ci-dessous, dans laquelle un personnage se distingue avec une belle moustache aux cheveux gris, que je ne pouvais qu’associer immédiatement au numéro 17 de l’image de la Commission de la législation internationale du travail.

1919-Washington Conference-Ethelwert Stewart et sa moustache blanche

Cependant, les moustaches blanches de la photo précédente ont été immédiatement attribuées à Ethelbert Stewart, directeur du U.S. Bureau of Statistics.

Pour dissiper tout doute sur le visage de Don Antonio, j’ai cherché et trouvé sa photo sur Internet. Don Antonio avait un visage très triangulaire, avec une petite pointe de barbe blanche, qui ne coïncidait pas du tout avec le visage rond de celui qui portait ses moustaches blanches à la Commission de la législation internationale du travail.

Samedi 25 janvier 1919 : Don Antonio appareille de La Havane et le Dr Martínez Ortiz participe à la première réunion de la Commission de la législation internationale du travail.

Sur le site Facebook susmentionné, où certains retraités de l’OIT passent une part importante de leur temps précieux, Fiona Rolian a également partagé une page de la publication illustrée The Cuba Review, qui offre un rapport sur le départ de Don Antonio à la Conférence de Paix.

D’après ce qui a été publié dans The Cuba Review, nous savons que Don Antonio a embarqué le 25 janvier 1919, en route pour la France. “Les délégués ont quitté New York par le navire américain Orizaba et sont arrivés à Paris le 8 février. Avant l’arrivée du Dr Bustamante, Cuba était représentée à la conférence par Rafael Martínez y Ortiz, ministre en France”.

1919-The Cuba Review-Cuba Delegation to Peace Conference

En cherchant des informations sur Rafael Martínez Ortiz, j’ai trouvé dans un blog une photo du personnage qui correspondait le mieux au numéro 17 de la Commission de la législation internationale du travail. C’était le blog de Jorge Ferrer, un Cubain vivant à Barcelone, écrivain et traducteur du russe vers l’espagnol[2].

Jorge Ferrer a éveillé ma curiosité pour la vie et l’œuvre de Rafael Martínez Ortiz et m’a donné la première source de l’histoire d’amour que j’ai racontée à mes collègues en disant adieu à l’OIT. Je ne vais pas non plus anticiper une histoire d’amour réservée à ceux qui ont la patience de lire ce texte jusqu’à le fin.

En effet, il n’a pas été facile de vaincre la résistance des responsables des archives du BIT, mes chers Remo Becci et Jacques Rodriguez, et de les convaincre que le numéro 17 sur la photo n’était pas le prestigieux don Antonio, mais un médecin inconnu appelé Martinez Ortiz. Cependant, lorsque Remo Becci a révisé les versions précédentes des indications qui accompagnaient la photo de la Commission de la législation internationale du travail, le nom de Sánchez de Bustamente ne figurait pas dans une première version de la vignette, mais plutôt le nom de Martínez Ortiz.

Jacques a dû l’accepter sur Facebook : Après vérification, et grâce à la perspicacité de Natan, nous avons effectivement reconnu que la personne dont la silhouette correspondant à la vignette no.17 sur la photo de la Commission de la Législation internationale du Travail, n’était pas celle de Antonio Sánchez de Bustamante mais celle de Rafael Martínez Ortiz. Nous ferons la correction dans nos archives. Merci Natan Elkin d’avoir contribué à corriger cette erreur quelques 90 ans après.

Notons également qu’en 1926, lors de l’inauguration du premier siège du Bureau international du Travail, un document illustré reproduit la photo de la Commission de la législation internationale du travail, avec le nom (erroné) de Don Antonio. Je remercie Stanley Taylor, un autre membre éminent des Amis de l’OIT, qui a eu la gentillesse de partager, en juin 2018, le livret sur l’inauguration du bâtiment, publié en 1926.

1926-Building Inauguration Booklet

1926-Building Inauguration Booklet-vignette

Je répète que, très peu de jours après avoir quitté le Bureau, il me semblait avoir atteint le point culminant de ma carrière professionnelle : corriger une erreur qui durait depuis 90 ans et permettre aux nouvelles générations de connaître le nom et le visage du délégué cubain qui a souffert du froid de Paris, avec le sourire, entouré des très éminentes personnalités qui composaient la Commission de la législation internationale du travail.

La date et les personnalités de la photographie: 25 janvier / 1er février 1919

Les comptes rendus détaillés du Commission de la législation internationale du travail ont été publiés au Journal officiel du Bureau et sont disponibles sur Internet[3]. De cette façon, il est possible d’identifier, avec le numéro correspondant dans la vignette de la photo, les personnalités qui se sont rencontrées le 25 janvier 1919 pour entamer les discussions qui ont abouti à la création de l’OIT.

Le procès-verbal de la séance du samedi 25 janvier 1919, tenue au ministère du Travail, Hôtel du Ministre, Salle à manger, se lit comme suit :

La Conférence des Préliminaires de Paix, dans sa séance plénière du 25 janvier 1919, […] a décidé de nommer, pour l’étude de la législation internationale du travail, une Commission composée de quinze membres, à raison de deux membres pour chacune des Grandes Puissances (Etats-Unis d’Amérique, Empire britannique, France, Italie, Japon) et de cinq membres élus pour l’ensemble des Puissances à intérêts particuliers. Dans la Réunion tenue par ces Grandes Puissances, le 27 janvier  1919, la Belgique a été choisie pour désigner deux Représentants et Cuba, la Pologne et la République Tchéco-Slovaque chacun un Représentant. (…). La composition de la Commission, à la suite de la désignation de ses Représentants par chacun des Etats intéressés, se trouve ainsi être la suivante :

Etats-Unis d’Amérique : Hon. A. N. Hurley (18), Président de la Commission des transports maritimes ; M. Samuel Gompers (23), Président de l’American Federation of Labor.

Empire britannique : The Rt. Hon. G. N. Barnes (24), Ministre sans portefeuille ; Sir Malcolm Delevingne (25), K.C.B., Sous-Secrétaire d’Etat permanent à l’Intérieur.

France : M. Colliard (22), Ministre du Travail et de la Prévoyance sociale ; M. Loucheur (26), Ministre de la Reconstitution industrielle.

Italie : Le baron Mayor des Planches (4), Ambassadeur honoraire, Commissaire général de l’Emigration ; M. Cabrini, député.

Japon : M. Otchiai, Envoyé extraordinaire et Ministre plénipotentiaire de S. M. l’Empereur du Japon à La Haye ; M. Oka, ancien Directeur des Affaires commerciales et industrielles au Ministère de l’Agriculture et du Commerce.

Belgique : M. Vandervelde (21), Ministre de la Justice, Ministre d’Etat ; M. Mahaim (14), Professeur à l’Université de Liège, Secrétaire de la section belge de l’Association internationale pour la protection légale des travailleurs.

Cuba : M. de Bustamante, Président de la Société cubaine de droit international, Professeur à l’Université de la Havane. Remplacé provisoirement par : M. Rafael Martinez Ortiz (17), Envoyé extraordinaire et Ministre plénipotentiaire de Cuba à Paris.

Pologne : Le comte Jean Zoltowski (15), Membre du Comité national polonais (Délégué provisoire).

République Tchécoslovaque : M. Bénès (16), Ministre des Affaires Etrangères.

A la fin de la réunion, la commission disposait d’un bureau dans lequel chacune des cinq Grandes Puissances obtenait une place, bien que le ministre Loucheur (26) s’opposât cordialement à la nomination de deux secrétaires généraux et acceptait seulement que H. B. Butler (20) soit attaché à A. Fontaine (1).  La composition du bureau était la suivante:

Président : Samuel Gompers (23) (Etats Unis).

Secrétaire général : M. Arthur Fontaine (1) (France).

Secrétaire général adjoint : M. H. B. Butler (20) (Empire Britannique)

Secrétaires :

Etats-Unis d’Amérique : M. Guy H. Oyster (11).

Italie : M. G. E. di Palma Castiglione (6).

Japon :  M. Yoshisaka.

Belgique : Comte G. de Hemericourt de Grunne.

Liaison avec le Secrétariat général de la Conférence : M. J. Duboin.

Le procès-verbal nous permet également de déterminer que le Dr Martínez Ortíz était présent le 25 janvier et les 1er, 4 et 5 février. Après ces quatre réunions, le Dr Martinez Ortiz a été remplacé par Don Antonio. Parmi les quatre fois où le Dr Martínez Ortiz était présent, le ministre des Affaires étrangères de la République tchécoslovaque, Eduard Benes, n’était présent que les 25 janvier et 1er février. Il n’y avait pas d’autre jour où le Dr Martínez Ortiz et Benes auraient pu coïncider. Par conséquent, la photo a été prise le 25 janvier ou le 1er février 1919.

Visages souriants et tensions entre alliés

En souhaitant la bienvenue le 25 janvier 1919, le ministre Colliard propose que Sam Gompers soit élu président de la commission, ce qui donne lieu à des manifestations unanimes de soutien. Le comte Zoltowski a déclaré dans le procès-verbal qu’il était “heureux de voir M. Gompers élu Président” et a ajouté quelques mots que je suppose que Gompers a mieux compris que les autres membres de la commission: « Les ouvriers polonais ont trouvé aux Etats-Unis un excellent accueil ; ils sont répartis dans les usines d’un grand nombre de pays et ont grand intérêt à l’établissement d’une législation internationale ». Sam Gompers est né à Londres, en 1850, dans une famille juive d’Amsterdam et a suivi des cours dans une école juive laïque pendant son enfance. Quand Sam avait 13 ans, la famille Gompers s’est installée dans le Lower East Side de New York. Les ouvriers polonais que le comte Zolotowski avait à l’esprit étaient, dans une large mesure, des Juifs, victimes de meurtres collectifs, comme ce fut le cas à Lemberg, deux mois seulement avant la réunion de la commission, du 21 au 23 novembre 1918[4].

Si j’évoque les événements de Lemberg qui, à l’époque, se trouvait en territoire polonais et aujourd’hui en Ukraine (la ville s’appelle Lviv), c’est pour souligner que, malgré les sourires unanimes que l’on voit sur la photo, les affrontements entre les pays qui sont sur la photo se sont également multipliés à cette époque. Le 23 janvier 1919, l’armée tchécoslovaque s’était emparée de la ville de Tesen sur le territoire polonais[5], mais cela n’empêcha pas l’éminent Eduard Benes (16) d’être photographié juste à côté du comte Zolotowski (15).

Le samedi 24 janvier 1919, le Président Woodrow Wilson, présent à la Conférence, tenta d’imposer l’ordre entre les délégations : les actes de force porteront gravement préjudice aux revendications de ceux qui utilisent de tels moyens sous-entendant que ceux qui emploient la force mettent en doute la justice et la validité de leurs revendications et impliquent que leur but est d’établir leur souveraineté par la contrainte plutôt que par préférence raciale ou nationale et l’association historique naturelle… S’ils attendent justice, ils doivent renoncer à la force et remettre leurs revendications de bonne foi aux mains de la Conférence de paix. [Texte en anglais repris de l’ouvrage de Carole Fink mentionnée à la note 5: “the presumption that those who employ force doubt the justice and validity of their claim” and imply that their purpose was to “set up sovereignty by coercion rather than by racial or national preference and natural historical association… if they expect justice, they must refrain from force and place their claims in unclouded good faith in the hands of the Conference of Peace”].

Voyant qu’un délégué cubain était membre de la commission, je suppose aussi que Gompers, a ressenti une émotion personnelle. Comme son père, Samuel avait travaillé dans la fabrication de cigares. En 1875, il est élu président de la section locale 144 de l’Union internationale des fabricants de cigares et, jusqu’à sa mort en décembre 1924, il a occupé la première vice-présidence du Syndicat des fabricants de cigares. Les biographies de Gompers soulignent ses relations avec Cuba : “Gompers, qui avait des liens avec les travailleurs cubains du cigare aux États-Unis, a appelé les Américains à intervenir à Cuba ; il a soutenu la guerre avec l’Espagne en 1898. Il a cependant rejoint la Ligue anti-impérialiste, après la guerre, pour s’opposer au projet du président William McKinley d’annexer les Philippines[6]“.

Le code génétique de l’OIT se trouve sur la photo

L’OIT est définie comme une institution “tripartite” au sein de laquelle un consensus est recherché entre les représentants des gouvernements, des employeurs et des syndicats pour atteindre les objectifs de l’Organisation. L’origine du tripartisme se trouve dans cette commission de la conférence de paix qui, en plus d’avoir des délégués gouvernementaux, avait associé des personnalités représentant les syndicats (Sam Gompers (23), Leon Jouhaux (2)), les employeurs, A. N. Hurley (18) et la société civile, comme E. Mahaim (14), professeur à l’Université de Liège et secrétaire du comité belge de l’Association internationale de législation du travail.

L’Association internationale de législation du travail, association privée créé à Bâle en 1901, avait des correspondants dans différents pays et cherchait à diffuser et à analyser les législations novatrices adoptées au niveau national pour réglementer les conditions de travail. Sir Malcolm Delevingne (25), sous-secrétaire anglais à l’Intérieur, était également un membre actif de cette association, tout comme Arthur Fontaine (1), directeur de l’Office du Travail.

Les personnalités les plus en vue sont en première ligne de la photo : Sam Gompers (23), président de la principale confédération syndicale nord-américaine, avec les quatre ministres des grandes puissances : Pierre Colliard (22), ministre français du Travail, à sa gauche ; et G. N. Barnes (24), ministre britannique sans portefeuille, et Louis Loucheur (26), ministre français de la Reconstruction industrielle, à sa droite. Ainsi que E. Vandervelde (21), ministre belge de la Justice, avec son acolyte E. Mahaim (14), un représentant de l’Association internationale de législation du travail, ont réussi à se glisser dans la première rangée.

Albert Thomas, qui avait précédé Louis Loucheur (26) comme ministre français de l’Armement, sera élu premier directeur du Bureau grâce à l’action conjointe d’Arthur Fontaine (1) et de Léon Jouhaux (2) qui parviennent à battre le candidat britannique Butler (20). Quand A. Thomas meurt (mai 1932), Butler (20) occupera la direction du Bureau jusqu’en décembre 1938. L’Américain John Winant, qui était déjà directeur général adjoint, a servi pendant une courte période (1939-1941) comme directeur. Une autre personnalité déjà présente sur la photo, E. Phelan (5), dirigera le Bureau jusqu’en 1948 (reconverti de britannique en irlandais).

Le prix Nobel de la paix de 1951, décerné à Léon Jouhaux (2), personnalité marquante du syndicalisme français, se distinguera comme représentant syndical au Conseil d’administration de l’OIT. De même pour A. Fontaine (1), qui avait été élu premier président du Conseil d’administration du BIT, occupera ce poste jusqu’à sa mort (septembre 1931).  Gabriel Ventejol (1919-1987) appartenait au même mouvement syndical français que Jouhaux, CGT Force Ouvrière, qui l’a accompagné et l’a finalement remplacé comme représentant syndical au conseil d’administration. En 1977 et 1984, Gabriel Ventejol a présidé deux séries de discussions sur les normes internationales du travail qui demeurent le substrat de la politique normative de l’OIT et certaines des questions en suspens sont toujours d’actualité pour l’Organisation.

Ma conclusion est que le profil des personnalités qui se sont réunies en 1919 pour créer l’OIT continue à conditionner la vie de l’Organisation à ce jour. L’actuel directeur général, Guy Ryder, est un syndicaliste britannique profondément enraciné à Bruxelles, siège des principales organisations syndicales social-démocrates et chrétiennes. A l’exception d’une décennie chilienne de Juan Somavía (1999-2008), les directeurs généraux britanniques (Butler, Jenks et Ryder) / irlandais (Phelan) ; français (Thomas, Blanchard) ; nord-américains (Winant, Morse) et, évidemment, un belge (Hansenne) ont alterné au Bureau.

Quatre aristocrates sur la photo

Le Baron Edmond Mayor des Planches (4) a eu une carrière diplomatique fructueuse en Italie, bien qu’il soit né à Lyon (France) dans une famille juive du canton de Vaud (Suisse), selon l’encyclopédie Treccani.

A gauche du Baron Edmond (4) et à droite de Léon Jouhaux (2), il y a un chapeau et une moustache chaplinesque correspondant au jeune Baron Robert Capelle (3). Le Baron R. Capelle a poursuivi une carrière diplomatique jusqu’à ce qu’il devienne chef de cabinet du ministre E. Vandervelde (21) (en 1926). Par la suite le Baron R. Capelle a été nommé secrétaire du roi Léopold III, qui lui donnera la dignité de comte. Le Comte Robert devra répondre aux accusations de collaboration avec l’occupant nazi qui ont conduit à l’abdication du roi Léopold III. Je suis intrigué qu’ils soient côte à côte sur la photo, L. Jouhaux (2), qui a résisté et combattu le nazisme, et le comte Robert (3), qui a collaboré à l’occupation nazie de son pays.

On trouve également le Comte Zoltowski (15), qui figure en tant que membre du Comité national polonais. En effet, la République de Pologne n’a été créée qu’à la fin de la Conférence de Paix. Et la famille Zolotowski a été enterrée à Buenos Aires par Lázaro Costa, la plus réputée compagnie de pompes funèbres, au seul cimetière digne de son rang, La Recoleta.

OIT Centenario-Condes en la Recoleta

OIT CENTENARIO-Lazaro Costa

Le dottore Guglielmo Emanuele di Palma Castiglione (6), né à Turin en 1879, appartenait également à une famille noble. Après s’être occupé des migrations[7] au ministère des Affaires étrangères, il entre au Bureau le 1er février 1920 et prend sa retraite en décembre 1937. G. E. Di Palma Castiglione a publié, dans une prestigieuse revue florentine, une analyse de la XIe session de la Conférence internationale du travail[8] qui a retenu l’attention de Antonio Gramsci dans la prison fasciste[9].

Cuba à la Conférence de Paix

Cuba a été le dernier territoire américain à obtenir son indépendance de l’Espagne lorsque le traité entre les États-Unis et l’Espagne a été signé à Paris en décembre 1898. Ce n’est qu’en 1902 que Cuba a élu un président né sur l’île, Mario García Menocal. Le général Menocal a occupé la présidence pendant deux mandats consécutifs (1913-1917 et 1917-1921). Toujours alignée sur la politique étrangère américaine, la décision de Menocal de déclarer la guerre à l’Empire allemand et de participer à la Première Guerre mondiale a été le premier acte international du pays.

La déclaration de guerre a été accompagnée de quelques aspects curieux et propres qui montrent leur volonté d’être visible sur la scène internationale. Cuba adopte une “loi sur l’aide financière aux alliés’’ qui autorise des crédits pour le soutien à des hôpitaux, des ambulances des hospices que pourra établir la Croix-Rouge cubaine en Europe et pour le soutien des soldats et des membres de leurs familles qui ont été victimes de la guerre. Cette loi a créé la “Commission cubaine pour la propagande de la guerre et l’assistance aux victimes”. La population cubaine a également été encouragée à contribuer à l’effort de guerre des Alliés en faisant des dons d’espèces et de produits, principalement aux victimes de la guerre en France.

Il est important de rappeler une autre information, parue dans The Cuba Review, concernant les efforts déployés par le Gouvernement cubain pour appuyer sa délégation à la Conférence de paix: le Président Menocal a signé un décret autorisant un crédit de 40.000 dollars, dont 10.000 dollars seront affectés aux dépenses personnelles du voyage et aux dépenses pour trois mois de la délégation de la République de Cuba à la Conférence de Paix, les 30.000 autres dollars devant être utilisés pour toutes dépenses que la délégation pourra engager pendant son séjour à Paris.

L’Orphelinat de guerre cubain à Paris

La Esfera, le plus prestigieux journal illustré espagnol de l’époque, dans son édition du 3 mai 1919, a fait écho de la volonté de Cuba d’exprimer sa solidarité avec les victimes de la guerre en Europe. Dans l’édition du 3 mai 1919, une page entière signée Eduardo Zamacois[10] loue la performance de Cuba en Europe. La photo de la Première Dame, Doña Mariana Seva de Menocal, en sa qualité de Présidente du Comité des Dames de la Croix-Rouge, illustre la partie supérieure de la page du journal, tandis que dans la marge inférieure gauche figure la photo du Dr Martínez Ortiz, Ministre de Cuba à Paris.

Zamacois sobre Rafael

Eduardo Zamacois ne peut s’empêcher de consacrer un compliment au Président Menocal et mentionne le diplôme de génie civil qu’il a obtenu à l’Université Cornell et son activité professionnelle. Le président Menocal, également connu sous le nom de “el mayoral de Chaparra[11]” était “le directeur de la société sucrière la plus riche du monde”. En effet, c’était une activité rémunératrice pour les sucreries de placer du sucre cubain aux Etats-Unis, à un prix préférentiel, pour soutenir l’effort de guerre des alliés[12].

L’article de Zamacois souligne que le Dr Martinez Ortiz, ministre cubain à Paris, a proposé la création immédiate d’un “orphelinat de guerre” dans lequel cent enfants appartenant aux deux nations qui ont le plus souffert – la Belgique et la France – pourraient recevoir une éducation et un abri décents. L’initiative cubaine de protection des enfants européens est due, selon l’article, “au sénateur Cosme de la Torriente, et sa réalisation est due à la décision rapide du général Menocal et de son épouse, une femme toute tendre, douce comme une page de l’Évangile, en qui rivalisent la noble beauté du cœur et la chaude beauté créole du visage’’.

Si les lignes du journaliste pouvaient être mises à jour dans la langue officielle de l’OIT, on pourrait dire que les enfants européens recevront une éducation et un abri “décent” dans un orphelinat cubain à Paris. Toute mention de “la beauté créole chaleureuse du visage” de la Première Dame serait également supprimée des textes officiels. Il conviendrait d’examiner la relation entre Ana Torriente, la collègue qui a pris ma relève au Département des normes internationales du travail, et les initiatives de certains de ses nombreux illustres ancêtres, y compris certainement le sénateur Cosme de la Torriente, qui, selon Zamacois, a eu l’initiative de créer un orphelinat de guerre cubain à Paris.

Selon Zamacois, le gouvernement cubain couvrait tous les frais d’entretien des enfants belges et français qui seront installés dans l’”orphelinat de guerre cubain”. Dans le règlement de l’orphelinat, il avait été prévu que “l’étude de la langue espagnole est obligatoire”, avec l’intention d’attirer de nouveaux immigrants belges et français à Cuba.

Le délégué du Panama assure la coordination avec Cuba

Avant d’aller plus loin, il serait utile de savoir que la délégation cubaine jouit de la confiance des autres délégations latino-américaines présentes à la Conférence de paix. Selon Antonio Burgos, le délégué du Panama, “les forts – le Conseil suprême des Alliés – tenaient constamment des sessions secrètes, discutaient, résolvaient, exécutaient et ne faisaient connaître aux petites puissances que certaines de leurs décisions en session plénière. Dans ces délibérations, on nous a permis, pour les apparences, de faire valoir notre point de vue, mais sans que notre opinion soit prise en compte et moins que n’importe quelle de nos attitudes, contraires ou favorables, pourrait nuire les questions résolues au préalable par les seigneurs du Conseil suprême”[13].

Les délégués latino-américains, qui se réunissaient chaque semaine à l’hôtel Meurice, ont suivi les judicieux conseils de Don Antonio et accepté que seules les initiatives présentées par les grandes puissances alliées et associées (Etats-Unis, Empire britannique, France, Italie et Japon) puissent se développer à la Conférence de Paix[14].

La Paix de Versailles à la Chambre des représentants : le “triomphe cubain à Paris”.

En octobre 2009, mon cher ami et collègue Germán López Morales, en sa qualité de directeur du Bureau de l’OIT pour le Mexique et Cuba, a pris l’excellente initiative d’organiser une manifestation à La Havane au cours de laquelle, entre autres choses, nous avons promu la convention (no 144) sur la consultation tripartite (normes internationales du travail), 1976. La convention n° 144 vise à renforcer le tripartisme et les mécanismes de consultation entre les autorités gouvernementales et les représentants des organisations d’employeurs et de travailleurs.

Pendant l’année 2009, le Bureau n’a pas échappé à la frénésie qui entoure l’Organisation chaque fois que l’année grégorien termine en 9. Le document que j’ai élaboré pour présenter la convention no 144 à Cuba devait contribuer également à commémorer l’anniversaire de l’Organisation et, en liaison avec les autorités locales, j’ai souligné ce qui était possible de voir que Cuba avait fait pour adhérer à la convention sur les consultations tripartites concernant les normes internationales du travail.

Avec assez d’innocence, il m’a semblé évident qu’il serait bon de féliciter nos interlocuteurs cubains du travail de Don Antonio à la Conférence de Paix. De plus, nous avions la photo qui montrait que Cuba avait été présent au moment magique et exclusif de la création de l’Organisation internationale du travail.

Avec la collaboration d’une stagiaire mexicaine excellente et inoubliable, le Dr Montserrat González Garibay, j’ai eu la chance de trouver un document inattendu : le discours prononcé par Fernando Ortiz[15], en sa qualité de vice-président de la Chambre des représentants, à la séance du 4 février 1920, séance consacrée à l’examen de l’adhésion de Cuba à la Société des Nations.

Selon Don Antonio, la prestation de la délégation cubaine méritait d’être considérée comme un “triomphe cubain à Paris”. Malheureusement, je n’ai pas accès à la documentation gouvernementale soumise à la Chambre des représentants ni au discours prononcé par Don Antonio.

La lecture du pamphlet publié par F. Ortiz[16] laisse planer des doutes sur le triomphe de Cuba à Paris. F. Ortiz critique en termes généraux le gouvernement Menocal pour avoir retardé la présence de Don Antonio à Paris et souligne les actions de “notre adroit ministre plénipotentiaire à Paris, le Dr Rafael Martínez Ortiz “. Par la suite, F. Ortiz se félicite de l’intervention du Dr Martinez Ortiz devant les autorités françaises pour empêcher une augmentation des droits de douane français sur les importations de tabac cubain – “un simple problème d’ajustement du tarif douanier qui a été résolu avec l’habilité et l’expertise que chacun reconnaît au Dr Martinez Ortiz ” (page 7).

F. Ortiz indique que “[…] notre premier Délégué a dû représenter Cuba aux premières sessions des Conférences et obtenir un succès, après avoir obtenu de ce congrès des nations que la République de Cuba puisse être représentée… précisément dans une des sections les plus importantes, dans laquelle va se développer la législation mondiale du travail ” (page 8).

Selon F. Ortiz, “l’un des délégués belges” (Emile Vandervelde ou Ernest Mahaim) a proposé au Dr Martinez Ortiz de participer à la Commission de la législation internationale du travail “représentant toute l’Amérique du Sud, avec l’accord de nos sœurs d’indépendance, de lignage et de culture”… “Cuba fut admis comme le porte-drapeau de toute une civilisation” (pages 8-9).

Don Antonio aurait affirmé devant la Chambre des représentants que, grâce à la création de l’Organisation du travail, la Conférence de paix avait aboli “l’esclavage économique du travailleur”. Bien que F. Ortiz reconnaisse que “la charte fondamentale du prolétariat” a été rédigée à Paris, il tempère l’ardeur de Don Antonio et s’arrête à l’article 427 du Traité de paix qui énumère les neuf principes et méthodes auxquels une importance particulière et urgente est accordée afin d’atteindre les objectifs de l’Organisation du travail.

F. Ortiz développe un argument en opposant la lettre de l’article 427 du Traité de paix à la réalité des travailleurs cubains (pp. 27-28) qui mérite d’être rappelé :

(…) « Le traité stipule que le travailleur ne peut plus être considéré comme une marchandise[17], tandis que le délégué de Cuba, comme celui d’autres gouvernements, penserait peut-être que dans sa patrie, le travailleur continue d’être une marchandise, librement échangée, impuissant face à l’assaut de l’offre et de la demande, comme le sucre ou le tabac, sans que l’embauche mérite une protection spéciale dans notre législation.

Ce traité établit que le travailleur doit gagner un salaire minimum suffisant pour satisfaire ses besoins selon la nature et la culture ; alors que, là aussi, le travailleur n’a que son propre syndicat comme défense et l’État a des employés qui ne reçoivent que 40 ou 50 pesos par mois, insuffisants pour une vie saine et décente.

Il est inscrit dans la charte fondamentale du travailleur que la libre syndicalisation des employeurs et des travailleurs est libre, alors qu’ici… ni l’exercice le plus inoffensif du droit de réunion n’est permis, ni le syndicalisme généralement garanti quand il n’est pas pratiqué pour accumuler des biens. Le temps de travail quotidien n’a pas encore été légiféré dans nos régions, alors qu’il est déjà devenu un précepte du traité de paix, (…).

La réparation des dommages subis par les accidents du travail, qui apparait dans le texte du Traité, dispose à Cuba d’une consécration légale pompeuse mais pas appliquée et falsifiée par les règlements gouvernementaux.

Les femmes qui, dans le Traité de paix, conquièrent le droit international à la protection publique en tant que travailleuse et en tant que mère, ne méritent pas d’être protégées par la loi à Cuba.

Les signataires du traité de Versailles veulent que chaque État dispose d’un corps d’inspecteurs du travail, composé d’hommes et de femmes, peut-être pour encourager les gouvernements qui, comme celui de Cuba, n’ont pas encore réussi à organiser un centre gouvernemental et officiel capable d’affronter et de diriger tous ces conflits sociaux avec la compétence et l’énergie requises. »

Cette relecture d’une disposition conventionnelle à la lumière des réalités nationales sera une ressource oratoire fréquemment utilisée par les délégations à la Conférence internationale du Travail. Cette méthode permet d’exagérer à quel point on se rapprochait ou s’éloignait au niveau local des objectifs d’une disposition des normes internationales du travail.

En tout état de cause, F. Ortiz était conscient de la portée universelle des idéaux de l’OIT et, en concluant son discours, il a dit avec insistance :

“Aux membres de cette assemblée d’une jeune nation : les libertés que nous consacrons ici n’empêchent pas que d’autres libertés issues de la réforme républicaine du gouvernement et la liberté individuelle doivent être respectées par les pouvoirs publics ! Que l’ingéniosité diplomatique de Versailles soit mieux respectée que l’ingéniosité traditionnelle de Cuba !   (…)

 “Si nous continuons à nous abandonner aux ambitions incultes et aux impulsions réactionnaires de l’injustice, notre situation dans le monde sera plus que modeste : nous continuerons comme avant, à la lisière du chemin de la vie : paresseux, endormis, sans entendre les cris des nations qui marchent et demandent, en haillons, l’aumône de la justice et du respect de notre souveraineté, aux grandes nations qui, au galop de leur civilisation, nous laissent sur le chemin de l’avenir, haletant et mordant la poussière du progrès qui s’éloigne.”

Imaginant que mes interlocuteurs cubains d’octobre 2009, connaissaient les paroles que F. Ortiz avait prononcé en 1920, et qu’ils pourraient objecter que l’OIT n’avait pas non toujours épuisé le mandat de 1919, je me suis permis d’ajouter un commentaire personnel qui disait :  Dans le contexte actuel, certaines des affirmations précédentes sont toujours valables : le fossé entre le droit international du travail et son application dans un grand nombre de pays est encore considérable. Le principe de la consultation tripartite contenu dans la convention no 144 prend de l’importance dans ce contexte en tant que pont entre la réalité nationale et les principes internationaux.

Un peu plus d’un an après le débat au Parlement, la délégation cubaine a obtenu une véritable victoire à la Société des Nations. Le triomphe cubain s’est produit à Genève dans la belle matinée du 14 septembre 1921, lorsque la délégation cubaine, dirigée par l’illustre Cosme de la Torriente, a obtenu l’élection de Don Antonio comme juge à la Cour permanente de justice internationale[18]. Quelques années plus tard, cependant, la réélection de Don Antonio rendra furieux C. Wilfred Jenks alors qu’il était encore étudiant à l’Université de Cambridge, avant de commencer une brillante carrière au Bureau.

Jenks : Don Antonio et ses amis, une nuisance pour la Société des Nations

Malgré toutes les bonnes choses à penser de Don Antonio, peu de temps avant d’être recruté au service juridique du Bureau et d’entamer une brillante carrière qui aboutira au poste de Directeur général, Jenks[19] affirme qu’il existe un ‘Latin-American problem in the League of Nations’.[20]

Selon Jenks, les problèmes de la Société des Nations sont dus au fait que Cuba a réussi à bloquer le consensus requis pour l’entrée en vigueur de la réforme du Statut de la Cour permanente. Avant de participer au consensus, la délégation cubaine a voulu s’assurer que Don Antonio renouvelle son mandat de juge à la Cour permanente :

[…] it was loudly whispered in the Assembly couloirs that the only motive of the Cuban Government was a desire to protect the vested interest of a particular member of the Court. Then came the Court elections and Judge Bustamante, the individual in question, was triumphantly re-elected to his position by the caucus and their allies[21].  

En effet, selon Jenks, trois pays des “Caraïbes” (Colombie, Cuba et… El Salvador) ont eu l’audace de demander par écrit de leur réserver des postes de juges, ce qui a permis à Jenks d’exprimer son inquiétude quant à l’absence du Brésil et du Chili à la Cour permanente :

[…] Chilean[22] and Brazilian[23] candidates of great personal distinction failed to secure election and three judges were chosen from the Caribbean States. For the Portuguese variant of Latin-American law no place has been found upon the new court and the three Latin-American judges who will take office on January 1st are therefore less representative of the principal legal systems of the world than were their two predecessors.

Jenks identifie les deux autres audacieux mousquetaires (les délégués de la Colombie et du Salvador à la Conférence de la Société des Nations) coupables d’avoir triomphé dans leur manœuvre et obtenu leur propre nomination à la Cour permanente :

But Judge Bustamente will doubtless revel in the company of Dr. Guerrero[24], of Salvador, and Señor Urrutia[25] of Colombia, both of whom signed the letter claiming three Latin American places on the Court, the Statue of which their governments had not then ratified although they had signed in 1920

Bien qu’il soit compréhensible que le jeune Jenks ait eu ses préférences parmi les pays d’Amérique latine, rien ne permet de dire qu’El Salvador soit un pays des Caraïbes. En tout état de cause, les personnalités des juristes Urrutia et Guerrero, ainsi que celle de Don Antonio, étaient parfaitement adaptées en tant que représentants de la culture du continent. L’attitude militante du jeune Guerrero anticipe son comportement exemplaire en tant que président lorsqu’il parvient à soustraire les archives de la Cour permanente à l’armée allemande qui occupe La Haye pendant la seconde guerre mondiale.

Sans entrer dans une analyse du travail accompli par les juges latino-américains de la Cour permanente, tout indique que Don Antonio était un bon juge. Le juge Sánchez de Bustamante a émis deux opinions dissidentes : en ce qui concerne la compétence de la Cour permanente, dans l’affaire des concessions Mavrommatis en Palestine, août 1924, et dans le jugement sur les emprunts serbes, juillet 1929. Don Antonio s’opposa également à la majorité de la Cour permanente dans l’arrêt rendu en juillet 1923 sur la Carélie orientale.

Stanley Taylor a publié sur Facebook une photo des délégués latino-américains qui ont participé à la VIIIème réunion de l’Assemblée de la Société des Nations (septembre 1927), honorée par Motta, président de la Confédération suisse, et Thomas, directeur du Bureau, prise le lundi 26 septembre 1927, publiée par La Patrie Suisse, le 5 octobre 1927, où apparaissent Guerrero et Urrutia.

1927-La Patrie Suisse-Delegues latinoamericains SDN

A la page 171 de la brochure publiée par le Secrétariat de la Cour internationale de Justice, La Cour permanente de Justice internationale, 1922-2002, il y a une belle image, prise en mai 1937, du Dr Guerrero marchant sur les rives de la Meuse près de la ville hollandaise de Limmel, en conversation avec Don Antonio, et à ses côtés, sa jambe droite bien avancée et la main gauche dans la poche, le greffier de la Cour permanente, Julio López Oliván[26].

1937-Don Antonio Dr Guerrero Julio Lopez Olivan

Cuba, 1928 : 16 conventions internationales du travail ratifiées

Jenks reconnaît dans son article qu’en 1931, Cuba était le Membre latino-américain ayant ratifié le plus grand nombre de conventions internationales du travail (16 ratifications), un nombre si élevé que les États-Unis d’Amérique n’ont pu atteindre ce chiffre un siècle après la création de l’OIT. Ceci dit, sauf pour des périodes exceptionnelles, les États-Unis ont un dialogue social fluide et des consultations tripartites efficaces, alors qu’à Cuba, malgré mes efforts, il n’y en a toujours pas.

On ne peut éviter une autre parenthèse et revenir aux aventures de Rafael : le Dr Martínez Ortiz étant Secrétaire d’Etat de la République, le Bureau enregistre – les 7 juillet[27] et 6 août 1928[28] – la ratification par Cuba de 16 conventions internationales du travail. Jacques Rodriguez m’a permis de consulter les 16 instruments de ratification : tous les documents portent la signature du Président Machado et le sceau du Secrétariat d’Etat… mais les instruments de ratification ont été signés par J. M. Fernández, en sa qualité de “Secrétaire de la Santé et des Affaires sociales et d’Etat intérimaire”.

Malgré la crise économique internationale, le Dr Martinez Ortiz avait d’autres activités importantes à mener qui l’ont forcé à quitter son bureau….

La vie et la carrière du Dr Martínez Ortiz

Rafael est né à Santa Clara le 20 décembre 1857. Rafael était le fils de José Martínez Ortiz, originaire de Santander en Espagne, et de la Cubaine Cristina López-Silvero Ledón. Son nom et prénom d’origine étaient Rafael Martínez López.

Les grands-parents paternels de Rafael étaient Joaquín López-Silvero et Rudesinda Ledón. Le chirurgien Francisco Javier López(-Silvero) Ledón, son oncle, le frère de sa mère, était bien établi à Arenys de Mar, comme me l’a communiqué Hug Palou i Miquel, le directeur des Archives historiques Fidel Fita de la Mairie d’Arenys de Mar, près de Barcelone.

Après des études de médecine à Barcelone, Rafael retourne à Cuba et entame une carrière politique qui le mènera à la Chambre des représentants et au poste de secrétaire des Finances et de l’Agriculture pendant quelques mois en 1910.

En janvier 1912, le Dr Martinez Ortiz publie “Cuba. Les premières années de l’indépendance”, un livre dans lequel il se présente comme “témoin des événements qui ont eu lieu pendant la période constitutive de notre nation”. La première édition est dédicacée “À la ville de Santa Clara consacre cette œuvre. L’auteur”.

La deuxième partie du travail est consacrée à l’intervention américaine et à la mise en place du gouvernement de Tomás Estrada Palma, aux élections présidentielles de 1905, à la guerre civile, à la deuxième intervention américaine et au rétablissement de la République. Ce volume est publié à Paris en septembre 1920, alors que le Dr Martínez Ortiz représente son pays auprès du gouvernement français et participe à la Conférence de Paix. En 1926, Martínez Ortiz sera membre correspondant de l’Académie d’Histoire, par Santa Clara.

La troisième édition de l’ouvrage est également publiée à Paris, en 1929[29]. Dans cette édition, le Dr Martínez Ortiz ajoute une nouvelle dédicace :

HONORABLE PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE, LE GÉNÉRAL GERARDO MACHADO ET MORALES. Monsieur le Président : Ce livre est dédié, dès sa première édition, à notre bien-aimée Villaclara ; mais je veux vous offrir, Honorable Président, fils le plus éclairé de notre ville natale, la troisième édition qui paraît aujourd’hui de mon œuvre, formée avec les souvenirs patriotiques des premières années de la vie nationale. Par conséquent, Monsieur le Président, je vous prie d’accepter l’offre simple et cordiale de votre ami et «coterráneo », Rafael Martínez Ortiz.

Jorge Ferrer assure que le travail du Dr. Martínez Ortiz mériterait toujours d’être lu et raconte dans sa note une scène que le Dr. Martínez Ortiz relate de la première rencontre entre Rafael Montoro[30] et Tomás Estrada Palma[31], où le président nouvellement élu assure à l’ancien dirigeant autonomiste : “Cuba sera la Suisse des Amériques ! Montoro montre la rue et demande : “Et où sont les Suisses ?”.

A l’occasion de la publication de la troisième édition de sa chronique de l’indépendance, le Dr Martínez Ortiz est secrétaire d’Etat, poste qu’il a occupé de novembre 1926 à décembre 1930.

Il convient de noter que Martínez Ortiz a été distrait par deux tâches collatérales : publier, à Paris, la troisième édition de son histoire de Cuba et faire construire, également à Paris, un mausolée dédié à la mémoire d’Emilia Rovira y Presas, son premier amour, un mausolée installé au cimetière municipal d’Arenys de Mar, en périphérie de Barcelone, sur la rive de la Méditerranée.

Sur l’amour perdu du docteur Martínez Ortiz à Arenys de Mar

 

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Jorge Ferrer, écrivain et traducteur cubain basé à Barcelone, m’a rappelé l’article de Montserrat Calas, intitulé Ronda de Amor en Sinera, publié dans El País, le 24 mars 2000. L’histoire semble être une histoire d’amour banale entre la belle jeune femme d’une famille puissante (Elivra Rovira y Presas) et le fils du facteur du village (Rafael Martínez Ortiz). Le jeune homme prospère lorsqu’il part pour les Amériques, mais son être le plus cher meurt de chagrin, ne sachant pas que sa famille a intrigué pour lui cacher la correspondance amoureuse qu’elle avait reçue de Cuba.

Selon El País, les événements se sont déroulés comme suit :

Emilia Rovira était une belle jeune fille d’Arenys de Mar, fille d’une famille aisée – son père était procureur – qui tomba amoureuse de Rafael Martínez, un humble garçon, fils du facteur de la ville. Sa famille a entravé l’amour des deux jeunes gens et Rafael a décidé d’aller en Amérique pour faire fortune et revenir plus tard pour épouser sa bien-aimée. Mais la famille Rovira a intercepté les nombreuses lettres d’amour que le jeune homme a écrites de l’autre côté de l’Atlantique. A La Havane, Rafael a fait une carrière politique, a été Secrétaire d’Etat et représentant de Cuba à Paris. Ne recevant pas de réponse à ses lettres, il a cru qu’Emilia l’avait oublié et il avait épousé une jeune Cubaine aux Antilles. Emilia attendait le retour de son bien-aimé, mais le manque de nouvelles a fini par la consumer, jusqu’à ce que le chagrin et la tristesse prennent fin d’elle. Elle est morte de chagrin à l’âge de 33 ans.

Quelques temps plus tard, Rafael, déjà propriétaire d’une fortune importante et ayant une position sociale reconnue en tant que politicien et médecin, retourne à Arenys pour des raisons de travail. Apprenant son histoire, il commanda la construction d’un panthéon de marbre surmonté du buste d’Emilia, sculpté à partir d’une photographie que la jeune femme lui avait donnée peu avant son départ en Amérique. Le tombeau, qui a coûté 1.877 pesetas, a une dédicace discrète : “Son ami d’enfance, le Dr Rafael Martínez Ortiz, consacre ce souvenir à sa mémoire”. Rafael avait l’intention d’enterrer les restes de sa bien-aimée et de les transporter au panthéon, mais la famille de la jeune fille s’interposa à nouveau entre les deux amants et ne le permit jamais. Avant de fermer la tombe, Rafael déposa à l’intérieur une rose qui, selon la légende populaire, resta intacte.

El Mundo, à la même date, publie un article signé Jordi Andreu, avec le titre : Epilogue pour une histoire d’amour. Selon El Mundo, Rafael est né à Cuba et étudiait la médecine à Barcelone. La famille Rovira Oliver y Presas Canut a refusé que leur fille Emilia Mercedes Esperanza de Rovira Presas s’installe à Cuba avec le jeune docteur Rafael.

Le texte publié par El Mundo se lit ainsi :

Rafael MARTÍNEZ-ORTÍZ et Emilia ROVIRA ont commencé leur histoire d’amour à Arenys de Mar, où il avait déménagé de Barcelone, où il avait vécu et étudié la médecine. Cubain de naissance, il a souvent visité la ville du Maresme parce qu’il y avait un parent. C’est ainsi qu’il rencontra celle qui sera l’amour de sa vie.  Mais ils ne se sont jamais mariés. La famille d’Emilia, d’origine aristocratique, a refusé de donner son consentement. Apparemment, la cause qui aurait pu empêcher son mariage est le fait qu’elle aurait dû abandonner sa famille pour s’installer à Cuba, “ce qui ne correspondait pas aux idées de l’époque”, a déclaré hier Elvira Ortiz, une des descendantes.

Rafael se rendit à Cuba, d’où il écrivit régulièrement à Emilia. Mais la jeune femme est morte de chagrin et d’amour à l’âge de 32 ans parce qu’elle n’a jamais reçu les lettres que Rafael MARTÍNEZ ORTÍZ lui avait envoyées. Les astuces de la famille d’Emilia les ont empêchés de vivre leur histoire d’amour et ont intercepté le courrier pour qu’Emilia n’ait pas de nouvelles de son bien-aimé.

A Cuba, Rafael MARTÍNEZ-ORTÍZ est devenu une figure publique importante au lendemain de la guerre d’indépendance. Il a fait une importante carrière politique sur l’île des Caraïbes, d’où il a été envoyé à Paris en tant que représentant politique. Rafael, qui s’est marié à Cuba, a également fondé un journal sur son île natale.  En 1926, il a été envoyé en Europe, ce qui lui a permis d’aller à Arenys de Mar afin de savoir où se trouvait feue Emilia ROVIRA. Après avoir appris la fin tragique de la jeune femme, MARTÍNEZ-ORTÍZ fit construire un panthéon de marbre noir où il voulait que les restes de son ancien amour soient placés. Rafael a commandé le panthéon à un sculpteur français, qui a sculpté un buste avec la belle image de l’Emilie à partir d’une photographie qu’elle avait donnée à Rafael avant son départ. Mais l’opposition des parents a persisté, et ils ont refusé ce transfert.

En effet, Rafael a étudié la médecine à l’Université de Barcelone. C’est encore Hug Palou i Miquel qui a mis de l’ordre dans mon histoire, en confirmant que Rafael Martínez Ortiz est né à Cuba et en identifiant le chirurgien Francisco Javier López(-Silvero) Ledón, oncle de Rafael, frère de sa mère, installé à Arenys de Mar.

Le mausolée d’Emilia

 En mai 2018, avec mon fils Ariel, nous avons quitté Samois-sur-Seine, aux abords de la forêt de Fontainebleau[32] et sommes arrivés en voiture au cimetière municipal à Arenys de Mar. Le cimetière est situé sur la colline qui offre une vue panoramique sur la mer. Martinez Ortiz a choisi un emplacement particulièrement stratégique pour placer son mausolée au sommet de la colline. Lors de son inauguration, le mausolée dominait tout le cimetière de sa hauteur, ce qui était peut-être un message éternel laissé par le Dr Martinez Ortiz à ceux qui se sont opposés à ses amours de jeunesse.

Le regard sur le buste d’Emilie ne fait qu’augmenter la tristesse de l’endroit.

Selon Hug Palou i Miquel, la municipalité d’Arenys de Mar reçut le buste d’Emilie durant l’été 1929 et l’été suivant, les pièces du mausolée furent envoyées pour être assemblées dans le cimetière municipal.  Palou i Miquel a bonifié ce récit en apportant les précisions suivantes: “En realité, le  Dr. Martínez-Ortiz a été en contact permanent avec José Casdemont, le curé de la paroisse, son représentant dans tout cette affaire, et il a aussi échangé périodiquement avec le maitre de l’ouvrage du mausolée, Antonio Rossell. [Casdemont et Rosell] ont recu les pièces et le buste”.

Comme l’indique l’inscription à droite du mausolée, c’est un entrepreneur de pompes funèbres français, les établissments Thoin, à qui le Dr Martínez Ortíz a confié le mausolée et un sculpteur français qui a sculpté le buste d’Emilia.

Les établissements Thoin pousuivent leurs activités au 4 avenue du Cimetière, adjacent au cimetière parisien de Saint Ouen (à ne pas confondre avec le cimetière de la mairie de Saint Ouen, très proche de la sortie du métro Mairie de St Ouen, depuis la très populaire ligne 13). Pour se rendre aux établissements Thoin, longez les belles rues de Saint Ouen et vous trouverez la (petite) avenue du Cimetière.

En arrivant au salon funéraire, j’ai trouvé une très bonne équipe, surprise par les photos que je leur ai montrées du monument que l’entreprise avait construit en 1929 et transporté en 1930. Malheureusement, ils n’avaient pas conservé d’archives de l’époque permettant d’identifier le sculpteur du buste. Il n’y a pas non plus de restes de la correspondance que le Dr Martínez Ortiz a probablement échangée avec les établissments Thoin pour discuter de la construction du monument et de son transfert de Saint Ouen à Arenys de Mar.

Comme on me l’a dit au salon funéraire, le mausolée a été construit en marbre granitique provenant d’une carrière vosgienne dont l’exploitation a été interrompue il y a des années. L’assemblage des différents blocs de marbre dans le mausolée a été réalisé à l’aide d’agrafes de ferraille, une technique traditionnelle d’ajustement des pierres.

Notes pour conclure et encore parler du centenaire de l’OIT

Quand j’ai commencé ce document, en relatant l’histoire de la naissance de Rafael Martínez Ortiz à Arenys de Mar qui avait été publiée dans El País, j’ai supposé que l’amour de Rafael pour Emilia et aussi pour la Catalogne avait duré toute sa vie.

Rafael Martínez Ortiz, un jeune homme né à Arenys de Mar, malgré sa passion pour l’indépendance et la politique étrangère de Cuba, son pays d’adoption, avait secrètement maintenu son engagement envers Emilia et la Catalogne, son pays natal, et vécu une bonne partie de sa vie à Paris.

L’histoire de Rafael, un diplomate latino-américain bloqué à Paris, recoupe dans une certaine mesure des éléments de ma propre vie. Lorsque j’ai quitté l’Argentine en août 1976, sans être directement influencé par la situation politique de l’époque, j’ai obtenu une bourse pour étudier le droit européen à l’Université catholique de Louvain. Dès mon arrivée à Leuven, la ville flamande où la Faculté de droit fonctionnait encore, j’ai participé au voyage organisé par le service pour les étudiants étrangers de l’UCL qui proposait une visite à Paris durant le long week-end de la célébration de l’armistice de la Première Guerre mondiale, une fête très importante en Belgique et en France.

Cette visite commémorative de l’armistice de novembre 1918, moment historique directement lié à l’origine de l’OIT, m’a permis d’établir, en novembre 1976, une liaison avec une belle et jeune parisienne. Pour mémoire, j’ai réussi à me faire accepter de la belle et jeune parisienne en lui parlant du droit européen des transports, l’intégration européenne était le sujet qui, à l’époque, nous passionnait mutuellement. La romance a été interrompue quand j’ai choisi d’épouser à Rome, à ma fiancée argentine, la mère de mes enfants Ariel et Javier.

Contrairement à Rafael et Emilia, la jeune parisienne et moi avons gardé secrètement les lettres que nous avons échangé entre Louvain et Paris. Vingt ans plus tard, séparé de la mère de mes enfants, je suis retourné à Paris et j’ai réussi à regagner l’attention de la belle parisienne, sans trop insister sur le droit communautaire ou les normes internationales du travail. Mon retour ne semble pas avoir été si désagréable étant donné que même sa propre mère a accepté de m’offrir une copie originale du Traité de Versailles de 1919, une source primordiale pour la rédaction de ce document.

Plus prosaïquement, la même semaine où j’ai pris ma retraite, j’ai obtenu la nationalité suisse, mettant fin à un de mes rêves du début de ma carrière de fonctionnaire international. Lorsque j’ai rejoint l’OIT, je ne pensais pas à mon pays d’origine et je croyais naïvement que travailler dans une agence des Nations Unies ferait de moi un “citoyen du monde”. Le Laissez-passer des Nations Unies a été le sésame qui m’a ouvert les portes de tous les pays et les couloirs privilégiés dans les aéroports pour le personnel des compagnies aériennes et les diplomates.

En rédigeant ce document, j’ai pu mieux connaître les circonstances vécues lors de la Conférence de Paix et le rôle joué par les seuls Latino-Américains présents à la Commission de la législation internationale du travail où l’acte fondateur de l’OIT a été élaboré. Le fait que le seul personnage latino-américain sur la photo prise le 25 janvier ou le 1er février 1919 soit finalement de Santa Clara ne cesse d’exciter mon imagination argentine.

Cependant, il m’a toujours semblé que la connaissance du contexte historique (géographique et économique) et la discussion des arguments de toutes les parties, fondés sur le droit, devrait persuader les secteurs impliqués dans un conflit social de renoncer à la violence. Mettre la violence de côté et accepter des procédures qui permettent de parvenir à des accords et à un consensus est au cœur des discussions en cours sur la consultation des peuples autochtones établi par la convention no 169.

Nous avons quitté Genève pour prendre notre retraite en Espagne et j’ai été très surpris de me retrouver en plein « procès » catalan. Le point de contact précis entre le « procès » catalan et les questions que j’ai abordées dans ce document se trouve dans le livre de Ph. Sands[33], qui prend comme point de départ le massacre des Juifs à Lemberg en novembre 1918 pour discuter les concepts de crime contre l’humanité et de génocide élaborés par deux juristes “lemberiks”, Hersch Lauterpacht et Rafael Lemkin.

La situation de la Catalogne était présente à la Conférence de Paix lorsque certaines délégations se sont opposées à la possibilité pour toute minorité de présenter ses revendications à la Société des Nations, sans aucun filtre du secrétariat et sans le consentement des gouvernements concernés : “It would clearly be inadvisable to go even the smallest distance in the direction of admitting the claim of the American negroes or the southern Irish, or the Flemings or Catalans to appeal to an interstate conference over the head of their own government. Yet if the right of appeal is granted to the Macedonian or the German Bohemians it will be difficult to refuse it in the case of other nationalist movements[34]”.

Un autre responsable britannique, en mai 1919, Sir James Headlam-Moreley, a indiqué :

“… il serait très dangereux de permettre aux habitants ou aux citoyens de tout État de faire appel directement à la Société des Nations, et pas seulement par l’intermédiaire de leurs gouvernements. Si ce principe est violé, on pourrait arriver à une situation où, par exemple, les francophones du Canada, les juifs américains, les catholiques d’Angleterre, les Gallois, les Irlandais, les Écossais, les Basques, les Bretons ou les Catalans pourraient se tourner vers la Société des Nations et dénoncer les abus dont ils ont été victimes[35]“.  

Les revendications catalanes n’ont pas pu être discutées devant la Société des Nations[36]. Outre les obstacles formels, les initiatives catalanes auraient dû surmonter les réticences de l’un des fonctionnaires les plus éminents de la section pour la protection des minorités, Pablo de Azcárate[37], qui, entre 1922 et juillet 1936, a travaillé dans cette section et en a également été le directeur[38].

Ce qui m’a surpris dans la performance de Pablo de Azcárate dans la section sur la protection des minorités est résumé dans cette phrase, écrite en juillet 1929 : « je ne crois pas possible d’affirmer que la Société des Nations soit appelée à prêter secours aux minorités, mais plutôt à garantir l’exécution des Traités sur les Minorités »[39].

À mon avis, cette pensée de Pablo de Azcárate reflète les difficultés que rencontre l’OIT lorsqu’elle laisse en suspens certaines questions particulièrement difficiles, notamment en ce qui concerne les minorités ethniques.

Les minorités ethniques se plaignent à l’OIT des persécutions dont elles sont victimes. Les mécanismes de contrôle de l’OIT ne semblent pas à la hauteur des attentes des groupes les plus vulnérables quant au respect des engagements pris lors de la ratification des conventions internationales du travail[40].

Les circonstances actuelles sont trop proches des conditions qui existaient lorsque la Société des Nations et l’OIT ont été créées. Nous assistons à une recrudescence atroce de la violence, qui nous éloigne de la paix durable avec la justice sociale dont ont rêvé les membres de la Commission de la législation internationale du travail en 1919.

Si discuter de “l’avenir du travail” est intéressant, les questions en suspens depuis 1919 ne sont toujours pas résolues.

Remerciements

En premier lieu, je voudrais remercier Hug Palou i Miquel, le Directeur de l’Archive municipal d’Arenys de Mar de m’avoir fourni des informations sur Rafael Martínez Ortíz et la construction du mausolée. Il m’a aussi indiqué que je ne devais pas confondre le nom officiel du cimetière municipal d’Arenys avec le mot « Sinera » utilisé dans le recueil de poésies « Cementiri de Sinera ». En effet, le poète catalan Salvador Espriu, dans le recueil mentionné, a utilisé, en sens inverse, les lettres qui composent le nom de la ville d’Arenys.

Je tiens à exprimer ma profonde gratitude à Pierre Sayour d’avoir établi la version française de mon texte. Pierre a été un de rares collègues du département des normes internationales du travail qui m’a toujours frappé par sa modestie. Pierre est un grand syndicaliste avec lequel j’ai été, quelquefois, en total désaccord.

Pour ne pas froisser la proverbiale modestie de Pierre, je voudrais terminer par le récit d’une histoire qui concerne Cuba, la mère de Pierre et mon travail au Bureau : Madame Sayour occupait un poste stratégique quand j’ai fait mes premiers pas, en tant que stagiaire, au département, entre septembre 1986 et mars 1987. Pendant mon stage, j’avais continué à travailler comme consultant pour le Secrétariat économique de l’Amérique latine, le SELA, et j’avais été invité, au nom du SELA, à participer à une réunion ministérielle du Groupe des 77 prévue à La Havane, en vue d’une conférence de la CNUCED. Un vol charter de la compagnie aérienne cubaine allait amener le personnel de la CNUCED et autres dignitaires qui devaient assister à la conférence.

Je voulais donc interrompre mon stage au BIT, ce qui n’était pas du tout du gout de celui qui avait manœuvré pour me donner l’opportunité d’avoir un vrai travail, mon très cher ami Héctor Bartolomei de la Cruz. Héctor n’avait pas eu des difficultés à comprendre que je voulais partir sous les cocotiers et abandonner le travail au département à ce moment crucial de la relecture, après la réunion de la commission d’experts que Héctor avait, à l’époque, la haute responsabilité de coordonner.

Je devais donc contrarier Héctor et obtenir l’aval de quelqu’un de plus haut placé, Monsieur Dao, le chef de service. Pour appuyer ma démarche, devant moi, Madame Sayour a interpellé à M. Dao, le chef de service, en lui disant qu’il ne pouvait pas me retenir si j’avais un engagement (payé) ailleurs.

Et je suis parti à Cuba, où j’ai logé au Hilton, fumé un cigare, donné la main à Fidel, mangé des langoustes, visité la Bodeguita del Medio et autres endroits mythiques.

Malgré mon escapade cubaine, le département a accepté de me reprendre pour le reste de ma vie professionnelle.

Avant de conclure, je voudrais aussi remercier Germán López Morales qui pense que j’avais été trop modeste de dire que le seul succès que j’ai eu dans ma carrière avait été de corriger le nom du délégué cubain dans la photo de la Commission de la législation internationale du travail. Prenant un café à La Biela, à quelques pas de la tombe du Comte Zolotowksi, Mario Ackerman s’est souvenu de l’énergie que j’avais mise pour obtenir que la commission d’experts se prononce sur le besoin de protéger les travailleurs en cas de licenciement injustifié. Je crois que d’autres collègues auraient pu défendre, avec le même succès, le besoin de garder le dogme du plein emploi, productif et librement choisi ou de s’assurer de l’efficacité des consultations tripartites en matière de normes internationales du travail.

Pour clore ce récit, je voudrais convoquer une dernière fois l’esprit qui a régné au moment de la photo prise en 1919 et le souvenir de quelques collègues et de ma famille qui ont tellement contribué au fait que le travail au Bureau ait été particulièrement agréable.

[1]  Burgos, A., Contrastes europeos y orientación americana, Roma, Tipografía Failli, 1925.

[2] www.eltonodevoz.com La photo du docteur Martínez Ortíz accompagne l’article de Jorge Ferrer intitulé “Primera transición…”, publié le 16 juillet 2007/16 août 2010.

[3] BIT, Commission de la législation internationale du Travail. Bulletin officiel, vol. I, (Genève), pp. 1-260 – Disponible en :
http://www.ilo.org/legacy/french/lib/century/sources/sources1919.htm

[4] En 2017, sous le titre Retour à Lemberg, Philippe Sands a publié un livre magistral : East West Street. On the Origins of “Genocide” and “Crimes against Humanity”, 2016. Voir plus loin une autre reference à l’ouvrage de Ph. Sands, note 32.

[5] “On January 23 [1919], the government of Czechoslovakia, capitalizing on Poland’s distraction, sent troops across the demarcation line established on November 5, 1918, by the two national councils, a frontier that largely conformed to the province’s ethnic composition. […] The next day, January 24, 1919, the Great Powers issued a “solemn warning” against further coups de main. Echoing their earlier empty admonitions to Romania and to Poland, the council proclaimed its collective moral and political authority over the entire region of Eastern Europe”. Fink, Carole. Defending the Rights of Others. The Great Powers, the Jews, and International Minority Protection, 1878-1939, Cambridge University Press, 2004, pp. 142-143.

[6] Informations sur la page Wikipedia relatives à Samuel Gompers.

[7] Di Palma Castiglione, G. E., Italian Immigration into the United States 1901-4, The American Journal of Sociology, Vol. 11, No. 2, Sep. 1905. Disponible sur: https://www.jstor.org/stable/2762660?seq=1#page_scan_tab_contents

[8] Nouvelle Anthologie, 16 août 1928, fascicule 1354, pages 504-517

[9]  Gramsci, A. Quaderni del Carcere, cuaderno II, párrafo 84.

[10] Eduardo Zamacois est né à Cuba en 1873 et est mort à Buenos Aires en 1971. Romancier et journaliste bien connu en son temps, ses œuvres sont complètement tombées dans l’oubli.

[11] Cuba pendant les années de la Première Guerre mondiale,
http://www.elgrancapitan.org/portal/index.php/articulos3/historiamilitar/569-cuba-en-los-anos-de-la-1-guerra-mundial

[12] “Les États-Unis ont organisé l’achat mondial des récoltes cubaines et les prix ont été déterminés par leurs mécanismes de contrôle pour la guerre, de sorte qu’en 1917-1918 a été payé à 4,60 cents la livre et en 1918-1919 à 5,50 cents la livre. C’était la principale contribution que Cuba apportait aux alliés de la guerre mondiale. D’autre part, durant cette période des capitaux américains se sont portées massivement sur Cuba, au point où l’île est devenue le premier bénéficiaire des investissements américains sur le continent. Lopez Civeira, F., El dulce cubano en la Primera Guerra Mundial, 6 août 2104, http://www.trabajadores.cu/20140806/eldulce-cubano-en-la-primera-guerra-mundial/

[13]  Burgos, A., Contrastes europeos y orientación americana, Rome, 1925, pages 117-118.

[14] Burgos, A., ibíd., pages 118-119.

[15] Fernando Ortiz (La Havane, 1881-1969). La Fondation Fernando Ortiz de La Havane (http://www.fundacionfernandoortiz.org/index.php) offre les informations suivantes : F. Ortiz commence ses études de droit à l’Université de La Havane et obtient un baccalauréat de l’Université de Barcelone en 1900 et un doctorat à Madrid en 1901. En 1902-1905, il travaille au service consulaire cubain en Italie et suit les cours de criminologie de Cesare Lombroso et Enrique Ferri. Avec un prologue de Cesare Lombroso, F. Ortiz publie Hampa Afro-cubana. Los negros brujos. Apuntes de etnografía criminal, 1906. Pendant une décennie (1917-1927), F. Ortiz a été élu à la Chambre comme représentant du Parti libéral. F. Ortiz est considéré comme “le précurseur des études sur la culture africaine à Cuba… dans son ouvrage fondateur, le  Contrapunteo cubano del tabaco y el azúcar [1940] introduit le concept de transculturation, considéré par Bronislaw Maniloswski comme une de ses plus grandes contributions à l’anthropologie culturelle”. Aux États-Unis, un livre a été publié en son honneur : Cuban Counterpoints : The Legacy of Fernando Ortiz, sous la direction de Mauricio A. Font et Alfonso W. Quiroz. Lexington Books, 2005.

[16] Cuba en la Paz de Versalles. Discurso pronunciado en la Cámara de Representantes en la sesión del 4 de febrero de 1920 por Fernando Ortiz, Vicepresidente de la Cámara por el Partido Liberal. La Universal, 1920. Publication cataloguée à la Library of Congress, qui ne figure pas dans la liste des publications de la Fondation Fernando Ortiz.

[17] Le principe dirigeant selon lequel “le travail ne doit pas être considéré simplement comme une marchandise ou un article de commerce” a été adopté par la Commission de la législation internationale du travail lors de sa réunion du 11 mars 1919 à Paris, à l’unanimité, par 11 voix pour tous ses membres. Ce texte a été incorporé à l’article 427 du Traité de Versailles. La Déclaration de Philadelphie (mai 1944), qui a été incorporée dans la Constitution de l’OIT, simplifie l’expression de 1919 et dit : “Le travail n’est pas une marchandise”.

[18] Cosme de la Torriente prononça deux discours pour souligner l’importance du vote en faveur de Don Antonio et les difficultés diplomatiques surmontées pour obtenir son élection, en mars 1922, à l’occasion de la cinquième conférence annuelle de la Société cubaine de droit international. James Brown Scott (États-Unis), Alejandro Álvarez Jofré (Chili) et Luis Anderson Morúa (Costa Rica) étaient présents. Cosme de la Torriente, ‘Bustamante and the Permanent Court of International Justice and Cuba’ et ‘The United States of America and the League of Nations’, International Conciliation, septembre 1922.

[19] C. Wilfred Jenks (1909-1973) a été le sixième Directeur général de l’OIT. Voir la biographie très détaillée : Jaci L. Eisenberg, ‘Jenks, Clarence Wilfred’ in IO BIO, Biographical Dictionary of Secretaries General of International Organizations, Edited by Bob Reinalda, Kent J. Kille and Jaci Eisenberg,
http://www.ru.nl/fm/iobio.

[20] The Contemporary Review, February 1931, pages 209-218.

[21]   Ibíd., p. 211.

[22] Alejandro Álvarez Jofré (1868, Santiago du Chili – 1960, Paris) a réussi à être juge à la Cour internationale de Justice de 1946 à 1955 en écrivant ” les fameux Avis dissidents d’une des affaires sur le Sahara occidental, cité par Henkin et Schachter comme base du droit international du développement. Il a écrit d’innombrables ouvrages sur le droit international public “, selon Wikipédia. Voir également la référence à Álvarez Jofré à la note 18.

[23] A la Cour permanente, seuls deux juges brésiliens ont siégé : Ruy Barbosa de Olivera (1922-1923), puis Epitacio da Silva Pessôa (1924-1930). Information tirée d’une publication du Secrétariat de la Cour internationale de Justice : La Cour permanente de Justice internationale, La Haye, 2012, p. 206.

[24] José Gustavo Guerrero (San Salvador, 1876 – Nice, 1958) a étudié à l’Université d’El Salvador, où il s’est distingué par son activité politique militante contre le général Rafael Antonio Gutiérrez, président de son pays. Il a dû poursuivre ses études de droit à l’Université nationale du Guatemala, où il a obtenu son diplôme en 1898. Cette année-là, M. Guerrero retourne à son pays où il entreprend une activité politique qui l’amène à devenir ministre des Affaires étrangères (1927-1928) et à présider l’Assemblée de la Société des Nations de 1929 à 1930. M. Guerrero a été magistrat et président de la Cour internationale permanente de Justice jusqu’à sa dissolution en 1946. M. Guerrero a été nommé à la Cour internationale de Justice et en a été le premier président (1946-1949).

[25] Francisco José Urrutia Ollano (Popayán, 1870 – Bogotá, 1950), juriste, homme politique et diplomate colombien. Après avoir été ministre des Affaires étrangères (1908-1909, 1912-1914), il a représenté la Colombie devant la Société des Nations et l’OIT. En 1931, il préside le Conseil de la Société des Nations et obtient sa nomination comme juge à la Cour permanente (1932-1942).

[26] Julio López Oliván (1891-1964) diplomate espagnol, en poste à l’Ambassade de la République espagnole à Londres, il aurait soutiré des fonds de la République en faveur de l’achat d’armes pour les rebelles. Quand Pablo de Azcárate est nommé par la République à Londres, López Oliván s’installe à La Haye où il devient Greffier de la Cour Permanente (octobre 1936-1946). López Oliván a été nommé Greffier de la Cour internationale entre 1953 y 1960. Sur Pablo de Azcárate voir notas 35-39.

[27] Les ratifications suivantes ont été enregistrées le 7 juillet 1928 : convention n° 13 (céruse (peinture)), convention n° 16 (examen médical des mineurs (travail maritime)), convention n° 22 (contrat d’engagement des gens de mer), convention n° 23 (rapatriement des gens de mer).

[28] Les ratifications suivantes ont été enregistrées le 6 août 1928 : Convention no 3 (protection de la maternité), Convention no 4 (travail de nuit (femmes)), Convention no 5 (âge minimum (industrie)), Convention no 6 (âge minimum (mineurs)), Convention no 7 (âge minimum) (travail maritime)), Convention no 3 (protection de la maternité), Convention no 4 (travail de nuit (femmes), Convention no 5 (âge minimum), Convention no 6 (âge minimum) (industrie) et convention no 7 (âge minimum)) 8 (indemnisation du chômage (naufrage)), convention n° 17 (indemnisation des accidents du travail), convention n° 18 (maladies professionnelles), convention n° 19 (égalité de traitement (accidents du travail)), convention n° 20 (travail de nuit (boulangerie)).

[29] Maison d’édition “Le livre libre” 141, Boulevard Péreire, Paris, 1929. La version numérique des deux volumes peut être consultée à la Biblioteca Digital Hispánica : http://bdh.bne.es/bnesearch/detalle/bdh0000015405n

[30] Rafael Montoro (1852-1933), fondateur et idéologue du Parti libéral autonome, auquel appartenait également Martínez Ortíz.  Rafael Montoro a été secrétaire d’État sous la présidence du général Machado, tout comme Martínez Ortiz.

[31] Tomás Estrada Palma (1835-1908) fut le premier président élu de Cuba (1902-1906).

[32] Selon El Mundo, le Dr Martínez Ortiz mourut à Fontainebleau en 1932. A la mairie de Fontainebleau, on m’a dit qu’il n’y avait pas de tombe au cimetière municipal au nom de Rafael Martínez Ortiz.

[33] Ph. Sands, Retour à Lemberg, op. cit., page 110.

[34] Alfred Zimmern, Paper on the League of Nations, FO 371/4353 (PC 29/29), cite par C. Fink, Defending the Rights of Others, op. cit., page 154 note 136.

[35] J. Headlam-Moreley, Memorandum on the Right of Appeal of Minorities to the League of Nations, 16.V. 1919, in A memoir of the Paris Peace Conference, 1919, Londres, 1972, pp. 108-109, cité et traduit de l’anglais vers l’espagnol par Xosé M., “A memoir of the Paris Peace Conference”, 1919, Londres, 1972, pp. 108-109. Núñez Seixas, La cuestión de las minorías nacionales en Europa y la Sociedad de las Naciones (1919-1939) : el contexto histórico de la actuación de Pablo de Azcárate, in Pablo de Azcárate, Minorías Nacionales y Derechos Humanos, Congreso de los Diputados, 1998, page 67.

[36] Xosé M. Núñez Seixas, Nacionalismo y política exterior: España y la política de minorías de la Sociedad de las Naciones (1919-1936), Hispania (Madrid), 55:189 (1995: enero/abril).

[37] La Commission des affaires étrangères du Congrès des députés et de l’Université Carlos III de Madrid ont publié un livre en l’honneur de Pablo de Azcárate, Minorías Nacionales y Derechos Humanos, Madrid, 1998. L’œuvre comprend une contribution de son fils Manuel Azcárate, l’étude précitée de Núñez Seixas et la traduction espagnole d’une monographie de Pablo de Azcárate publiée en anglais.

[38] Pablo de Azcárate a démissionné de son poste à la Société des Nations et a accepté la représentation diplomatique de la République espagnole, d’abord à Paris puis à Londres. A Londres, Pablo de Azcárate a remplacé Julio López Olivan. Sur Julio López Olivan, voir note 26.

[39] Nuñez Seixas, Nacionalismo y política exterior, op. cit., note 90.

[40] https://natanelkin.wordpress.com/2018/06/13/matanza-de-dirigentes-indigenas-de-saweto-sin-condenar-la-oitdeja-prosperar-la-impunidad/

Traduction en français par Pierre Sayour


L’OIT, liberté et démocratie / Francis Blanchard, Directeur général de 1974 à 1989

En premier lieu quelques souvenirs personnels :

C’est sans doute à trois ans que j’ai pour la première fois entendu parler à la table familiale d’un personnage de légende du nom d’Albert Thomas et de l’Organisation internationale du Travail. Presque chaque dimanche, mon père invitait à déjeuner des camarades anciens combattants et parmi eux, Jean Toulout, Président de la Fédération des artistes comédiens et ami intime d’Albert Thomas. Mon père, sergent-chef dans une unité d’artillerie avait été grièvement blessé dans les combats de la Première Guerre mondiale. Soigné dans un hôpital militaire, mon père, après sa convalescence et grâce à Jean Toulout, avait été affecté au Cabinet d’Albert Thomas dans une fonction obscure.

Autour de la table familiale, la conversation portait sur la victoire acquise de haute lutte sur l’Allemagne impériale et sur Albert Thomas auquel avait été confiée en 1917 la charge écrasante du Ministère de l’Armement dont dépendait l’issue incertaine d’un conflit qui se poursuivait depuis le 2 août 1914. Les convives se querellaient amicalement sur le point de savoir qui du Président du Conseil des ministres ou d’Albert Thomas était le véritable artisan de la victoire. Mon père tenait Albert Thomas pour un démiurge, c’est-à-dire un être doté d’une extraordinaire puissance créatrice. Tous s’accordaient sur son génie. Les avis divergeaient sur son physique. Les uns le voyaient petit de taille et trapu, les autres quelque peu bedonnant et toujours vêtu de noir, mais ils tombaient tous d’accord sur sa barbe en bataille et de couleur sombre, à la différence de Juan Somavia à la barbe bien taillée et blanche comme neige. Cela dit, je laisse aux dames qui  nous font la grâce et le plaisir de partager ce repas d’en juger. Le déjeuner se terminait inévitablement par des chants patriotiques et des chansons à boire.

Albert Thomas était fils de boulanger à Champigny dans la banlieue de Paris. Mon grand-père était boulanger en Bourgogne à Tournus, oppidum romain, niché le long de la Saône. Vous comprendrez à l’évocation d’un très lointain passé que je me réclame d’Albert Thomas. Mais il y a plus. Abordant l’université, j’ai eu pour professeur en droit du travail Pierre Waline à l’Ecole des sciences politiques. Pierre Waline nous entretenait des premiers pas du BIT sous la direction engagée d’Albert Thomas. J’ai servi, en tant que jeune fonctionnaire, auprès d’Adrien Tixier, ancien sous-directeur du BIT d’Albert Thomas et Ministre de l’intérieur du Général de Gaulle et à ses côtés Alexandre Parodi, Ministre du travail dans le premier gouvernement après la Libération.

Mes parents, mon frère cadet et moi habitions un appartement dans une rue étroite, la rue Clément, en face du superbe marché médiéval, le Marché Saint-Germain-des-Prés. Au pied de l’immeuble, la mairie du 6ème arrondissement de Paris, avait en hâte installé une soupe populaire dans laquelle plusieurs centaines d’hommes et quelques femmes se pressaient sur le trottoir d’en face. Ils attendaient de longues heures sous l’œil  à la fois résigné et soupçonneux de gardiens de la paix, dans l’espoir d’obtenir un bol de soupe chaude et un morceau de pain et,  pour les plus habiles ou les plus patients qui reprenaient la file d’attente, deux bols. Le spectacle de ces hommes et de ces femmes démunis de tout m’a beaucoup marqué, d’autant plus que mon père qui spéculait avait tout perdu et que ma mère se vit contrainte à reprendre le travail.

Mais, trêve de souvenirs.

Soixante ans plus tard – j’avais près de 73 ans – prenant congé du Conseil d’administration du BIT et de la Conférence internationale du Travail, à l’occasion de séances hors programme, dont je garde un très vif souvenir, j’avais fait part en ces deux occasions de ma conviction que, si l’OIT pouvait être fière de son passé qui lui avait valu l’octroi du prix Nobel en 1969, elle ne prendrait sa pleine mesure que dans l’avenir. Je ne croyais pas si bien dire.

En effet, je tiens la date du 8 novembre 1989 cette fracture brutale de l’Histoire pour comparable, dans ses effets, proches et lointains,  à celle de mai 1453, la conquête de Constantinople par le Sultan Mehemet II, entraînant dans sa chute l’Empire d’Orient.

Dans la nuit du 8 novembre 1989, le mur de Berlin s’effondre et avec lui l’Empire soviétique. L’OIT atteint sa dimension à la fois géographique et idéologique universelle.

Certes, grâce au processus de décolonisation au lendemain du deuxième conflit mondial, elle avait atteint son universalité géographique mais aussi, si j’ose dire,  sa dimension idéologique reposant sur l’économie de marché à ne pas confondre avec le capitalisme sauvage et à tout va entraînant la crise financière abyssale, la crise économique et la récession dans lesquelles le monde se débat.


Francis Blanchard

Les quinze dernières années de la guerre froide, où j’eus le privilège de tenir la barre sur une mer passablement démontée, furent marquées par de violentes querelles entre l’est qui s’efforçait de rallier le Tiers monde à son modèle et les démocraties occidentales.

Ce n’est pas faire injure à l’Organisation que d’observer que ses réactions sont lentes. C’est le mérite de Michel Hansenne d’avoir sollicité le chapitre XIII du Traité de Versailles qui contient la Constitution de l’OIT et, en particulier son préambule, pour amener la Conférence internationale du Travail en 1998 à  adopter avec l’appui de son Président, Jean-Jacques Oechslin, à la veille de sa retraite du groupe patronal, la Déclaration sur les droits fondamentaux de l’homme au travail à savoir la convention se rapportant à la liberté d’association, au droit à la négociation collective, à la lutte contre la discrimination sous toutes ses formes, à la lutte contre l’esclavage et à la lutte contre le travail  des enfants. Ce socle de conventions n’est pas « négociable ».

Dix ans plus tard, Juan Somavia prenait le témoin en plein débat sur le thème de la mondialisation. Il proposait au Conseil d’administration de confier à une Commission de haut niveau, co-présidée par deux Premiers ministres, le soin de formuler des propositions sur le thème de la dimension sociale de la mondialisation sur la base d’un rapport de très bonne facture préparé par le Bureau. Au lendemain de son investiture, Juan Somavia lançait une campagne sous le sigle du  « travail décent ». Pour ce qui est du sigle, il a la vertu d’être bref et d’inviter à l’adhésion.

A la veille de l’Assemblée générale des Nations Unies en 2005 s’est tenu un Sommet social au niveau des chefs d’Etat et de gouvernements qui a adopté et le concept et l’expression. Cette expression renvoie au thème de la Conférence mondiale de l’Emploi de 1976 concernant les besoins essentiels en  matière d’emploi, de revenu, d’éducation, de santé, de logement et de culture.

La Conférence mondiale de l’Emploi est venue 30 ans trop tôt. Elle n’était pas dans l’air du temps marqué depuis 1945 par les trente années glorieuses de l’après-guerre, entretenant l’illusion d’une croissance durable installée dans le siècle. Aujourd’hui la même Conférence serait d’actualité pour répondre à la montée inexorable du chômage due à la crise. Il faudrait qu’elle soit préparée par un secrétariat inter-organisations.

Ce sont, à n’en pas douter, des problèmes liés à la crise et à la récession dont, selon la rumeur,  la Chancelière de la République fédérale d’Allemagne, Angela Merkel, se serait récemment entretenue avec les chefs exécutifs du FMI, de la Banque mondiale, de l’OMC, de l’OCDE et du BIT, qu’elle avait invités à se rendre à Berlin. Selon les sources bien informées, elle aurait encouragé les intéressés à se concerter sur les politiques à mener au plan international pour faire en sorte que la justice sociale soit compatible avec la croissance et le progrès économique, comme l’affirment de nombreux textes solennels dans l’expression mais contredits dans les faits.

J’espère que les mêmes personnalités seront invitées lors de la  Réunion du G20 de  Londres en avril.

Si la justice sociale a indéniablement un coût et j’ajoute la défense agressive de l’environnement désormais indissociable  pour l’opinion publique ; ces deux objectifs du développement durable génèrent des emplois, donc des rentrées fiscales confortant la protection sociale.

A la suite des travaux de la Commission de haut niveau sur la dimension sociale de la mondialisation et en écho à la résolution adoptée en 2005 par le Sommet social des chefs d’Etats et de gouvernement, le Bureau, avec l’accord du Conseil d’administration, a engagé un processus de consultations systématiques avec les partenaires sociaux et les gouvernements. A l’issue de ces consultations, le Directeur général a soumis à la Conférence de 2008, lors de sa dernière session,  un rapport sur la réalisation de l’Agenda  du travail décent, des stratégies à suivre.

Au terme d’un débat d’une grande intensité, la Conférence internationale du Travail a convenu de lui donner le titre de « Déclaration sur la justice sociale pour une mondialisation équitable ». Cette Déclaration a été adoptée le 10 juin 2008. Elle est à la fois un texte refondateur et mobilisateur susceptible d’atteindre tous les décideurs en matière économique et sociale. Elle repose sur quatre objectifs inséparables, interdépendants et se renforçant mutuellement : l’emploi, la protection sociale, le dialogue social et les droits fondamentaux de l’homme au travail.

La Déclaration constitue une feuille de route. Elle est un défi pour l’OIT et pour le Bureau et pour le futur.

Je ne doute pas qu’elle restera fidèle à son choix initial de la liberté et de la démocratie qui « demeure la moins mauvaise des solutions quand on a éliminé toutes les autres » suivant la célèbre formule que l’on prête à Winston Churchill.


Emil Schönbaum (1882–1967), l’homme qui guidait la transition de l’OIT de l’assurance vers la sécurité sociale / Vladimir Rys

Nous avons déjà rencontré Emil Schönbaum[1] dans le récit des activités du Bureau international du Travail pendant la deuxième guerre mondiale à Montréal et du destin de son ami et compatriote Osvald Stein[2], le sous-directeur de ce Bureau tragiquement disparu en décembre 1943.

En effet, ce dernier a joué un rôle déterminant dans la vie du grand actuaire, qui est devenu l’un de ses meilleurs collaborateurs.

Débuts de la carrière après la première guerre mondiale

Emil Schönbaum est né en 1882 à Benesov en Bohême (faisant alors partie de l’ancien empire de l’Autriche-Hongrie) Emil Schönbaum étudia les sciences mathématiques à la Faculté de philosophie de l’Université de Prague. Ayant fait de la mathématique des assurances son domaine de spécialisation, il passa également quelques semestres à l’Université de Göttingen.

Après la première guerre mondiale, et peu de temps après la fondation de la Tchécoslovaquie, il reçut son agrégation à l’Université de Prague pour enseigner la mathématique actuarielle et la statistique et, en 1923, fut nommé professeur de mathématique actuarielle.

Selon sa biographie officielle de l’époque, c’est sur demande du premier Président tchécoslovaque M. T. G. Masaryk qu’il tourna son attention vers le domaine des assurances sociales, pour devenir l’un des fondateurs du régime des assurances sociales du pays.

Dès 1921, il assuma un rôle prépondérant au sein du Comité d’experts créé par le Ministère des affaires sociales pour mener à bien ce projet; c’est sur proposition de ce Comité que la première Loi sur l’assurance sociale des employés en cas de maladie, invalidité et vieillesse fut adoptée en 1924[3]. Il occupa ensuite le poste de Directeur de l’actuariat et de la statistique de l’Institut général des pensions et, pendant les années 1927-1929, travailla essentiellement à la réforme du système des retraites. Pendant la période de 1932 à 1934, sa tâche principale fut la réforme du régime des assurances sociales pour les mineurs[4]. Dès 1935, et jusqu’à la fin de la Tchécoslovaquie d’avant Munich, il présida l’Institut social tchécoslovaque, un organe consultatif du Ministère des affaires sociales[5] réunissant les représentants du monde académique des sciences sociales ainsi que des partenaires sociaux.

Entrée au service du BIT et persécution nazie

Sa carrière de conseiller international commence dès le début des années trente quand il est sollicité, en tant qu’expert du BIT, par le gouvernement grec afin de préparer un plan financier pour leur nouveau régime des assurances sociales. C’est à cette époque qu’il entame une collaboration étroite avec Osvald Stein, membre de la Section des assurances sociales du BIT à Genève. Cette collaboration se transforme vite en amitié qui sera bientôt mise à l’épreuve. En effet, avant même la fin de la Tchécoslovaquie et l’occupation du pays par les armées d’Hitler, en mars 1939, la situation se détériore rapidement dans la deuxième République. Les personnalités publiques, les dirigeants de la vie économique, les fonctionnaires et les enseignants d’origine juive sont priés de libérer leurs postes. Emil Schönbaum ne fait pas exception et cherche à quitter le pays.

Heureusement pour lui, il a des bons amis à l’extérieur du pays[6]. C’est grâce à Osvald Stein qu’il reçoit dès l’année suivante une invitation à accompagner, en qualité d’expert du BIT, une réforme du régime des assurances sociales en Equateur[7]. En 1941, c’est le gouvernement mexicain qui lui confie la tâche de préparer techniquement la première loi sur les assurances sociales du pays. Et en 1942 on le trouve engagé en Bolivie dans une étude en vue d’introduire un régime d’assurance pension pour les mineurs. A ce moment, Schönbaum est suffisamment connu et apprécié dans la région pour permettre à Stein de présenter sa candidature au poste de conseiller actuariel du BIT à Montréal. Cette candidature est aussitôt acceptée par le directeur ad intérim Phelan, qui signe sa nomination en août 1942. Signalons à cette occasion que selon le curriculum vitae officiel, en plus de ses connaissances techniques et de sa langue maternelle tchèque, il maîtrise l’anglais,  le français, l’espagnol et l’allemand.

Ses activités en Amérique latine et l’appel du gouvernement tchécoslovaque en exil

Dans ses nouvelles fonctions et suivant le rythme effréné du programme lancé dans le domaine des assurances sociales par Stein, il multiplie les voyages dans la région en visitant successivement le Paraguay, le Chili et le Costa Rica. En 1943, il retourne au Mexique pour prêter la main à la mise en place du nouveau système d’assurance sociale dont il est l’un des fondateurs. Dès le milieu de l’année, c’est le gouvernement tchécoslovaque en exil – dont le siège se trouve à Londres – qui décide de faire appel à ses services. Le plan Beveridge de sécurité sociale devenant le programme des Alliés  pour la période d’après-guerre, tous les gouvernements s’activent pour préparer l’avenir. Il est donc naturel de s’adresser au meilleur expert du pays pour mener à bien l’œuvre de reconstruction dans son domaine. Osvald Stein n’est pas très heureux de cette évolution, car il a d’autres projets pour son ami[8]. Mais il l’accepte avec résignation – « après tout, Schönbaum est toujours Directeur en titre de l’Institut de pensions pour le Gouvernement tchécoslovaque, alors qu’il n’est qu’un fonctionnaire temporaire au BIT »[9]. Schönbaum lui-même n’est pas très enthousiasmé à l’idée de partir pour Londres et s’applique donc à convaincre les uns et les autres qu’il pourrait très bien travailler pour le Gouvernement tout en restant fonctionnaire du BIT. Dans la mesure où c’est quand même lui qui doit avoir le dernier mot, il obtient gain de cause.

En septembre 1943, il est nommé Directeur de reconstruction de l’assurance sociale au Ministère de la reconstruction économique du Gouvernement tchécoslovaque et, en décembre, il reçoit de la part de Osvald Stein, quelques jours seulement avant la mort de ce dernier, un télégramme lui notifiant la prolongation de son contrat de conseiller actuariel du BIT jusqu’à la fin juin 1944.[10]

Son rôle à la Conférence de l’OIT à Philadelphie

La disparition de Stein laisse un grand vide dans les rangs des cadres du BIT chargés d’orienter pendant ces mois décisifs l’avenir de l’Organisation. En effet, la préparation de la conférence de Philadelphie, prévue pour début mai, bat son plein et la sécurité sociale est l’un des thèmes majeurs à l’ordre du jour. C’est donc Schönbaum qui prend la relève pour assurer la bonne orientation des débats en assumant le rôle de rapporteur de la Commission sur la sécurité sociale. Encore faut-il résoudre quelques problèmes administratifs découlant de son double statut. A la fin, on décide de suspendre son statut du fonctionnaire du BIT pendant la durée de la Conférence, afin qu’il puisse endosser le statut de délégué du Gouvernement tchécoslovaque[11].

Le parcours de Schönbaum à la Conférence de Philadelphie est sans faute. D’emblée, la valeur de son expertise est amplement reconnue dans le discours du chef de la délégation tchécoslovaque, Vice-premier Ministre du Gouvernement en exil, Jan Masaryk, qui tient à saluer le père du régime des assurances sociales de son pays. Les documents discutés sous le thème « Sécurité sociale: ses principes et les problèmes qui se posent à la suite de la guerre » laissent à peine apparaître les tensions qui auraient pu exister au cours des mois précédents entre les défenseurs du modèle assurantiel élaboré dans les conventions de l’OIT et les partisans de la formule de protection compréhensive englobant l’assistance sociale, présentée dans le plan Beveridge et fortement soutenue par Osvald Stein[12].

La partie semble se jouer au niveau de la terminologie utilisée dans les différents documents. Tout naturellement, le terme d’actualité, la sécurité sociale, domine, mais il est souvent parfaitement interchangeable avec assurance sociale. Il peut être aussi remplacé par la garantie des moyens d’existence (en anglais income security) ce qui complète le mélange savant du nouveau et de l’ancien.

En définitive, on assiste à une seule tentative ayant pour but de bloquer l’intention de Schönbaum et de ses collègues de mettre en application immédiate les idées énoncées dans le plan  Beveridge. Elle est menée par le Gouvernement britannique, sans doute dans la droite ligne des critiques émises initialement par Winston Churchill au sujet de ce plan. Lors de la présentation du premier rapport de la Commission sur la sécurité sociale, Schönbaum signale à l’assemblée que la majorité de la Commission a décidé de présenter les principes de base sous forme de recommandations; il en explique brièvement les grandes lignes et demande l’adoption du rapport[13]. Le délégué du gouvernement britannique, Tomlinson, prend immédiatement la parole pour présenter un amendement proposant d’envoyer le rapport de la Commission aux gouvernements pour observations et de mettre le sujet à l’ordre du jour de la prochaine Conférence en vue d’adopter une Convention. La manœuvre échoue après une brève discussion, avec 14 voix en faveur de l’amendement (dont deux gouvernements : l’Empire britannique et l’Ethiopie, le solde étant constitué des voix des employeurs de divers pays), 67 voix contre et 4 abstentions. Manifestement, l’élan du rapport Beveridge, avec sa nouvelle vision de la paix pour les populations et surtout pour ceux toujours sous les drapeaux, dominait fortement la Conférence. D’ailleurs, le gouvernement britannique n’a pas insisté et les autres textes de la Commission furent adoptés souvent à l’unanimité.

C’est donc la Recommandation concernant la garantie des moyens d’existence qui devient le document principal sous ce point à l’ordre du jour. En se référant au postulat de la sécurité sociale contenu dans la Charte d’Atlantique et en considérant que la garantie des moyens d’existence est un élément essentiel de la sécurité sociale, le texte s’attache à mettre en application l’œuvre de l’unification et de l’extension des assurances sociales à l’ensemble des travailleurs dans l’esprit du plan Beveridge. Cela faisant, il présente un modèle complet du BIT pour toutes les branches d’assurance sociale, basé sur les Conventions adoptées par le passé. Le texte est complété par la recommandation concernant les mesures d’assistance sociale pour les catégories de population dans le besoin qui ne sont pas couvertes par les assurances sociales.

Au plan des textes adoptés sous forme de résolution, c’est la Résolution concernant les questions d’assurance sociale et questions connexes dans le règlement de la paix qui représente le document le plus important, essentiellement consacré aux droits en matière d’assurance sociale des personnes déplacées, aux dédommagements au titre des régimes suspendus pendant la guerre et aux problèmes surgis à la suite d’un transfert de population ou de territoire. Un autre texte, la Résolution concernant la coopération administrative internationale pour promouvoir la sécurité sociale est intéressant dans la mesure où, orienté vers l’avenir, il ne se réfère qu’une seule fois à l’assurance sociale.

On peut se poser d’ailleurs la question de la motivation derrière son adoption. Cherche-t-on à « occuper le terrain » avant qu’une autre organisation ne soit créée dans ce but, ou encore à préparer la base pour l’établissement de la future AISS, ou s’agit-il d’une nouvelle initiative pour élargir le champ d’action de l’OIT? En effet, le dernier alinéa propose « d’étudier la possibilité et l’opportunité de conclure des accords internationaux ou multilatéraux qui auraient pour but de constituer des organes responsables pour l’accomplissement des tâches communes soit dans le domaine des finances, soit dans le domaine administratif ».


Emil Schönbaum

Fin de la mission et retour au pays

La tâche qu’il avait à accomplir pour le Gouvernement tchécoslovaque en exil consistait à préparer la réforme du système des assurances sociales pour l’après-guerre. Il s’en acquitta en temps voulu comme en témoigne le rapport publié par le BIT en février 1945[14]. Londres n’insista pas sur son déplacement et, lorsque Schönbaum demanda à son Ministre la prolongation de son engagement en tant que conseiller du BIT, celle-ci fut accordée jusqu’à la fin juin 1945. En définitive, ce ne fut que fin novembre que Schönbaum prit congé du BIT à Montréal pour revenir au pays.

Selon les archives de l’Université Charles à Prague Emil Schönbaum demanda sa réintégration à la Faculté des Sciences naturelles dès le mois d’août 1945; cette demande fut immédiatement accordée, accompagnée de l’invitation de réintégrer son poste sans délai. Cependant, son retour en Tchécoslovaquie ne fut pas marqué par un engagement derrière la réforme de la sécurité sociale. En effet, le Gouvernement du Président Benes étant rentré au pays via Moscou, le projet de la réforme, inspiré par le plan Beveridge et rédigé par Schönbaum, devint l’objet de féroces batailles politiques entre les pro-occidentaux et le Parti communiste. Par conséquent elle se faisait attendre et, finalement, la nouvelle loi ne fut adoptée que trois mois après le coup d’état de février 1948. Ce n’est pas une coïncidence qu’à cette même époque Schönbaum demanda à la Faculté un congé spécial pour entreprendre une mission au Mexique.

Le deuxième exil, sans retour

C’est donc pour la deuxième fois en moins de dix ans que Schönbaum quitte son pays, cette fois-ci pour ne plus revenir. Les archives de l’Université Charles dévoilent bien la partie que le professeur joue avec les autorités pour arriver à ses fins. En février 1949, le congé universitaire se prolonge faute de pouvoir trouver pour cette mission, jugée politiquement importante, un autre expert tchèque pour le remplacer.

En novembre 1949 la Faculté prend note que le congé est prolongé une nouvelle fois, sur demande du Gouvernement mexicain et par voie diplomatique, et décide d’engager un suppléant pour reprendre ses conférences. Et ce n’est qu’en été 1950 que les autorités communistes réalisent avoir été dupées. En effet, Schönbaum et sa femme ont enfin obtenu la nationalité mexicaine et trouvé une nouvelle patrie.

Par lettre du 27 septembre 1950, le Ministère de l’Education, des Sciences et des Arts de la Tchécoslovaquie informe le Doyen de la Faculté des sciences naturelles de l’annulation du contrat de travail du Professeur Schönbaum dès le 31 août 1950, étant donné que l’intéressé ne peut plus être considéré politiquement fiable. En effet, il a « de son propre chef abandonné son poste et … n’exerce plus son activité d’enseignant ni d’autres devoirs découlant de sa nomination comme professeur ordinaire. En outre, il a démontré son attitude hostile envers la République populaire tchécoslovaque, le peuple tchécoslovaque et le Gouvernement démocratique populaire en refusant de rentrer dans sa patrie … Il a ainsi gravement enfreint ses devoirs corporatifs et professionnels et ses devoirs de citoyen d’un État démocratique populaire. »15

C’est ainsi que Emil Schönbaum, en renouant avec les activités qui étaient les siennes pendant la guerre, a pu commencer une nouvelle vie à l’âge où les autres prennent leur retraite. Il dirigea pendant quelques années encore les services d’actuariat de l’Institut Mexicain de Sécurité Sociale. Le Mexique est devenu sa deuxième patrie et il y est encore aujourd’hui tenu en grande estime, comme l’un des fondateurs du système national de sécurité sociale.16

Il est décédé à Mexico City en novembre 1967 à l’âge de 85 ans.

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15 Lettre déposée dans le dossier personnel d’Emil Schönbaum dans les Archives de l’Université Charles de Prague.

16 Cf. Aguilar Diaz Leal, A.: “Profesor Emil Schoenbaum”, in Revista CIESS (Mexico City), No.7, Junio 2004.


Emil Schönbaum au Congrès Canadien de Mathématiques, Montréal, 1945

[1] Pendant la deuxième guerre mondiale quand il a travaillé pour le BIT, son nom était donné comme Shoenbaum (sans le c), probablement pour éviter une connotation allemande. C’est sous ce nom qu’il figure dans le dossier personnel du BIT.

[2] Voir l’article de V. Rys sur Osvald Stein ci-dessus.

[3] “Osmdesat let socialniho pojisteni” (Quatre-vingts ans de l’assurance sociale), Prague, Ceska sprava socialniho zabezpeceni, 2004, p. 13.

[4] Information basée sur le dossier personnel du BIT.

[5] Zdenek R. Nespor: Institucionalni zazemi ceske sociologie pred nastupem marxismu (L’arrière-pays institutionnel de la sociologie tchèque avant l’arrivée du marxisme), Akademie ved, Praha, 2007, p. 31.

[6] Son frère cadet, Karel Schönbaum, juriste et professeur à l’Université de Prague, n’a pas eu la même chance. Après un long séjour dans le camp de concentration de Terezin, il a été transféré, en octobre 1944, à Auschwitz où il a trouvé la mort.

[7] Nous avons la confirmation de ce fait par Emil Schönbaum lui-même. En effet, suite à l’annonce du décès d’Osvald Stein, il écrit du Mexique à son collègue Maurice Stack à Montréal, le 11 janvier 1944 : « As you know, he was my friend for many years… I was deeply indebted to him for his disinterested effort in saving me and my wife from occupied Czechoslovakia. What I have done on my many missions to South America to further the prestige of the ILO (I hope with some success), I regard as only small repayment of my great obligation to him.” (Archives du BIT, Genève).

[8] Stein comptait sur Schönbaum pour développer le projet désigné dans les dossiers du BIT comme « European Social Security Administration », dont les détails sont à ce jour inconnus.

[9] Note de Stein à Phelan du 7 septembre 1943. (Archives du BIT).

[10] Télégramme de Stein à Schönbaum (au Mexique) du 23 décembre 1943. (Archives du BIT).

[11] Lettre de Phelan à l’Ambassadeur tchécoslovaque Pavlasek à Ottawa du 3 avril 1944 (Archives du BIT).

[12] Pour la discussion de cette question voir Sandrine Kott: « De l’assurance à la sécurité sociale (1919-1944). L’OIT comme acteur international ». Document de travail mis à disposition sur le site du Projet du Centenaire de l’OIT, (www.ilo.org) Genève, 2009.

[13] A cette occasion Schönbaum rend hommage aux membres de la Section des assurances sociale du BIT (il s’agissait essentiellement de Maurice Stack et Alejandro Flores) qui avaient fourni un effort « presque surhumain » pour produire les documents dans le délai imparti. Cf. Compte rendu des travaux, p.186.

[14] Cf. Emil Schönbaum: “A programme of social insurance reform for Czechoslovakia”, International Labour Review, Vol. 52, No.2, February 1945).


Le rôle d’Osvald Stein (1895-1943) dans l’histoire de l’OIT / Vladimir Rys

« L’un des plus éminents de la première génération des fonctionnaires internationaux » – tel est l’hommage rendu à Osvald Stein par ses contemporains au BIT, citée dans la Nécrologie publiée dans la Revue internationale du Travail, Février 1944. Les lecteurs de Message se souviendront sans doute de l’article rédigé dernièrement par Robert Nadeau et consacré surtout aux circonstances mystérieuses de sa mort.[1] Cependant, une évaluation plus détaillée de l’importance de l’ensemble de son travail pour l’OIT fait toujours défaut. Le but de cet article est de remplir cette lacune à la lumière des résultats des travaux récents sur l’histoire de la sécurité sociale.

Depuis des années, Osvald Stein occupe à double titre une place dans l’histoire de l’évolution internationale de la sécurité sociale. Premièrement, en tant que dernier Secrétaire général d’avant-guerre de l’organisation qui était le précurseur de l’Association internationale de la sécurité sociale (AISS), connue sous le nom de Conférence internationale de la mutualité et des assurances sociales (CIMAS). D’autre part, au sein du Bureau international du Travail, il est reconnu comme celui qui a su donner du sens au déplacement, en 1940, de son centre d’activité de Genève à Montréal. En effet, c’est grâce à son effort, qui lui avait valu une promotion au rang de sous-directeur, que l’assurance sociale a pu s’implanter durablement dans le continent sud-américain.

Cette image commence à s’enrichir suite aux résultats des recherches publiés au cours des dernières années. Ainsi, dans une étude consacrée à la naissance de l’AISS en 1927,[2] Cédric Guinand dévoile l’ampleur des efforts déployés par les fonctionnaires du BIT et, notamment, l’intensité des négociations menées par Osvald Stein pour aboutir à la fondation d’une organisation internationale des gestionnaires d’assurance maladie.

Presque en même temps, Sandrine Kott analyse l’histoire de l’action du BIT dans le domaine des assurances sociales dans une approche innovante accentuant le rôle individuel des fonctionnaires derrière la façade de la politique officielle de l’organisation et suggère que c’était bien Osvald Stein qui avait « joué un rôle pivot » au sein de la section des assurances sociales [3] et, partant, dans la formation de la doctrine officielle du BIT dans ce secteur. C’est donc avec cette image rehaussée d’une personnalité à plusieurs titres exceptionnelle que nous pouvons aborder sa biographie.

 La jeunesse sous l’empire austro-hongrois et les débuts de la carrière professionnelle

Osvald Stein est né le 20 juillet 1895 à Litomyšl en Bohème. On possède très peu de renseignements sur sa famille qui a, peu de temps après, déménagé à Valašské Meziříčí dans le nord-est de la Moravie où le jeune Osvald a passé son baccalauréat au collège classique en 1913. A la veille de la première guerre mondiale la famille a déménagé à Vienne. Selon les archives du BIT, il a étudié l’économie, les mathématiques et le droit à Prague et à Vienne. En 1917, il fut reçu docteur en droit de l’Université de Vienne et immédiatement après conscrit par l’armée austro-hongroise et envoyé sur le front russe. Dès le début de son engagement, il subit une grave blessure à la colonne vertébrale et passa une année en Russie en tant que prisonnier de guerre. Après l’armistice, il fut rapatrié à Vienne et engagé par le Ministère des affaires sociales pour s’occuper des problèmes des prisonniers de guerre blessés. Il postula ensuite à la fonction d’attaché social à l’Ambassade d’Autriche à Prague et, en 1922, se fit engager au BIT.


Osvald Stein en 1943

Selon le récit de Sandrine Kott,[4] Osvald Stein est personnellement choisi par le chef de la Section des assurances sociales du BIT, Adrien Tixier, sur une liste de cinq candidats, sur la base de ses compétences exceptionnelles. Assigné principalement au service des mutilés de guerre, il s’engage rapidement dans d’autres activités liées à l’élaboration des conventions internationales dans le domaine des assurances sociales. Par ses compétences techniques et ses grandes facilités de négociateur, Osvald Stein apporta une contribution importante à l’œuvre de l’OIT à cette époque. Son rôle dans la fondation de l’organisme précurseur de l’AISS, ébauché plus bas, fait partie de cet engagement.

Certaines de ses activités dépassent le cadre strict du programme de travail de l’organisation. Ainsi, il publie des articles dans les revues spécialisées, donne des conférences sur l’assurance commerciale et sociale à l’Académie du droit international à La Haye et prend part à de nombreuses missions internationales dans ce secteur. L’une de ses tâches politiquement les plus difficiles fut la solution des problèmes relatifs aux pensions des mineurs après le rattachement de la Sarre à l’Allemagne en 1935. D’autre part, il occupa la fonction de Secrétaire honoraire de l’Association internationale des anciens combattants ainsi que celle de Secrétaire du Comité pour les assurances de l’Association du droit international.

Son véritable rôle dans la naissance de l’AISS est resté pendant longtemps inconnu. Dans l’une des brochures relatant périodiquement l’histoire officielle de l’AISS,[5]  Osvald Stein est mentionné pour la première fois à l’occasion de sa nomination comme cosecrétaire (avec son chef hiérarchique Adrien Tixier) et, à partir de 1932, comme le seul secrétaire de la Conférence internationale, fondée en 1927. Le texte se réfère, d’une part, au souhait d’Albert Thomas d’obtenir l’appui des gestionnaires de l’assurance maladie, au niveau national, pour la ratification de ses conventions et, d’autre part, au besoin de ces derniers de pouvoir compter sur le soutien idéologique et matériel du BIT. C’est sous l’influence des travaux de la conférence annuelle de l’OIT, ayant à son ordre du jour la première convention sur l’assurance maladie, qu’un certain nombre de personnalités influentes de cette branche auraient décidé l’établissement d’une organisation internationale des gestionnaires. Bien entendu, on laisse de côté le mythe fondateur qui voudrait que ce soit le fait de ne pas avoir le droit de parole en qualité de délégués à la conférence de l’OIT qui a amené les gestionnaires à créer leur propre organisation internationale. Tout ceci s’avère quelque peu réducteur et nous devons à Cédric Guinand la découverte du long chemin qui a mené à cette réalisation et à la reconnaissance de l’effort considérable déployé par le BIT, et plus particulièrement par Osvald Stein, pour y arriver.

Sans s’attarder sur les antécédents historiques de ce projet, nous noterons, néanmoins, une initiative suisse menée depuis 1926 par le Département de la santé du canton de Bâle, afin d’établir une plateforme internationale pour les instituts d’assurance maladie de Suisse, d’Allemagne et de France. Cette proposition ne répondant pas à la vision du BIT, ce dernier envoya en décembre 1926 Osvald Stein à Berlin, pour convaincre les représentants allemands des inconvénients du plan suisse. Mission réussie, ainsi qu’une série d’autres missions effectuées l’année suivante dans le même but. Il y a lieu de noter que la création de l’Association internationale des médecins en 1926 a conféré à cette action du BIT un caractère d’urgence. En effet, les buts de cette organisation professionnelle « diamétralement opposés aux propositions du BIT » surtout en matière d’assurance maladie obligatoire, ont exigé une réaction immédiate.[6] C’est ainsi qu’après plusieurs mois d’une activité intense, au moment de la conférence annuelle de l’OIT tenue à Genève du 25 mai au 16 juin 1927, avec la première Convention internationale sur l’assurance maladie à l’ordre du jour, les conditions étaient réunies pour convaincre les gestionnaires de plusieurs pays européens de la nécessité d’une action commune, sous le leadership du BIT.

L’histoire officielle de l’AISS mentionne Osvald Stein pour la deuxième fois au moment de la liquidation du Secrétariat de la CIMAS à Genève en 1940 par son collègue R.A. Métall. Le texte précise que Stein fut au nombre des fonctionnaires transférés à Montréal au cours de cette même année, avec le commentaire suivant: « Il fut l’inspirateur de la création, en décembre 1940, du Comité interaméricain de sécurité sociale; il se proposait ainsi de rendre dans les Amériques, en vue du développement de la sécurité sociale, les mêmes services, qu’il avait rendus en Europe. »[7]

 Ses activités au Canada

Osvald Stein n’était pas un étranger sur le continent américain au moment de son transfert au Canada. En fait, il avait assisté à la première conférence régionale des États membres de l’OIT en Amérique à Santiago du Chili en 1936 et avait rédigé pour cette conférence, sur la base des normes internationales en vigueur, un Code des assurances sociales pour les Amériques. Ce document, adopté à l’unanimité, a marqué, surtout pour l’Amérique latine, une nouvelle époque dans l’évolution des assurances sociales. Le texte a été révisé lors de la deuxième conférence régionale américaine en 1939 à La Havane (Cuba). Osvald Stein a joué également un rôle déterminant dans la création du Comité inter-américain de sécurité sociale en 1940 à Lima, une initiative qui allait aboutir à la convocation de la Première conférence inter-américaine de sécurité sociale en 1942 à Santiago du Chili. Pour mettre en application ses décisions, la Conférence a créé un Comité permanent inter-américain de sécurité sociale qui a instamment demandé au Directeur général du BIT de nommer Osvald Stein Secrétaire général.

Parallèlement à cette action au niveau de la coopération régionale, Osvald Stein travaillait aussi, sur le terrain, à la promotion des régimes d’assurance sociale de différents pays. Ainsi, dès 1940, il élabora pour la Bolivie un plan pour l’introduction d’un régime de sécurité sociale. En 1941, il conseilla le gouvernement du Chili sur la réorganisation de son système. En 1942, il effectua des missions au Pérou, en Bolivie, en Argentine et en Uruguay. Au début de 1943, il visita le Mexique afin de conseiller le gouvernement sur la mise en application de son nouveau régime d’assurances sociales. Et encore un mois avant sa mort, il alla au Venezuela pour offrir assistance en matière d’administration du régime de l’assurance maladie et accident. Osvald Stein a donc bien mérité de l’institution pour son développement dans la région.

Quant à son rôle au niveau de la formation de la doctrine officielle du BIT en matière de sécurité sociale, nous avons déjà mentionné le rôle pivot attribué à Osvald Stein pour son action au sein de la Section des assurances sociales avant la deuxième guerre mondiale. Ce rôle se renforce encore pendant son séjour au Canada, lorsqu’il est promu au grade de sous-directeur du BIT. Selon l’étude de Sandrine Kott, «l’OIT a été largement exclue de l’élaboration des grandes orientations en matière de sécurité sociale durant les années 1941-1942…».[8] En effet, ni la Charte de l’Atlantique, signée le 4 août 1941, ni le rapport Beveridge, publié en novembre 1942, ne tiennent compte des conventions de l’OIT.

L’auteur analyse l’évolution de la position de l’OIT au cours de cette période et souligne l’attachement de l’organisation au modèle assurantiel contributif « qui est au fondement même de son identité »[9]  et se manifeste dans les mois qui précèdent la publication du rapport Beveridge.

Cependant, en 1943, sous l’influence d’Osvald Stein, la position de l’OIT change soudainement en faveur du rapport Beveridge, malgré les réticences exprimées dans certains milieux politiques britanniques. « Cette « conversion » quasi euphorique de Stein et bientôt de l’ensemble de l’Organisation au modèle Beveridge doit être lue dans le contexte de la défaite annoncée du nazisme qui ouvre la perspective d’une nouvelle organisation du monde… Osvald Stein a sans doute vu dans la réception mondiale du rapport une occasion pour relancer l’OIT comme un acteur international et en faire l’artisan d’une internationalisation de la sécurité sociale ».[10]

En définitive, il n’a pas été trop difficile, au cours de la période allant jusqu’à la conférence de l’OIT à Philadelphie en 1944, d’intégrer des principes de la politique assurancielle prônée par l’Organisation dans le concept de la sécurité sociale inspiré du rapport Beveridge. Après tout, ce dernier ne visait au départ qu’une unification des assurances sociales et un élargissement de la garantie sociale offerte à la population. La tâche commencée par Osvald Stein fut menée à bien par son collègue et compatriote Emil Schönbaum, conseiller actuariel du BIT, qui assuma la fonction de rapporteur de la Commission sur la sécurité sociale à la conférence de Philadelphie.

La fin abrupte d’une brillante carrière

L’article de Robert Nadeau, déjà évoqué, rappelle que, selon le rapport de la police canadienne, Osvald Stein est décédé lors d’un accident survenu vers 6 heures du matin à sa descente du train à Rigaud, un faubourg de Montréal, le 28 décembre 1943. Cependant, peu de ses collègues croyaient à cette version officielle et plusieurs théories ont été formulées quant aux causes violentes de son décès. Certains suggéraient que, profitant de ses nombreux voyages dans la région américaine, Osvald Stein avait assumé la tâche de courrier entre les gouvernements alliés pour transporter des documents ultra-secrets. Ainsi, il aurait pu être liquidé par les agents d’autres puissances engagées dans la guerre. Selon une autre théorie, il aurait pu être victime des agents du NKVD opérant à cette époque au Canada.

A ce sujet des renseignements intéressants ont été dévoilés récemment par un travail de recherche dans les archives du BIT. Dans son article « Spies at the ILO »12, une universitaire américaine, Jaci Eisenberg, attire l’attention sur le fait que, quelques semaines avant sa mort, Osvald Stein était en contact avec l’Ambassade de l’URSS à Ottawa, par l’intermédiaire de sa collaboratrice Hermine Rabinovitch, citée en 1946 dans les investigations de « l’affaire Gouzenko » comme membre du réseau suisse Rote Drei, espionnant en faveur de l’Union soviétique.

Selon une enquête interne du BIT, c’est sur demande de Stein que Rabinovitch, qui analysait pour lui la documentation soviétique, proposa à l’Ambassade de coopérer avec le BIT en leur fournissant plus fréquemment un plus grand volume de rapports et périodiques. Stein aurait été convaincu à ce moment de la nécessité de l’appui soviétique pour les activités du BIT dans le monde d’après-guerre. Ce contact aurait-il attiré l’attention des agents de l’URSS sur ses activités non officielles?

Il nous paraît approprié de terminer cette note par un rappel des hommages rendus à Osvald Stein par le monde de l’OIT de l’époque.

L’essentiel est contenu dans les procès-verbaux de la 92ème session du Conseil d’administration du BIT qui eut lieu fin avril 1944 lors de la Conférence de Philadelphie. Dans son rapport au Conseil, le Directeur Phelan parlait de centaines de télégrammes et de messages parvenus au Bureau de toutes les parties du monde. Il en a cité un qui se référait à Osvald Stein comme un grand ambassadeur de la justice sociale.

Le représentant du gouvernement mexicain rappela le service rendu aux nombreux pays d’Amérique latine et regretta la perte de ce véritable apôtre de la sécurité sociale. Le délégué gouvernemental de la Chine exprima ses regrets de le voir disparaître au moment même où on songeait à l’inviter dans son pays pour y organiser un régime d’assurance sociale. Pour le porte-parole du Groupe des employeurs, il n’y avait pas de doute qu’Osvald Stein était devenu « the greatest living authority on social insurance. He was not only a man of profound technical knowledge, but also of broad and statesmanlike views. » Le représentant du Groupe des travailleurs, en exprimant son appréciation des services rendus au BIT, souligna que c’étaient des services rendus au monde entier.

A la fin de ce récit, une question semble s’imposer: Quelle erreur a-t-il commise, cet homme d’une intelligence exceptionnelle, pour terminer sa vie le corps coupé en deux par les roues d’un wagon? Une glissade invraisemblable à la descente fortuite d’un train surchauffé, une rencontre improvisée avec un inconnu et qui aurait mal tourné, ou simplement le mépris du danger lié à son activité clandestine en temps de guerre? Peut-être l’ouverture des archives secrètes à Londres, Washington ou Moscou nous apportera-t-elle un jour la réponse.

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12   Jaci Eisenberg: « Spies at the ILO », dans Friends Newsletter, No. 49, 2010.

[1]    R. Nadeau: « Osvald Stein: un fonctionnaire du BIT pendant la guerre », Message, No.43, 2008, p.16-20.

[2]    Cédric Guinand: La création de l’AISS et l’OIT, dans Revue internationale de la sécurité sociale, No 1, 2008.

[3]    Sandrine Kott: De l’assurance à la sécurité sociale (1919-1944). L’OIT comme acteur international. Document de travail mis à disposition sur le site du Projet du Centenaire de l’OIT, Genève, 2009 (p.12).

[4]             Kott, op.cit., p.11.

[5]    Au service de la sécurité sociale: L’histoire de l’Association internationale de la sécurité sociale 1927 – 1987, AISS, Genève, 1986 (p.15).

[6]    Rapport d’ Osvald Stein sur sa mission à Berlin le 10.12.1926 cité par Cédric Guinand, op.cit., p.87.

[7]    AISS, op.cit., p. 20.

[8]    Kott, op.cit., p.25.

[9]    Kott, op.cit., p. 26.

[10]  Ibid. p.28 – 29.


Quatre vies dans l’histoire de l’OIT: Avec Albert Thomas / Aimée-Elise Morel née Rommel

Nous avons le grand plaisir de vous présenter des Souvenirs de Mme Aimée-Elise Morel (née Rommel) qui fut fonctionnaire du Bureau de Paris de 1920-1963. Au début des années 70, le chef du « Registry », R.E. Manning, entreprit, sur proposition du Comité des Archives, de constituer, sous forme d’interviews d’anciens fonctionnaires et de personnalités qui avaient joué un rôle dans l’histoire du BIT.

 Mme Lucette Espinasse, bibliothécaire du Bureau de Paris, suggéra que l’on contacte Mme Morel et, en décembre 1973, elle l’interviewa elle-même à son domicile d’Asnières. La bande fut envoyée à Genève en 1975. A la suite de quoi, elle avait préparé une transcription de onze pages dans laquelle elle avait rétabli ces omissions et fait quelques corrections mineures. Ceci explique le style un peu compact du document.

IE

En avril 1916, je reçois de l’Ecole Sophie-Germain où j’ai terminé mes études dans la section « Administrations » un pneumatique me demandant de me présenter au sous-secrétariat d’Etat de l’Artillerie et des Munitions, à l’hôtel Claridge, avenue des Champs-Elysées; le secrétariat du chef-adjoint du Cabinet du Ministère, où se trouve une ancienne élève de l’Ecole, doit être renforcé. Je m’y rends immédiatement. Je suis reçue par le chef-adjoint, Mario Roques1, et engagée pour l’après-midi même.

J’ai 18 ans2, suis totalement inexpérimentée, je n’ai même jamais eu l’occasion de me servir d’un téléphone, et j’arrive dans un milieu de normaliens (Normale Supérieure naturellement): Mario Roques, professeur à la Sorbonne, Albert Thomas, le Sous-Secrétaire d’Etat, député socialiste de la 2ème circonscription de la Seine, François Simiand, économiste et sociologue, bibliothécaire au Ministère du Commerce. Je verrai que tous trois forment une équipe solide soudée par l’amitié, la formation, les opinions politiques.

Au cabinet du Ministère se trouvent encore Henri Hubert, ethnographe, conservateur du Musée de St Germain-en-Laye, Henri Marais, actuaire, Maurice Halbwachs, économiste, anciens normaliens, eux aussi, puis William Onalid, professeur à la Faculté de Droit et collaborateur de François Simiand, Charles Dulot, chef du Service de Presse, en temps de paix chargé de la rubrique sociale au journal Le Temps, M. Sevin, pour les Services de main d’œuvre, M. Léon Eyrolles, chef du Service industriel, directeur de l’Ecole spéciale des Travaux publics, M. Jules-Louis Breton, chef du Service des Inventions. Fréquemment on voit aussi Pierre Comert, journaliste, ancien normalien comme Paul Mantoux, professeur à l’Université de Londres, à ce moment interprète de Lloyd George, ministre anglais des Munitions, qu’il accompagne dans tous ses voyages et plus spécialement aux réunions du Comité interallié à Paris. Les Directions du Ministère ont à leur tête des officiers généraux pour les services techniques.

On travaille beaucoup, secrétariat de jour, secrétariat de nuit; on travaille la semaine, les dimanches et jours fériés. C’est la guerre, l’équipe des trois a renoncé à toute vie privée régulière; Albert Thomas, qui habite dans sa circonscription à Champigny-s/Marne, a une chambre au Ministère.

Ma première lettre est une demande de passeports diplomatiques au Ministère des Affaires étrangères pour le Sous-Secrétaire d’Etat et plusieurs collaborateurs. Le Gouvernement envoie en mission en Russie Albert Thomas et René Viviani pour tenter d’obtenir du Tsar et des dirigeants russes qu’ils déclenchent une offensive susceptible de soulager le front occidental. Albert Thomas, devenu Ministre de l’Armement, retournera dans ce pays en avril 1917, au moment du Gouvernement révolutionnaire provisoire de Kerensky, donc en plein bouleversement.

Le secrétariat du Ministère est assuré par celui de François Simiand ; celui de Mario Roques vient en renfort si nécessaire. C’est ainsi que j’ai dû un jour sténographier sous la dictée du Ministre. Grosse émotion. Il dictait vite et longtemps, mais l’expression bienveillante de son visage m’avait à peu près rassurée et tout s’est bien passé. Après chaque voyage, chaque conversation importante, chaque réunion de comités, chaque visite au Grand Quartier Général, le Ministre dicte immédiatement ses instructions aux directeurs, mais surtout ses réflexions, impressions, explications, suggestions pour ses deux amis François Simiand et Mario Roques. Il doit y avoir aux Archives nationales, dans le Fonds Albert Thomas constitué par Georges Bourgin un grand nombre de classeurs contenant les doubles de toutes ces notes ; elles reflètent la vie même du Ministère, l’impulsion constamment donnée par le Ministre.


Albert Thomas en 1897

Mieux informée, j’ai su ensuite qu’Albert Thomas avait été premier partout, lauréat du Concours général quand il était élève au lycée Michelet, premier au concours d’entrée à l’Ecole Normale, premier à l’agrégation d’histoire. A une carrière dans l’enseignement, il a préféré le contact avec les hommes et surtout avec la classe ouvrière. Militant syndicaliste et coopérateur, élu conseiller municipal à Champigny en mai 1904, puis député de la Seine en 1910, il fait partie du groupe socialiste de la Chambre, celui de Jaurès, et s’impose tout de suite par la clarté de ses interventions et sa connaissance précise des questions.

La guerre éclate le 2 août 1914. Le Parti socialiste, qui avait toujours refusé de voter les crédits militaires, accepte de participer au Gouvernement. Dès septembre, celui-ci charge Albert Thomas de la coordination des chemins de fer entre l’Etat-Major et le Ministère des Travaux publics. Tâche urgente et importante : le nord de la France, riche et fortement industrialisé, est envahi, et les munitions autant que les hommes doivent parvenir à tout prix sur un large front.

L’efficacité du jeune parlementaire est telle qu’en octobre, Alexandre Millerand, ministre de la Guerre, lui demande d’organiser la production du matériel de guerre. Les stocks des arsenaux sont dérisoires eu égard à la consommation du front. La guerre sera décidément longue, c’est toute l’industrie française qu’il faut réorganiser. Albert Thomas parcourt les routes de France, il va voir les industriels pour les convaincre et connaître leurs problèmes. Le G.Q.G. dispose de 13’500 obus par jour, il en demande 100’000. La main-d’oeuvre manque: les ouvriers qualifiés seront rappelés du front et on utilisera la main-d’oeuvre féminine; plus tard, on recrutera des ouvriers dans les colonies.

En mai 1915, Albert Thomas devient Sous-Secrétaire d’Etat de l’Artillerie et des Munitions; il a alors accès au Conseil des Ministres, aux réunions interalliées, et dispose de toute une organisation technique et administrative. Le solide trio se constitue. D’abord François Simiand, adjudant de territoriale est affecté au sous-secrétariat ; peu après, Mario Roques, engagé volontaire en août 1914, est rappelé du front pour le Cabinet du Ministre. Le travail intense commence. A la fin de 1916, Albert Thomas devient Ministre de l’Armement dans le second cabinet de guerre d’Aristide Briand, mais rien n’est changé à la collaboration que lui apportent, sans jamais une minute de répit, François Simiard et Mario Roques.

Deux volets donc : le technique et le social. Le technique est du ressort des grandes Directions que, sans relâche le Ministre anime et inspire. Les résultats obtenus sont attestés par des graphiques dans des registres tenus à jour par le service spécialisé (registres qui doivent être soit aux Archives nationales, dans le Fonds Albert Thomas, soit à la Bibliothèque du Service Historique de l’Armée de Terre au Château de Vincennes, où sont rassemblés les documents officiels). Les demandes du G.Q.G. étaient satisfaites de plus en plus rapidement, il n’en était plus réduit à supplier.

Mais cette branche de l’activité du Ministère relevait de François Simiand et je n’en ai qu’un souvenir imprécis. Je crois cependant devoir rappeler le nom d’un jeune ingénieur du Service industriel du Cabinet : il s’appelait Hugoniot. Léon Eyrolles avait tenu à l’avoir dans son Service. Remarquablement intelligent, plein d’imagination et de fougue, Hugoniot avait vite compris que cette guerre si meurtrière exigeait un matériel énorme pour épargner les vies humaines. Les directions traitaient surtout avec les grands établissements susceptibles de fabriquer beaucoup et vite (ce qui se défendait), mais le Ministre croyait qu’étant donné les immenses besoins, toutes les capacités industrielles du pays devaient être employées, et Hugoniot, à sa demande, alla voir dès le début de 1915 les petites et moyennes entreprises; animateur merveilleux, son imagination allumait celle des autres; il les conseillait et les orientait, aucun problème technique ne l’arrêtait, et les petits industriels eurent la joie de se sentir tout à la fois utilisés et utiles.

Vers le milieu de la même année 1915, le G.Q.G., qui recevait par jour 700 obus de gros calibre – seuil de fabrication de l’industrie à l’époque -, en demande 50’000, « faute de quoi le sort de la guerre sera sans doute compromis ». François Simiand en parle à Hugoniot. Celui-ci commence à bien connaître « ses » industriels, il sait où il trouvera des hommes d’initiative et d’audace. Des usines devront être agrandies, l’outillage complété: ce sera fait. Il encourage le Ministre à passer les commandes. Cependant certains industriels sur lesquels il comptait hésitent, cherchent à se dérober; il insiste, donne indications et suggestions, leur assure qu’ils seront aidés auprès des autorités militaires, auprès des fournisseurs de presses. En quelque huit jours, toutes les commandes sont acceptées, elles seront exécutées. Hugoniot a sauvé alors bien des vies humaines.

D’autres exemples pourraient être cités. Grand Français obscur, il m’a semblé juste de parler de lui dans ces souvenirs sur Albert Thomas, Ministre de l’Armement.

Mario Roques s’occupait des questions de personnel et de main-d’oeuvre. Les trois amis connaissaient bien les conditions d’existence de la classe ouvrière avant 1914; ils seront constamment préoccupés de réalisations sociales.

Mario Roques

D’abord la main-d’oeuvre féminine, indispensable pour les fabrications d’armement. Le 21 avril 1916, création d’un Comité du travail féminin. Pendant plus d’un an ce Comité veille à l’organisation du travail des femmes, à leur recrutement et à leur emploi, à l’amélioration de leur situation matérielle et morale. Ensuite, dans une circulaire du 3 juillet 1916, il décide d’interdire dans les usines de guerre l’emploi des femmes de moins de 18 ans au travail de nuit; il fixe en même temps la durée du travail des femmes âgées de 18 à 21 ans, au maximum à 10 heures. Il interdit également l’emploi de jeunes filles de 16 à 18 ans dans les poudreries. Le 1er juillet 1917, une autre circulaire fixe les modalités relatives à la protection de la main-d’oeuvre féminine et les étend à l’organisation générale de l’hygiène, de la sécurité et des services médicaux dans les établissements publics: on peut dire que tous les principes de la loi sur la médecine du travail du 11 octobre 1946 sont posés.

Une commission consultative du travail sera créée dont le président effectif sera Arthur Fontaine (que nous retrouverons plus tard premier Président du Conseil d’Administration du BIT, 1919- 1931), Albert Thomas en étant le Président d’honneur. Ce sera le résultat d’une concertation constante avec le patronat et les organisations syndicales ouvrières. Le but de cette commission est de prendre toutes les mesures possibles pour éviter toute cause d’épuisement ou d’affaiblissement de la main-d’œuvre employée dans les usines de guerre; elle doit chercher à remédier au surmenage, cause principale des accidents de travail, en conseillant aux chefs d’entreprise d’accorder un repos périodique à leurs ouvriers.

Le Ministre s’occupe également du manque de logements, interdit les logements insalubres et confie le soin à la commission d’étudier la construction de dortoirs à proximité des usines. Il suscite la création d’un Fonds coopératif du personnel des usines de guerre en vue de résoudre le problème de l’alimentation de la main-d’oeuvre en créant des coopératives de consommation et des restaurants coopératifs.

Il faut informer les industriels et les ouvriers. Pour cela Charles Dulot, avec l’aide de Pierre Hamp, rédige, publie et diffuse le Bulletin des Usines de Guerre dont une collection se trouve dans la bibliothèque du BIT à Genève.

Je me suis attardée sur l’activité sociale du Sous-Secrétaire d’Etat puis du Ministre Albert Thomas: ne préfigurait-elle pas celle du Directeur du BIT?

Septembre 1917, crise ministérielle. Le Parti socialiste refuse sa participation au Cabinet Painlevé. Albert Thomas n’est plus ministre, il reprend sa place à la Chambre des Députés. Les amis envisagent l’avenir. Tous pensent qu’Albert Thomas s’est constitué comme ministre un capital d’expérience sociale et de relations lui permettant de jouer un rôle important dans la nouvelle organisation du monde qui suivra la terrible guerre. Il faut le lui conserver. Ils décident, chacun donnant sa contribution, de se grouper avec lui en une petite Association d’Etudes et de secrétariat réduit. Charles Dulot trouve un appartement libre 74 rue de l’Université ; le député socialiste est donc installé en plein faubourg St-Germain ce qui est assez amusant, mais les locaux vacants ne sont pas nombreux. Les amis apportent les tables et chaises dont ils peuvent disposer personnellement chez eux, on en achète quelques autres d’occasion, on fait poser quelques rayons en bois blanc, et on travaille. Ambiance laborieuse mais calme, sans énervement, sans vaine agitation. Avec un collègue, j’ai abandonné le ministère pour suivre le ministre. Comme le secrétariat est insuffisant, les collaborations bénévoles sont bien accueillies, je me rappelle un instituteur en retraite, le médecin d’un service social, une inspectrice de l’enseignement primaire en Documentations sociales (A.E.D. S.), qui couvrira les frais d’un bureau et d’un retraité, tous amis d’Albert Thomas ; chacun s’ingénie à se rendre utile pour des recherches de documents, des études, de la correspondance d’électeurs. Les membres de l’Association viennent très souvent ; la guerre terminée, Mario Roques reprendra son enseignement à la Sorbonne et viendra tous les jours. Les colloques sont longs dans le bureau de l’ex-ministre.

Je me rappelle l’émotion des amis le jour où ils accueillirent pour la première fois dans ce bureau un camarade qui avait été député socialiste d’Alsace au Reichstag et dont la victoire sur l’Allemagne venait de faire un Français.

Comme d’habitude on travaille beaucoup, même le dimanche (jour consacré par Albert Thomas à sa famille), à Champigny où je me rends l’après-midi. Dans cette commune où il est né et dont il est maire, il n’a jamais manqué, même quand il était ministre, de participer chaque année à la manifestation de décembre au monument aux morts de 1870. Il aimait retrouver là ceux qui l’avaient connu jeune écolier sortant de la boulangerie paternelle, ainsi que les camarades de sa section socialiste. Dans ce milieu familier, il exprimait sa pensée profonde sur les heures graves que vivait le pays et sur les problèmes du Parti.

Le parlementaire suit assidûment les travaux de la Chambre, où il intervient à la tribune pour une paix juste, solide et durable. Au bureau, il consacre une ou deux matinées par semaine à ses électeurs qui viennent nombreux.

Le socialiste participe, en février 1918, à la Conférence socialiste et ouvrière réunie à Londres et il est, avec Vandervelde et Henderson nommé membre d’une commission chargée de demander à la future Conférence de la Paix que, dans chaque délégation nationale, figure un représentant du travail. Il est également présent à la 4ème Conférence socialiste et syndicaliste interalliée convoquée le 18 septembre 1918 à Londres et qui s’occupe de l’insertion de clauses de législation ouvrière dans le futur Traité.

Le journaliste collabore à l’Humanité, au Populaire de Nantes, à la France de Bordeaux, à la Dépêche de Toulouse. Là encore il mène campagne pour les buts de guerre qu’il croit justes et pour une paix fondée sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et sur le principe des nationalités garanties par l’institution d’une Société des Nations.

Pour que la documentation sur les problèmes sociaux soit rassemblée, il crée avec Charles Dulot la publication hebdomadaire L’Information ouvrière et sociale dont il écrit l’éditorial; on peut en trouver une collection à la bibliothèque du BIT à Genève.

Les articles sont quelquefois dictés au tout dernier moment, soit faute de temps, soit parce qu’ils concernent un sujet d’immédiate actualité ; plus d’une fois, Albert Thomas devant partir en voyage le soir même, je l’ai accompagné jusqu’à la gare pour qu’il continue de dicter dans le taxi et sur le quai, la dernière phrase coïncidant avec le départ du train; il ne me restait qu’à retourner au bureau pour transcrire et à téléphoner pour que le journal envoie prendre chez le concierge.

Le coopérateur a des relations fréquentes avec Ernest Peisson secrétaire général de la fédération nationale des Coopératives de Consommation, dont il soutient les efforts, en particulier par le moyen du Comité d’action parlementaire composé de sénateurs, de députés et de coopérateurs, qui se réunit à notre bureau et dont il est secrétaire jusqu’en 1920. La Fédération dispose de moyens matériels que n’a aucun des amis ; elle prête quelquefois à Albert Thomas une de ses voitures avec un chauffeur, précieux moyen de gagner du temps, surtout pour retourner à Champigny.

Et il garde des contacts avec des personnalités qui viennent à la rue de l’Université : Robert Pinot, du Conseil national du Patronat français, des industriels comme Louis Renault, André Citroën, Marcel Boussac, Dumuis, P.D.G. des Aciéries et Forges de Firminy ; des syndicalistes : Léon Jouhaux, secrétaire général de la C.G.T., Merrheim des Métaux, Bidegaray, des Chemins de fer, Delzant, du Verre.

Avec des socialistes étrangers, il crée le petit Comité d’Entente des Nationalités dont font partie Bénès pour les Tchécoslovaques, des Serbes, des Roumains, des Polonais. Pendant la Conférence de la Paix, c’est avec obstination qu’il fera entendre leur cause aux négociateurs réunis pour rédiger le traité. Avec le Général Rudeanu, il s’intéresse particulièrement au sort de la Roumanie.

La Partie XIII du Traité de Versailles donne naissance à l’Organisation internationale du Travail. La 1ère Conférence internationale du Travail se réunit à Washington en novembre 1919 ; les gouvernements, les patrons et les ouvriers y sont représentés. Sur proposition du groupe ouvrier unanime3, la candidature d’Albert Thomas est présentée pour le poste de Directeur du Bureau international du Travail au Conseil d’administration désigné par la Conférence ; il est élu provisoirement au scrutin secret par 11 voix contre 9 et un vote blanc.

 J’étais dans son bureau quand lui fut remis le télégramme qui l’informait du résultat ; visiblement il était heureux, mais pensif, il entrevoyait peut-être l’énorme et passionnant travail qui l’attendait si, comme il l’espérait sans doute, sa nomination serait confirmée. Lorsque les amis apprirent la nouvelle le soir même, eux aussi étaient heureux, fiers également ; c’est à l’échelle du monde qu’Albert Thomas pourrait désormais employer pour plus de justice sociale les étonnantes ressources de son intelligence, de son énergie et de son expérience.

Sa nomination devait devenir définitive le 27 janvier 1920, à Paris, à la réunion du Conseil d’administration, et cette fois elle était « adoptée par acclamation à l’unanimité ».

Le Bureau de Paris dès 1920 et pendant la guerre jusqu’en 1945

L’élection d’Albert Thomas aux fonctions de premier Directeur du BIT (provisoire en novembre 1919, puis définitive en janvier 1920) devait avoir un impact considérable sur l’Organisation elle-même et sur le monde du travail en général. Mlle Rommel l’admirait énormément et rend hommage à sa grande perspicacité ainsi qu’à ses hautes qualités morales et intellectuelles.

Nos lecteurs se souviendront du portrait fascinant que traça de lui Edward Phelan dans son livre « Albert Thomas et la création du BIT ». Moins connue, mais d’une aussi grande portée, on retiendra l’opinion exprimée par Harold Butler, adjoint de Thomas, son ami et son successeur4 : « Le BIT eut la chance de se donner un chef d’une qualité exceptionnelle. Avec Albert Thomas, son premier Directeur, il avait à sa tête un homme d’une énergie et d’une hauteur de vue fantastiques. Sa personnalité flamboyante, ses yeux bleus étincelants derrière ses lunettes finement cerclées d’or, sa barbe luxuriante, sa vigoureuse constitution et son verbe rapide et incisif, lui conféraient dans l’instant une personnalité exceptionnelle. « Mais ce n’était pas seulement un orateur fantastique, un travailleur infatigable et un homme de combat hors pair; il n’avait pas seulement une foi immense en sa mission et d’inépuisables ressources pour la mener à bien; c’était aussi un homme chaleureux, brillant et spirituel, ainsi qu’un compagnon de table comme on rêvait d’en rencontrer. Son expérience de ministre des munitions en France, pendant la guerre, et sa sympathie innée pour les petites nations lui avaient conféré une largeur de vues et une connaissance approfondie de la politique européenne et de ses acteurs qu’il utilisa à plein. Grâce sa forte personnalité, il fit de ses fonctions de Directeur du Bureau un poste d’une importance que le Secrétaire général de la Société des Nations ne parvint jamais à atteindre. C’était le rôle du Directeur d’être le chef. Il s’exprimait quand il le voulait sur n’importe quel sujet. Quel que fut le thème d’un débat, il était là pour exprimer un point de vue de portée internationale. Que ce fut à la Conférence ou au Conseil d’administration – l’équivalent du Conseil de la SdN – Albert Thomas établit la tradition que le Bureau se devait d’avoir une opinion sur tous les sujets et que c’était à son Directeur de l’exprimer. Le Directeur était le dépositaire de l’expérience et de la tradition internationales que le BIT avait peu à peu bâties et, à ce titre avait le droit d’être écouté. »

Mlle Rommel raconte :

J’ai tenu à souligner la personnalité d’Albert Thomas car elle inspira à Mlle Rommel comme à tant d’autres une profonde loyauté envers le BIT. Le dévouement de cette fonctionnaire pour le Bureau trouva son plein épanouissement lorsqu’elle devint responsable par intérim du Bureau de Paris après la mort de Fernand Maurette en 1937. Pendant l’occupation allemande de la France, elle maintint courageusement et solitairement les activités du Bureau de Paris, allant jusqu’à les transférer dans son petit appartement lorsque l’occupant réquisitionna les locaux du Bureau. M’appuyant sur des documents officiels, je m’étais efforcé de relater cet épisode peu connu de la vie du BIT. Nous disposons aujourd’hui du propre récit de Mlle  Rommel, donnant des détails que l’on ne trouvera dans aucun dossier. Malheureusement elle en fit la relation près de trente ans après les événements, à l’âge de 76 ans, et il était inévitable que ces souvenirs manquent un peu de spontanéité. Mais elle s’était, de toute évidence, rafraîchi la mémoire en relisant des correspondances de l’époque. Nous nous sommes contentés de corriger quelques erreurs de transcription et de redresser par quelques notes, placées entre crochets ou en bas de page, quelques erreurs factuelles qui s’étaient glissées dans ces souvenirs.

Par chance, la carte d’identité délivrée à Mlle  Rommel en 1939 a été retrouvée dans les Archives du BIT et nous sommes heureux de pouvoir publier sa photo, la seule que nous avons d’elle. Nous sommes aussi en mesure de révéler l’origine du manuscrit et les raisons qui ont poussé Mlle Rommel, devenue entre-temps Mme Morel, à l’écrire


Aimée-Elise Rommel

Le Bureau de Correspondance de Paris5, avec Mario Roques comme Directeur, commençait en même temps qu’Albert Thomas devenait Directeur du BIT. Celui-ci avait en effet prévu qu’il lui faudrait un correspondant dans les grandes capitales.

Albert Thomas part à Londres, siège provisoire du BIT. Six mois plus tard, le Bureau s’installera définitivement à Genève6. Nous restons provisoirement rue de l’Université, pour peu de temps, puis nous allons sur la rive droite de la Seine, 13 rue de Laborde7. Le secrétariat est renforcé, la bibliothèque mieux installée. Mario Roques s’occupe personnellement de la constituer. On y trouve naturellement les publications du BIT, documentation unique particulièrement appréciée par les services officiels, les professeurs, les étudiants, les journalistes; également les livres et périodiques récents sur les questions économiques et sociales; mais, de plus, notre Directeur l’enrichit d’ouvrages rares sur l’histoire du travail qu’il découvre dans les librairies d’occasions ou dans les boîtes des bouquinistes sur les quais de la Seine. Elle est de plus en plus fréquentée.

Parler de l’activité du Bureau de Paris sous la direction de Mario Roques est difficile car elle est multiple comme on le verra par quelques exemples. En tant que professeur à l’Université de Paris, Mario Roques a accès à tous les milieux; le fait qu’il ait été chef-adjoint du Cabinet d’Albert Thomas pendant la guerre a encore étendu ses relations et accru son autorité.

Les contacts avec le Gouvernement en général et le Ministère du Travail en particulier sont permanents. Si un fonctionnaire de Genève ne vient pas spécialement, il faut représenter le Bureau aux conseils et commissions nationaux ou internationaux qui se réunissent à Paris. Il arrive que des commissions du BIT tiennent une session à Paris, il faut en assurer l’organisation matérielle. Le BIT est une création récente, d’où la nécessité de conférences pour le faire connaitre et exposer ses problèmes.

Albert Thomas vient souvent. Plus soucieux que jamais d’efficacité, il voit les membres du Gouvernement et reçoit beaucoup. Il a aussi de longues conversations avec son ami Mario Roques qu’il met au courant de ses projets et de ses difficultés. En 1923, après les premières années de mise en route, il lui demande de revoir à Genève toute l’organisation du Bureau ; des améliorations dans les méthodes de travail seront apportées.

A la demande du Gouvernement, Mario Roques est appelé à diriger les émissions parlées de la Radiodiffusion française (qui n’était pas encore I’ORTF). Dans les programmes il fait réserver quelques minutes par jour aux questions sociales. L’émission quotidienne est préparée tantôt par Genève, tantôt par Paris, mais les communications sur le BIT sont bien austères ; on fait appel à des collaborateurs extérieurs ; plusieurs d’entre eux, qui étaient alors élèves de collègues de Mario Roques à la Sorbonne, sont maintenant connus: Claude Lévi-Strauss, l’ethnologue, Gaston Bouthoul, le créateur de la polémologie, Francis Raoul, devenu préfet, Pierre Paraf, aux notes si vivantes, plus tard secrétaire général de la Ligue contre le racisme.

Dès la création par la France du Conseil national économique (première étape de l’actuel Conseil économique et social), le Bureau de Paris y collabore. Mario Roques y présente, entre  autres, un très important rapport sur les grands travaux publics nationaux au moment de la crise de chômage 1929-30. Les idées du rapport seront reprises par Genève, à l’échelle internationale, dans le texte sur la lutte contre le chômage que le BIT présentera en 1931 à la Commission d’étude pour l’Union européenne.

Le 15 avril 1932, nous quittons la rue de Laborde pour le 205 Boulevard St-Germain. Les caisses de documents ne sont pas encore toutes vidées lorsqu’Albert Thomas annonce sa venue pour le 7 mai. Nous préparons son bureau. Il arrive très fatigué, ayant fourni de gros efforts à Genève les dernières semaines; ses médecins ont insisté vivement pour qu’il se repose8, mais il ne le peut pas encore. Il travaille l’après-midi du 7, après avoir déjeuné avec son vieil ami Charles Dulot, son successeur à l‘Information Sociale, qui eut avec lui une discussion animée sur les élections françaises, et nous quitte vers 19 heures. Nous avons su qu’à pied il avait traversé la Seine, avait croisé un fils d’Arthur Fontaine place de la Madeleine, se dirigeant vers la gare St-Lazare, s’est arrêté au bar de Chez Ruc, tout proche de la gare. Là, il s’est écroulé. La police alertée9 l’a fait transporter à l’hôpital Beaujon et a prévenu par téléphone, au Conseil national du Patronat français, Pierre Waline qui a lui-même téléphoné à Mario Roques. J’apprends la nouvelle par la radio chez moi le lendemain matin, et vais immédiatement au bureau. M.  Roques s’y trouve. C’est la consternation et une immense tristesse. La mère d’Albert Thomas, son épouse et ses enfants doivent arriver de Genève. Il faut organiser les obsèques officielles au cimetière de Champigny-s/Marne. Elles auront lieu le 11 mai.

Toute l’Europe, et l’univers entier peut-on dire, étaient représentés derrière le cercueil de cet homme qui avait voué toutes ses forces à l’amélioration du sort des travailleurs. D’importantes délégations de gouvernements, spécialement du Gouvernement français, du Conseil et du Secrétariat général de la Société des Nations s’étaient jointes aux membres du Conseil d’Administration et aux fonctionnaires du Bureau international du Travail venus en grand nombre. D’innombrables personnalités du monde politique, du monde scientifique, du monde industriel étaient là, parmi l’imposant concours des militants syndicalistes, socialistes, coopérateurs, et de toute la population de Champigny. De nombreux discours furent prononcés.

L’Organisation internationale du Travail, le monde sans doute, venaient de faire une grande perte. La France aussi probablement car Albert Thomas semble avoir souhaité reprendre assez vite sa place dans la politique intérieure de son pays10. Certains avaient regretté qu’il n’ait pas été aux leviers de commande pendant les longues discussions de la Conférence de la Paix où sa lucidité et son autorité auraient peut-être évité des erreurs. Des amis et des collaborateurs qualifiés l’ont dit et écrit. Rouage infime dans une grande vie, je revois les grands yeux bleus intelligents, l’expression de beauté du visage, toujours réfléchi et toujours en éveil; je peux évoquer la facilité et la simplicité des relations, l’intérêt puissant du travail et l’enrichissement constant qui en résultait. Pensant au « patron » et aux amis qui l’entouraient, je suis reconnaissante à la vie de m’avoir mise pendant de nombreuses années en contact d’hommes d’une telle qualité intellectuelle et morale.

Mario Roques quitte le Bureau de Paris le 31 décembre 1936. Il est remplacé par Fernand Maurette, normalien et ami d’Albert Thomas dont il était le collaborateur à Genève comme chef de division. Pour nous, simple changement de personne. L’ambiance du Bureau est la même, les méthodes de travail sont semblables. Malheureusement, notre nouveau directeur meurt brusquement en août 1937 à Genève où il était allé pour la Conférence annuelle11.

La vie internationale est de plus en plus difficile, les cotisations rentrent mal aux Organisations internationales. Le Directeur-adjoint d’Albert Thomas, Harold Butler, devenu Directeur, décide de ne pas remplacer immédiatement Fernand Maurette à la direction du Bureau de Paris12; il me charge d’assurer la marche quotidienne avec mon collègue Jean Poirel, sous le contrôle et avec les directives du Sous-directeur français à Genève, M. Adrien Tixier.13

Puis c’est la déclaration de guerre en septembre 1939, Jean Poirel est mobilisé, on réduit au minimum le personnel du Bureau, nous restons quatre : une secrétaire Madeleine Péné, une dactylographe Madeleine Decz née Duriez, le garçon de bureau Charles Néel, qui est aussi le mari de la concierge, et moi. Comme l’avance allemande continue, je crains les bombardements. Par mesure de prudence, je fais mettre l’essentiel de la bibliothèque dans des caisses solides, soigneusement garnies de papier hydrofuge, et les fais descendre dans nos caves.

M. Tixier se tient constamment en rapport par téléphone avec moi et avec M. Alexandre Parodi, Directeur général du Travail au Ministère du travail et de la main-d’oeuvre et délégué du Gouvernement français au Conseil d’Administration du BIT. Les 12 et 13 juin 1940, les fonctionnaires des ministères doivent quitter Paris14. A la demande de M. Tixier, M. Parodi me fait remettre quatre ordres de mission ; je ferme l’appartement, donne les clés à la concierge, et nous partons avec les fonctionnaires du ministère du Travail, en camion militaire. Après un bombardement à Rambouillet, nous arrivons en Indre-et-Loire ; quelques jours après, il nous faut aller plus loin encore, en train cette fois. Bombardement à la gare de Bordeaux, et nous arrivons à Biarritz. J’ai emporté la comptabilité et les carnets de comptes qui me permettront, si possible, de retirer auprès de la poste ou des établissements bancaires de quoi assurer notre vie matérielle à tous quatre.

L’armistice est signé [22 juin]. A Biarritz, nous sommes en zone occupée. Les fonctionnaires français doivent regagner leurs administrations à Paris dès que la Loire pourra être franchie. Nous suivons.

Le 12 juillet 1940 je peux retourner Boulevard St-Germain15. L’appartement a échappé aux réquisitions de l’armée allemande, il est intact. Je passe quelques coups de téléphone à Paris pour faire savoir que nous avons réintégré les locaux, et nous nous réinstallons. Deux collections de publications du BIT sont toujours sur les rayons de la bibliothèque ; on vient les consulter, nous faisons même quelques ventes. Des collègues français, précédemment à Genève, m’écrivent de zone occupée. Une partie du personnel du siège à Genève a, comme prévu, été transféré au Canada, à Montréal; il ne reste à Genève qu’un petit groupe sous la direction de Henri Gallois, qui assurera l’administration et l’entretien. Le chef de la Section de Statistiques, l’Anglais James William Nixon, a quitté Genève trop tard pour Paris et l’Angleterre, il n’a pu sortir de Paris le 14 juin, a été arrêté à son hôtel16 avec quelques compatriotes, ils sont internés à Fresnes.

Le 12 décembre j’ai la visite de deux officiers allemands17. Le plus âgé me demande des nouvelles de quelques fonctionnaires français de Genève, entre autres Camille Pône, Jean Morellet, Louis Dupont. Je le reçois debout et lui réponds que, comme il ne peut l’ignorer, je n’ai aucune relation avec le Bureau central et ne sais rien de mes collègues. Il m’informe que notre appartement sera réquisitionné, le loyer sera payé par la Préfecture de la Seine ; l’ambassade d’Allemagne y installera un service de traduction dirigé par le jeune officier qui l’accompagne. Il ne voit aucun inconvénient à ce que nous restions là tous les quatre, je n’ai même pas à changer de bureau. Avant de regagner l’entrée, assez sèchement je lui demande son nom « puisqu’il semble connaître si bien la maison » ; il bredouille un mot qui commence par « Reich » ; dès qu’il est parti, je prends la liste du personnel et découvre qu’il s’agit de Reichhold, traducteur à la Section de traduction du BIT à Genève, section dont fait partie également M. Dupont comme chef de service18.

Nos occupants viennent dès le lendemain. L’officier chef du service s’installe dans la pièce réservée au Directeur ou aux fonctionnaires de Genève en mission à Paris ; le traducteur-chef, le Dr Widloecher, est mon voisin, dans le bureau de notre Directeur ; deux autres traducteurs sont dans une pièce de secrétariat, une secrétaire-dactylographe est au standard téléphonique.

Le Dr Widloecher me demande d’ouvrir le coffre-fort, il ne contient que des talons de vieux chéquiers. Furieux, l’Allemand n’insiste pas.

Tous s’ingénient à rendre notre présence inutile. Quand on se présente pour travailler à la bibliothèque ou pour acheter des publications, ils font répondre que le BIT n’existe plus. J’entends le Dr Widloecher faire la même réponse au téléphone, c’est-à-dire qu’on ne me passe plus les communications pour le BIT.

Il est évident que cette situation ne peut s’éterniser. Après une conversation hors bureau avec notre ancien directeur Mario Roques, je vais au Ministère du Travail voir Mlle Henry, chef de bureau à la Direction du Travail, pour essayer d’obtenir que mes collègues soient engagées par le Ministère. Ma provision budgétaire n’est pas épuisée, mais l’avenir m’inquiète.

Au début de 1941, visite de Dr. Otto Bach19, Allemand que je connais ; il était notre collègue au Bureau de correspondance de Berlin et nous l’avions vu plusieurs fois à Paris. Il fait le tour de l’appartement et je l’accompagne. Avec étonnement, il ne voit plus sur les rayons que deux collections des publications du BIT et les quelques cartons contenant des notes et dossiers. Je lui explique que, par crainte des bombardements, l’essentiel de la bibliothèque a été expédié à Genève à la déclaration de guerre. Mécontent, il s’en va. Bach dirigeait l’Institut allemand à Paris. Les 14 et 21 février 1941, il fait deux conférences sur « l’échec et la mort du BIT ». En même temps une campagne commence dans la presse d’occupation. Voir Le Matin du 15 février: « Genève et la justice sociale »; L’Oeuvre du 16 février : « Le BIT a fermé ses portes »; Le Petit Parisien du 17 février: « Le BIT n’est plus » ; Paris-Soir du 19 février: « Le BIT ferme ses portes »; Le Matin du 22 février : « l’échec de l’Organisation internationale du Travail de Genève »; L’Oeuvre du 1er mars : « Le BIT est mort ».

Le 28 février 1941, ce que j’attendais arrive. Le Dr Widloecher me fait savoir que le personnel du BIT doit quitter les lieux. Toutefois, le Service souhaite garder une dactylographe, Mlle Péné, dont il aurait l’emploi ; son salaire lui serait payé par la Préfecture de la Seine.

Il y a en effet beaucoup de travail et les occupants font appel à des collaborateurs extérieurs ; nous avons pu voir discrètement que ceux-ci sont d’une qualité au-dessous du médiocre, leurs traductions sont rédigées dans un français indigne même d’un élève de certificat d’études primaires.

Je descends téléphoner à Mario Roques d’une cabine publique pour avoir son avis. Il conseille d’accepter si Mlle Péné est d’accord ; il lui semble intéressant de garder quelqu’un sur place. Je retourne au bureau, dicte immédiatement les quelques lettres administratives qui s’imposent pour que les dépenses de fonctionnement soient bien réglées par la réquisition et, à 18 heures, je peux faire savoir au Dr Widloecher qu’à l’exception de Mlle Péné les fonctionnaires du BIT ne reviendront plus. Il se confond en protestations; il ne s’agissait pas d’un ordre immédiatement exécutoire, etc.

Je préfère cette situation franche, mais que vont devenir Mme Decz et M. Néel quand ma provision budgétaire sera épuisée? Nouvelle démarche auprès de Mlle Henry, qui finira par faire engager Mme Decz aux Assurances sociales. Mme Léonetti, inspectrice du travail, qui a fait partie de la délégation française à plusieurs conférences internationales du travail et qui est alors au Cabinet du Ministre du Travail, fera entrer M. Néel comme garçon de bureau à son service. Ouf ! Il ne reste plus que moi.

Mlle Péné, M. Néel et moi nous réunissons un soir par semaine dans un endroit discret à proximité du Boulevard St-Germain. Mlle Péné et M. Néel m’expliquent que les Allemands gagnent leur bureau par le grand escalier; ils n’ont jamais demandé la clé de l’escalier de service. Comme on se présente encore pour consulter ou acheter des publications du BIT, Mlle Péné pourrait en faire de petits paquets qu’elle mettrait dans un endroit convenu, M. Néel monterait les prendre après le départ des occupants le soir ou la nuit, et me les amènerait.

J’accepte : Peu à peu mon petit studio se garnit des publications les plus demandées. Il y en a partout. Pour les consulter ou les acheter, je reçois des étudiants (un professeur de la Faculté de Droit a exigé que la Revue internationale du Travail soit dans la salle réservée aux candidats à l’agrégation), des fonctionnaires (j’ai donné mon adresse personnelle à Mlle Henry), des camarades rédacteurs de publications clandestines qui viennent chercher pour leurs lecteurs des informations très attendues sur les pays d’au-delà des frontières (Louis Saille, secrétaire de la C.G.T., Maurice Harmel, rédacteur au Peuple, journal de la C.G.T., qui dirige Libération clandestin), des médecins de l’Institut d’Hygiène industrielle qui s’intéressent particulièrement à l’Encyclopédie d’Hygiène du Travail, etc.

Des chiffres de vente:

1941          frs          13’060,90

1942          frs          48’696,45

1943          frs        104’226,95

A noter qu’en 1943, le Bureau de Paris (à mon domicile) n’a coûté que 62’000 frs alors que le produit de ses ventes a dépassé 100’000 frs.

Au milieu de 1941, j’ai l’heureuse surprise d’être convoquée par une banque américaine de l’avenue des Champs-Elysées. Genève, c’est-à-dire Henri Gallois, m’adresse de l’argent. Il avait dû chercher obstinément à rétablir le contact et y parvenait.

Par les petites cartes imprimées d’avance, seules autorisées pour la zone non occupée et l’étranger, je tente de l’atteindre à mon tour pour lui faire connaitre en style télégraphique mes besoins en publications. Un jour, nouvelle surprise, je reçois une convocation du Service des Douanes que des paquets me seront livrés si le visa est accordé ; s’il est refusé, je serai avisée.

Les paquets me seront livrés, et il en arrivera bien d’autres, qui ne seront même pas soumis à la censure allemande. Mes inquiétudes d’argent sont complètement dissipées.

Je mets notre collègue Nixon20 au courant de nos vicissitudes dans ses divers camps d’internement : Fresnes, Drancy, St-Denis. Deux de ses amis et moi nous nous sommes entendus pour que l’un ou l’autre aille lui rendre visite chaque quinzaine, au seul jour autorisé, en lui apportant quelque nourriture fraîche que nous nous procurons au marché noir (les internés reçoivent des colis de conserves de la Croix Rouge). Les nouvelles de la guerre, même celles de la B.B.C., le camp les connaît au moins aussi bien que nous.

Je crois devoir ajouter que, de ces relations d’occupation, trois au moins ont disparu du fait de la guerre: Maurice Harmel est mort en déportation, de même que le Dr Hausser, médecin de l’Institut d’Hygiène industrielle ; Mlle Henry, déportée, est revenue à la libération pour mourir quelques jours après son retour.

Le 25 août 1944 Paris est libéré. Je retourne au bureau début septembre, traversant à pied la moitié de Paris, il n’y a pas de moyens de transport. Les locaux sont de nouveaux disponibles.

Le Deutsche Arbeit Front [le Front national allemand du Travail] a fait enlever fin mai la dernière collection des publications du BIT et les cartons de documents; les rayons sont complètement vides ; des chaises sont défoncées, une porte est trouée de balles, un carreau est cassé. Même si l’on ajoute qu’au cours de l’exode, de la papeterie a été perdue ainsi que presque tous les bagages personnels des quatre fonctionnaires repliés, on peut conclure que le Bureau s’en tire à bon compte; les vies sont sauves, les ouvrages de la bibliothèque cachés dans les caves de l’immeuble n’ont pas été touchés, les publications du BIT sont intactes, les crédits budgétaires n’ont été ni égarés ni volés.

Je retrouve à Paris ce que le Deutsche Arbeit Front avait emporté, il n’avait pas eu le temps de le faire transporter à Berlin ; tout est en désordre, mais en bon état, au Comité de l’Amérique latine où je n’ai qu’à le faire prendre dès que possible. Le téléphone a été coupé, je peux le faire rétablir avec le même numéro. On peut donc renouer des relations.


Adrien Tixier

M. Adrien Tixier, ancien sous-directeur du BIT, Ministre de l’Intérieur qui avec Alexandre Parodi, Ministre du Travail et de la Sécurité Sociale, était membre du gouvernement de la Libération de Général de Gaulle], me téléphone Boulevard St-Germain et me propose de faire parvenir à Montréal, par la valise diplomatique du ministère des Affaires étrangères, le compte-rendu que j’établirai de la vie du Bureau de Paris depuis 1940. C’est ainsi que, par lettre du 25 octobre 1944, le Directeur général, M. Phelan, est mis au courant21.

En 1945, la première Conférence Internationale du Travail après la guerre a eu lieu à Paris sous la présidence d’Alexandre Parodi. Il ne restait plus qu’à reconstituer le Bureau. Mes trois collègues ont été réintégrés, du personnel nouveau a été engagé ; de toutes jeunes filles intelligentes, enthousiastes et pleines de bonne volonté, elles sortaient des facultés et il a fallu leur apprendre ce qu’est le BIT et comment on y travaille. Elles se sont intéressées aux questions sociales ; avec elles, une activité normale a repris peu à peu et le Bureau a retrouvé à Paris une place appréciée22.

___________________________

Notes :

1 Mario L.G. Roques (1875-1961). Directeur du Bureau du BIT à Paris du 17 mars 1920 au 31 décembre 1936 (IE).

2 Née le 28 novembre 1898, elle est décédée le 15 mars 1979 (IE)

3 Par Léon Jouhaux à la 1ère Session du Conseil d’administration, 27 novembre 1919

4 Harold B. Butler: The Lost Peace, London 1941, p. 49-50 (citation traduite)

5 A la 2e Session du Conseil d’administration, 26-28 janvier 1920, il a été décidé d’établir le Bureau de correspondance à Paris. Les contrats de Mario Roques et d’Aimée-Elise Rommel sont datés du 1er février 1920.

6 A la 4e Session du Conseil d’administration, le 8 juin 1920, la décision a été prise d’établir le siège du Bureau à Genève et le 7 juillet 1920 le personnel a aménagé dans le bâtiment connu sous le nom de La Châtelaine, occupé maintenant par le siège de la Croix Rouge (voir mon article dans la Lettre no 26, décembre 1999, p. 15 ss.)

7 Le 13 octobre 1920.

8 « C’est peut-être alors que furent constatées chez lui des symptômes de diabète et d’urémie » (l’ Information Sociale, Paris 19.5.1932).

9 « Le propriétaire et personnel du café ne le reconnurent pas. Le seul papier d’identité que la police trouva sur lui fut sa carte de membre du parti socialiste. » Eward Phelan: Albert Thomas et la création du BIT. Paris 1936, p. 322.

10 D’autres voyaient en lui un successeur compétent de Sir Eric Drummond en tant que Secrétaire général de la Société des Nations.

11 Il a été hospitalisé à Genève à la Clinique Générale, où il est décédé le 1er août 1937.

12 Pour le conflit entre le gouvernement français et Butler au sujet de sa nomination à ce poste, voir mon article dans la Lettre no 28, novembre 2000, p. 12 ss.

13 C’est intéressant que Mme Rommel ne mentionne pas ici le nom du candidat français, Marius Viple.

14 Mlle Rommel et Mlle Péné sont parties pour Biarritz le mercredi 12 juin et Mme Decz et M. Néel pour Abilly le jour suivant. L’évacuation du personnel du Ministère du Travail et de la main d’oeuvre avait déjà commencé le dimanche précédent.

15 Comme Mlle Rommel l’a dit : « Paris, devenu semblable à une ville de province le dimanche se repeuple peu à peu » avec un couvre-feu de 16 h à 05 h.

16 Le 1er août 1940 au Family Hotel, rue Cambon.

17 Le 10 décembre selon d’autres sources. En tout cas c’est la date de la signature de la réquisition.

18 En effet, Louis Dupont n’était pas dans la même unité que Walter Reichhold, mais occupait le poste de traducteur-réviseur dans le Service législatif.

19 Voir mon article dans la Lettre aux anciens no 29, mai 2001, p.11.

20 Pour l’internement de Nixon, voir mon article dans la Lettre no 29, mai 2001, p. 10 ss.

21 Original dans le dossier P. 14/3.II dans les archives du BIT. Le 16 novembre 1944, Phelan a envoyé à Mlle Rommel un télégramme pour la féliciter de son dévouement pendant l’occupation.

22 Mme Morel (comme Mlle Rommel s’appelait après son mariage avec Julien Auguste Morel le 21 décembre 1941) a continué comme responsable du Bureau jusqu’à la nomination par David Morse, le 1er  septembre 1949, de Mme Augustine Jouhaux aux fonctions de Directeur du Bureau de correspondance de Paris. Elle prit sa retraite en juillet 1963, à l’âge de 65 ans, et mourut le 15 mars 1979.


La Déclaration de Philadelphie: 1944 – 2004 / François Agostini

La Déclaration de Philadelphie est, à juste titre, considérée comme la clé de voûte de I’OIT. Il n’est donc pas sans intérêt de revenir sur son historique, son contenu et sa signification toujours actuelle.


Jenks et E. Phelan préparent la Déclaration

 Historique

La politique à suivre en cas d’urgence, adoptée en 1938, prévoyait que « le BIT devra s’efforcer de continuer à exercer ses fonctions et ses services dans toute la mesure du possible ».

En accord avec cette politique, le BIT installa son siège provisoire pour la période de la guerre à Montréal, au Canada et, outre un certain nombre d’activités pratiques, tint plusieurs réunions et conférences sur le continent américain, dont les plus importantes furent :

– la Session extraordinaire de la Conférence internationale du Travail tenue d New York et à Washington entre le 29 octobre et le 7 novembre 1941, dont l’objet était de tenter de définir la politique et les activités de I’OIT après la fin de la guerre. Le rapport du Directeur par intérim (c’était alors Edward Phelan) traitait de la participation à venir de I’OIT à la reconstruction économique et sociale du monde d’après-guerre. Dans un discours prononcé à la session de clôture de la Conférence, le Président Roosevelt déclara : « Votre Organisation aura un rôle essentiel à jouer dans l’édification d’un système international stable de justice sociale pour les peuples du monde entier ».

La Conférence extraordinaire de New York fut donc suivie naturellement, par la 26e Session (régulière) de la Conférence internationale du Travail, tenue à Philadelphie du 22 avril au 12 mai 1944. Mettant un point final à ses activités de temps de guerre, I’OIT définit alors sa ligne politique et ses objectifs pour la période immédiate de reconstruction et en même temps pour l’établissement d’un monde pacifique à plus long terme.

Le premier objectif fut accompli par les Recommandations 67 à 73. Le deuxième fit l’objet de la « Déclaration de Philadelphie », adoptée à l’unanimité par les délégués et de laquelle E. Phelan et W. Jenks (alors conseiller juridique) furent les principaux inspirateurs.

Contenu

Le titre complet de la Déclaration est parfaitement clair : « Déclaration concernant les buts et objectifs de l’Organisation internationale du Travail » et son Préambule spécifie que la Déclaration pose les principes dont devrait s’inspirer la politique de ses Membres. Le caractère réciproque des engagements pris (de l’Organisation à ses Membres et des Membres à l’Organisation) était déjà réaffirmé.

Après le Préambule, la Déclaration comprend cinq chapitres. Le premier réaffirme les principes fondamentaux sur lesquels est fondée l’Organisation à savoir notamment : le travail n’est pas une marchandise ; la liberté d’expression et d’association est une condition indispensable d’un progrès soutenu ; la pauvreté, où qu’elle existe, constitue un danger pour la prospérité de tous; dans la lutte inlassable contre le besoin en vue de promouvoir le bien commun, les efforts nationaux doivent être combinés avec une coopération internationale sur une base libre, démocratique et tripartite.

Le chapitre II énumère les conséquences du principe fondamental de I’OIT selon lequel « une paix durable ne peut être établie que sur la base de la justice sociale » : l’égalité des droits et des chances pour tous les êtres humains, sans aucune discrimination doit être le but central de toute politique nationale et internationale en des programmes d’action et mesures pris sur la plan national et international, notamment dans le domaine économique et financier; il incombe à l’Organisation d’examiner et de considérer à la lumière de cet objectif fondamental ces programmes d’action et de mesures et, dans l’exercice de ces fonctions, d’inclure dans ses décisions et recommandations toutes dispositions qu’elle juge appropriées.

Le chapitre III rappelle l’obligation solennelle pour I’OIT de promouvoir la mise en oeuvre de programmes tendant à réaliser le plein emploi, l’élévation des niveaux de vie, l’offre d’emplois correspondant aux qualifications des travailleurs, la formation professionnelle, les transferts de travailleurs et les migrations, les politiques de salaires et de conditions de travail, la négociation collective, la collaboration des employeurs et des travailleurs pour l’amélioration continue de l’organisation de la production et l’élaboration de la politique sociale et économique, l’extension de la sécurité sociale et des soins médicaux pour tous, la protection de la vie et de la santé dans le travail, la protection de l’enfance et de la maternité, un niveau adéquat d’alimentation, de logement et de moyens de récréation et de culture et enfin la garantie de chances égales dans le domaine éducatif et professionnel.

Le chapitre IV relie l’accomplissement des objectifs sociaux énumérés plus haut à « l’utilisation plus complète et plus large des ressources productives du monde » et recommande à cette fin « une action efficace sur le plan international et national », et notamment l’expansion de la production et de la consommation la lutte contre les fluctuations économiques graves, l’aide économique et sociale aux régions dont la mise en valeur est peu avancée, une plus grande stabilité des prix mondiaux des matières premières, la promotion du commerce international. A ces fins, I’OIT promet son entière collaboration « à tous les organismes internationaux auxquels pourra être confiée une part de responsabilité dans cette grande tâche, ainsi que dans l’amélioration de la santé, de l’éducation et du bien-être de tous les peuples ».

Le chapitre V relève la valeur universelle des principes énoncés dans la Déclaration dont les modalités d’application tiendront compte du degré de développement économique et social de chaque peuple, et affirme que leur application progressive « aux peuples qui sont encore dépendants aussi bien qu’à ceux qui ont atteint le stade où ils se gouvernent eux-mêmes, intéresse l’ensemble du monde civilisé ».

Signification

En définissant et en annonçant ainsi ses objectifs et programmes d’action à moyen et à long terme, I’OIT réclamait sans équivoque sa part de responsabilité dans la construction du nouvel ordre mondial d’après-guerre, ainsi que la place qui lui revenait dans la grande famille des Nations Unies alors en gestation.

La Déclaration réexprimait ainsi sa foi dans les idéaux de paix, de développement et de justice sociale qui avait guidé, comme un phare, les actions de I’OIT – et de l’ensemble du système de la Société des Nations- depuis 1919. Elle soulignait l’importance de la coopération technique internationale et anticipait d’une manière visionnaire la globalisation.


Edward Phelan signe la Déclaration en présence du Président Roosevelt le 17 mai 1944

La Déclaration était visiblement destinée dès l’origine à être un document fondamental de I’OIT. Elle mettait à jour en l’élargissant la portée de l’article 41 (connu sous le nom de « Charte du Travail » qui portait le sceau de Samuel Gompers) de la Première Constitution de I’OIT qui, en 1944, constituait toujours la partie XIII du Traité de Versailles. C’est donc tout logiquement que, se substituant à l’ancien article 41, la Déclaration de Philadelphie devait devenir partie intégrante de la nouvelle Constitution de I’OIT en 1946.

Pour I’OIT comme pour la communauté internationale dans son ensemble, la Déclaration de Philadelphie est aussi moderne et contraignante et les principes fondamentaux de la Déclaration restent aussi pertinents aujourd’hui qu’ils l’étaient en 1944 et continues d’inspirer les travaux de l’OIT à l’aube de son deuxième siècle.


Le Président Roosevelt et la déclaration de Philadelphie / Edward Phelan

En 1944, bien que la guerre fit encore rage, la Conférence internationale du Travail se réunit à Philadelphie et là, elle élabora une Déclaration qui non seulement proclamait une fois de plus les buts et les objectifs visés par I’OIT, mais formulait les principes fondamentaux sur lesquels un monde pacifique pourrait être construit. Le Président Roosevelt salua publiquement ce texte comme « réunissant les qualités voulues pour prendre place à côté de la Déclaration d’indépendance ». Ces mots et, en fait, toute l’allocution, où il souligna en termes frappants la valeur qu’il lui reconnaissait, ont sans doute paru à beaucoup refléter l’enthousiasme qu’il ressentait pour son contenu social, qui correspondait sur bien des points à ses propres conceptions. En réalité, à ses yeux, la Déclaration avait un sens bien plus profond et une utilité pratique immédiate. Sa préoccupation essentielle avait été pendant longtemps le problème de la paix. Lorsque, en 1933, il accéda pour la première fois aux fonctions de Président des Etats-Unis, il était pleinement conscient des nuages qui obscurcissaient l’horizon international, mais il se trouva en présence de « conviction profondément enracinées dans son peuple au sujet de l’isolement tant politique qu’économique ». Le problème, ainsi que M. Cordell Hull l’a exposé dans ses mémoires, consistait à trouver un système quelconque de collaboration sur le plan international et d’amener le pays à en comprendre le fonctionnement, sans se hâter de placer l’isolationnisme au rang des questions politiques pressantes pour la nation, ce qui n’aurait eu pour résultat que de faire renverser le gouvernement dès que le peuple américain aurait l’occasion d’aller aux urnes. Dans ces conditions, il n’était pas question d’adhérer à la Société des Nations, mais la Cour internationale de Justice et, ce qui est plus important, l’Organisation internationale du Travail, en raison de son activité permanente, offraient une occasion de convaincre les Américains que les Etats-Unis faisaient partie intégrante du système de collaboration mondiale. Miss Frances Perkins a relaté en détail, sous une forme vivante1, comment le Président Roosevelt guida, en 1933, les diverses démarches qui devaient amener le congrès à autoriser la participation des Etats-Unis à I’OIT. Bien qu’il ne traite que de I’OIT, le chapitre ou elle narre ses conversations avec le Président à ce sujet porte un titre significatif : « Vers une organisation du monde ». Dans la suite du même chapitre, elle relève que Roosevelt, une fois décidée la participation de son pays, ne cessa jamais de s’intéresser à l’OIT, et elle note l’enthousiasme qu’il mit à recevoir les délégués de celle-ci lorsqu’ils vinrent aux Etats-Unis en 1941. « Ce qui fait la valeur de I’OIT, conclut-elle, c’est de donner des résultats qui dépassent sa propre sphère. »

Ces souvenirs évoqués, il est facile de comprendre l’intérêt que le Président Roosevelt a témoigné à l’égard des sessions de la Conférence internationale du Travail réunies à NewYork et à Philadelphie. Les deux sessions, mais plus particulièrement celle de Philadelphie, étaient pour lui une sorte de banc d’essai pour apprécier les possibilités de collaboration sur le plan international. Elles constituaient, comme l’a dit M. Cordell Hull, une « répétition »2 avant une conférence ultérieure qui serait chargée d’élaborer un statut organique devant permettre aux Nations Unies de bâtir une paix durable. Ce qui inspira donc particulièrement l’enthousiasme du Président Roosevelt pour la Déclaration de Philadelphie fut la façon dont – suivant ses propres termes – elle « résumait les aspirations d’une époque » et les situait dans le cadre « d’une paix universelle et durable fondée sur la justice sociale ».

Bien que les discours du Président Roosevelt, rapprochés des écrits de M. Cordell Hull et de Miss Francis Perkins, soient assez lumineux par eux-mêmes, on a eu récemment une confirmation particulièrement intéressante de la place que I’OIT occupait dans sa pensée en corrélation avec l’établissement d’une nouvelle structure de la paix mondiale.

Il s’agit d’une simple feuille de papier sur laquelle ont été jetés une demi-douzaine de mots sous forme de diagramme. Son intérêt réside dans l’origine de ces mots, qui sont de la main même de Roosevelt, et dans les circonstances où ils ont été tracés. Robert Sherwood a récemment conté comment, à Téhéran en 1943, le Président esquissa au Généralissime Staline ses idées sur une organisation de l’après-guerre fondée sur les Nations Unies, dont relèveraient les problèmes de la paix3. Dans son exposé, résumé par Sherwood d’après les documents de Harry Hopkins, le Président proposa la création d’une Assemblée, d’un Conseil exécutif et d’un mécanisme d’application qu’il appelait les « Quatre gendarmes » (I’URSS, les Etats-Unis, le Royaume-Uni et la Chine). On ne trouve aucune allusion à I’OIT dans le résumé de l’exposé du Président, ni dans celui de la discussion qui suivit, mais Harry Hopkins conserva la feuille sur laquelle le Président avait noté, soit avant, soit après la discussion les remarques qu’il entendait faire, et le livre de Sherwood contient une reproduction photographique de ce document.

Trois cercles sommairement dessinés y représentent l’Assemblée, le Conseil et les « quatre gendarmes », et, au-dessous, le Président avait écrit « OIT – Santé – Agriculture – Alimentation ».

Ce ne sont pas les sujets dont I’OIT s’occupe qui sont notés – et c’est là ce qu’il convient de relever – mais bien I’OIT elle-même, sans doute parce que le Président la voyait comme une chose allant de soi, comme une institution qui s’insérerait tout naturellement dans la nouvelle structure et poursuivrait son activité dans le nouveau cadre mis en place.

Un long chemin avait été parcouru depuis le jour où, dix ans plus tôt, le Président se rappelant « comment Wilson avait perdu la Société des Nations », autorisait Miss Perkins à prendre prudemment des mesures préliminaires en vue de l’adhésion des Etats-Unis à l’OIT4. Dans toute l’histoire des efforts déployés pour édifier la paix mondiale, l’élément central est cette transformation de l’attitude des Etats-Unis, passant d’une position d’extrême isolement à l’exercice d’un rôle actif de premier plan dans la création des Nations Unies.

C’est à I’OIT que revient l’honneur d’avoir ouvert la voie à cette évolution.

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1 Voir Frances Perkins: The Roosevelt I Knew (New-York, The Viking Press, 1946), pp.337-346.

2 M. Hull indique que ce même motif a également joué un rôle dans la convocation de la Conférence de Bretton Woods et de la Conférence de l’alimentation et de l’agriculture. Voir The memoirs of Cordell Hull (New York, The Macmillan Company), vol I, pp. 176 et 177.

3 Voir Robert E. Sherwood: Roosevelt and Hopkins: An Intimate History (New York Harper and Brothers, 1948).

4 Frances Perkins: op. cit., p. 340.