Articles: Centenaire – Témoignages

L’OIT durant la Seconde Guerre mondiale et le transfert du Centre de travail au Canada / Jean Mayer

Avant-propos

Les pages qui suivent constituent le résumé de l’exposé que j’ai présenté à la réunion de l’AFOIT du 14 mars 2016. Cet exposé s’appuie essentiellement sur la thèse universitaire du professeur Victor-Yves Ghebali : Organisation internationale et guerre mondiale : le cas de la Société des Nations et de l’Organisation internationale du Travail pendant la Seconde Guerre mondiale, publiée par les éditions Bruylant, Bruxelles, 2013, dont 425 pages sur 800, complétées par de très précieuses notes, portent sur l’OIT.

Cette immense fresque historique a eu sa propre histoire, qui fit craindre le pire : la thèse de Ghebali, soutenue à la faculté de Grenoble en 1975, ne fut pas retrouvée à la mort de l’auteur, et ce fut le professeur de droit international public Robert Kolb, son collègue et ami à la faculté de droit de l’université de Genève, qui entreprit, avec de nombreux collaborateurs, de réécrire ce texte à partir des milliers de fragments du manuscrit, en assurant ainsi l’autorité scientifique. Il s’agit là d’un document absolument capital, qui procure au surplus à tous nos collègues un grand sentiment de fierté.

Signalons par ailleurs que le sigle précité AFOIT désigne l’Association Française pour l’OIT, dont le but est de promouvoir les valeurs de l’OIT auprès du public français – délégués à la Conférence, fonctionnaires, professeurs, chercheurs  – intéressé par les questions de justice sociale. Il semble que ce soit la deuxième association de ce genre, après le Japon. Fondée en 2001 par Jean-Jacques Oechslin, elle est actuellement présidée par Gilles de Robien. Outre l’échange d’informations et les exposés de ses membres ou de spécialistes extérieurs invités, l’AFOIT organise des voyages d’études à Genève d’étudiants et d’universitaires et décerne annuellement le prix Francis Blanchard, qui couronne une étude originale en langue française de portée internationale, dotée d’une récompense financière substantielle.

 1933 : Prise de conscience de la montée des périls

Tout a commencé par la crainte, précédant l’effroi, de la résurgence d’un nouveau conflit mondial. De façon significative, la première étincelle retombant de l’incendie du Reichstag en février 1933 provint du retrait de l’Allemagne de la Société des Nations (SDN), instituée par 43 puissances alliées et associées lors de la signature du Traité de Versailles le 28 juin 1919, qui rendit cet Etat responsable de la violation de la paix. Alors que le tout nouveau Palais des Nations avait abrité des débuts relativement prometteurs, le ciel s’obscurcit soudain, en ce brumeux matin d’octobre 1933.

En effet ce fut là qu’une centaine de délégués reçut comme un coup de massue l’invective hurlée par Goebbels, que le nouveau chancelier allemand Hitler[1] allait nommer bientôt ministre du Reich à l’Education du peuple et à la Propagande. Avec une impudence qui glaça l’auditoire, il justifia ainsi la décision de l’Allemagne de se retirer de la SDN en octobre 1933 (retrait juridiquement possible, moyennant un préavis de deux ans et l’absence de tout recours à la guerre, deux conditions manifestement non réunies) : « Messieurs, charbonnier est maître chez lui. Nous sommes un Etat souverain. Nous faisons ce que nous voulons de nos socialistes, de nos pacifistes, de nos juifs et nous n’avons à subir de contrôle, ni de l’humanité, ni de la Société des Nations ». Le poète et dramaturge Bertolt Brecht réagit aussitôt par ces vers : « Deutschland, bleiche Mutter / Allemagne, mère blafarde, Comment tes fils t’ont-ils arrangée / Toi, la risée ou l’épouvante ! ».

 Quant à l‘OIT, l’Allemagne s’en retira également[2] mais plus discrètement et sa démarche précéda de peu celles, principalement, de l’Autriche, de l’Italie, du Japon et de l’Espagne, qui toutes ne réintégrèrent l’Organisation qu’après les hostilités. Ces retraits allaient, des années durant, sévèrement obérer les ressources financières de l’OIT. De fait, l’Allemagne et le Japon ne reprirent le paiement de la contribution qu’en 1951, la Russie qu’en 1954 et l’Espagne qu’en 1956.

La suite des événements confirma immédiatement les pires appréhensions. En novembre 1937 fut signé le « pacte d’acier » unissant l’Allemagne, l’Italie et le Japon. Les années 1938 et 1939 basculèrent dans le pire, avec les accords de Munich. Hitler envahit la Pologne le 1er septembre 1939 et la France et l’Angleterre entrent en guerre contre l’Allemagne. En 1940, la Norvège, le Danemark, les Pays-Bas, la Belgique, le Luxembourg ont capitulé et la France se divise en deux zones après avoir été forcée d’accepter un armistice.

Dans la caisse de résonance qu’était devenue Genève, les milieux internationaux, les médias ainsi que l’opinion publique prirent immédiatement conscience de l’imminence d’un conflit majeur menaçant la démocratie. La Suisse même, en dépit de sa neutralité établie depuis le serment du Grütli de 1291, ne risquait-elle pas d’être encerclée ou envahie ?

 Réactions de l’OIT

Face à ces évènements comment réagirent les dirigeants qui se succédèrent alors à la tête de l’OIT et parvinrent ainsi à sauver l’Organisation, son éthique et son personnel ?

Représentons-nous tout d’abord le lieu où furent prises les premières décisions : le BIT n’occupait plus le bâtiment initial (La Châtelaine, l’Ecole Thudichum) de l’avenue Appia (aujourd’hui le siège du CICR) où s’était installé Albert Thomas après son élection comme Directeur à la Conférence internationale du Travail de Washington en novembre 1919[3] mais, depuis I926, le bâtiment édifié par un architecte lausannois dans un style néo-classique en bordure de la rive droite du lac, rue de Lausanne. Ce bâtiment, inauguré en 1926, est depuis le transfert en 1974 du BIT dans le nouveau bâtiment au Grand-Saconnex le siège de l’Organisation mondiale du commerce.

 Il est également nécessaire de rappeler les deux premières décennies du BIT en évoquant brièvement la vie et l’œuvre de notre premier directeur, Albert Thomas. Né en 1878 à Champigny-sur-Marne, une ville de la grande banlieue parisienne, dans une famille nombreuse dont le père est boulanger, il étanche sa soif d’instruction à la lueur du fournil; il fréquente ensuite le lycée Michelet de Vanves où il obtient le premier prix d’histoire et géographie au concours général ; il est reçu premier à l’Ecole normale supérieure comme à l’agrégation d’histoire tout en obtenant un doctorat en droit, avant de se lancer dans la rédaction d’une histoire du syndicalisme allemand, ainsi que du Second Empire. C’est à cette époque qu’il rencontre Blum et Péguy, respectivement animateurs de La Revue blanche et des Cahiers de la Quinzaine ainsi qu’Arthur Fontaine, le futur Président du Conseil d’administration du BIT de 1919 à 1931 et chef du groupe gouvernemental de l’OIT.

En second lieu, sa période politique : il devient conseiller municipal, maire, puis député. En cette dernière qualité, il participera en octobre 1919 aux débats portant sur la ratification par la Chambre du Traité de Versailles. Sa ratification fut obtenue par 372 voix contre 72, lui-même s’abstenant, vraisemblablement – Ghebali n’en parle pas – afin de ne pas élargir la fracture ouverte dans son propre parti, la SFIO, entre réformistes et partisans de Léon Blum, fracture qui se radicalisera en scission fin 1920 au congrès de Tours. Blum, son adversaire déterminé, se réjouira d’ailleurs de voir Thomas s’éloigner à Genève.

Auparavant le président du Conseil René Viviani, satisfait du rapport d’inspection de la défense nationale qu’il lui avait confiée, avait créé pour lui en mai 1915 un sous-secrétariat d’Etat à l’artillerie et à l’équipement militaire, élargi un an plus tard, sous les présidences de Briand puis de Ribot, par sa nomination comme ministre de l’Armement et des Fabrications de guerre. Désormais, proclamant haut et fort son slogan « A la paix par la guerre », tous ses efforts se concentrèrent sur la métallurgie, désormais contrôlée par l’Etat, dont la main-d’œuvre fut triplée, de même que la production quotidienne d’obus, qui passa de 36.000 à 100.000. Il veilla toutefois à adoucir de tels efforts par des mesures protectrices comme l’interdiction du travail de nuit pour les femmes (qui représentaient le quart du personnel), la réduction des différences salariales hommes/femmes, l’arbitrage obligatoire dans les revendications salariales, la représentation des ouvriers. Rien d’étonnant donc à ce que le premier Directeur – élu lors de la première Conférence du BIT à Washington en octobre 1919 « pour son enthousiasme et son dynamisme » – ait fait figurer de telles préoccupations dans 27 des 33 premières conventions de l’OIT qu’il eut à promouvoir.

Vingt ans plus tard, on devra le sauvetage de l’Organisation à d’autres grands noms, parmi lesquels John G. Winant[4] (Etats-Unis), ami personnel du Président Roosevelt, qui lui confia la direction du programme de sécurité sociale du New Deal ; il fut élu trois fois gouverneur du Wisconsin, qu’il dota d’une législation sociale ; Harold Butler (Grande-Bretagne), esprit brillant, licencié ès lettres, excellent diplomate et orateur, théoricien de la fonction publique internationale, adjoint puis successeur de Thomas en 1932 ; corédacteur de la partie XIII du Traité de Versailles sur le Travail, il a également participé, lors de la 26e CIT en mai 1944, à la célèbre formulation de la Déclaration de Philadelphie : « le travail n’est pas une marchandise », inscrite depuis lors dans la Constitution de l’OIT. Edward J. Phelan (Irlande), licencié en physique, un des auteurs de la Constitution de l’OIT, collaborateur étroit d’Albert Thomas, sous-directeur-adjoint en 1939 et successeur de Winant de 1941 à 1948.


Wilfred Jenks

Au niveau opérationnel, un autre nom s’impose : celui de Wilfred Jenks, juriste de réputation internationale depuis sa sortie de Cambridge, co-auteur avec Phelan de la Déclaration de Philadelphie, artisan principal des normes internationales du travail et parfait connaisseur des forces et des faiblesses de l’Organisation, Directeur général de 1970 jusqu’à sa mort en 1973.

C’est donc avec justesse qu’en février 1939 le Conseil d’administration confia à Wilfred Jenks la direction d’une commission chargée de définir les mesures à prendre en cas d’urgence. Parmi celles-ci, la compression du nombre de postes paraissait la première à devoir s’imposer, en raison de la crise financière qu’annonçait le départ d’une demi-douzaine d’Etats développés : furent alors décidées la suppression de 44 postes permanents, la suspension des contrats des fonctionnaires rappelés dans leur armée respective – les effectifs passant de 498 à 316 – ainsi que la réduction de 15% des dépenses du budget précédent, tout en maintenant le même niveau d’activités. Ces décisions reçurent le soutien de principe des trois groupes, tant à Genève que lors de la conférence régionale de La Havane de 1939, malgré le refus constant du groupe des employeurs d’approuver le budget correspondant.

Parallèlement, des démarches auprès du Quai d’Orsay furent entreprises pour le cas où l’Allier, et plus précisément Vichy, « constituerait un refuge proche », cette hypothèse s’expliquant par les atouts logistiques de la station thermale (capacité d’hébergement, disponibilité immédiate de bureaux, réseau téléphonique), ces mêmes atouts qui la feront choisir par le gouvernement de Pétain. La situation s’aggravant, il ne s’agissait plus que de la location pour un an du pavillon Sévigné, destiné au repli de 50 fonctionnaires en cas d’invasion de la Suisse. Le gouvernement dirigé par Pétain s’étant installé à Vichy en juin 1940, John G. Winant prit la décision d’un départ rapide hors de Suisse.

De leur côté les autorités confédérales de Berne, très ancrées sur la défense de leur neutralité et craignant de perdre la plus prestigieuse des deux organisations dont le siège avait été fixé à Genève, oscillèrent entre l’exigence du maintien de tout le personnel du BIT à Genève, comme de la SDN dont le BIT fait partie (art. 392 et 397 du Traité de Versailles), et la menace d’un ultimatum d’expulsion totale et immédiate de nos fonctionnaires en cas d’invasion de la Suisse. Winant fit valoir avec une remarquable force de persuasion la « parfaite légalité du transfert temporaire du personnel strictement indispensable », au « Centre de travail » à Montréal, étant entendu que serait maintenu à Genève le Bureau per se avec quelques fonctionnaires responsables pour la liaison et les archives.

 Le contre-exemple de la Société des Nations

La qualité de ces remarquables dirigeants du BIT fait ressortir le rôle désastreux de Joseph Avenol (France), secrétaire général de la Société des Nations en poste de 1933 à 1940, jugé par son personnel « the wrong man at the wrong place in the wrong time ». Par sympathie affichée pour les puissances de l’Axe, il refusa en juin I940 le refuge offert à la SDN par l’université de Princeton, afin de ne pas manquer l’occasion de refonder cette organisation sur un noyau groupant l’Allemagne nazie, la France vichyste, l’Espagne franquiste et l’Italie fasciste.

Ayant purgé le personnel de la SDN des réfractaires à l’Ordre nouveau, il fit perdre à son organisation 85% de ses effectifs – et notamment la totalité des fonctionnaires britanniques – et des recettes de ses publications. Revenu en France en 1940, il proposa sans succès ses propres services à Pétain. A la conférence de San Francisco qui, en mai 1945, fonda les Nations unies sur les décombres de la SDN, sa présence fut bien évidemment jugée indésirable.

 Préparatifs du départ du BIT

Revenons au BIT, lieu alors d’interminables discussions internes et externes concernant le pays et le lieu possible de transfert d’un nombre de fonctionnaires strictement indispensables. En l’occurrence, le mot même de choix est inapproprié, les quelques noms avancés se heurtant à une objection matérielle ou politique : San Miguel, île des Açores portugaises, fut écarté, du fait de son exiguïté et de son éloignement ; Londres était situé au cœur du conflit ; les USA furent réticents à proposer Washington, en raison du refus probable du Sénat d’octroyer des immunités à la moitié du contingent, qui provenait de pays belligérants ; l’Amérique latine ne fut pas retenue, malgré sa proximité et le fait qu’étant le seul sous-continent décolonisé de longue date et réparti en une vingtaine d’Etats, elle était particulièrement propice à de nombreuses activités, jusque-là délaissées.

Il fallut attendre juin 1940, pour que, grâce aux bons offices de la Grande-Bretagne, John Winant puisse opter pour le Canada, ce qui permettait d’aider à renforcer la politique sociale en Amérique du Nord, en raison de son niveau de développement et de la qualité de ses gouvernants démocrates. Montréal, ville considérée « bilingue comme Genève », s’avéra ainsi la seule solution qui d’emblée convint à chacun. En août 1940, cette décision fut officialisée par le Directeur général, qui informa tous les pays membres du transfert imminent à Montréal, et ce malgré l’impossibilité d’obtenir l’accord du président du groupe des travailleurs, ce que l’on appela « le coup de dés de Winant ». Enfin, la question des privilèges et immunités fut réglée sans problèmes par le gouvernement canadien en août 1941.

Sur les 63 fonctionnaires volontaires au départ 40 furent retenus, de 18 nationalités, soit 8% du personnel total. Tous les autres contrats furent suspendus (notamment ceux des rappelés) ou résiliés, les indemnités statutaires dues étant échelonnées sur plusieurs années.[5]

Départ de Genève pour Lisbonne, traversée de l’Atlantique et installation à Montréal

Le départ groupé du BIT des fonctionnaires retenus et de leur famille se fit en octobre 1940, pour un voyage de cinq jours par train et autocar. Il ne rencontra aucune difficulté au passage des frontières, même de l’Espagne, interdite à la SDN en raison de son attitude durant la guerre civile, et du Portugal.

Le groupe dut attendre un mois à Lisbonne le navire grec, pays rallié aux Alliés (on peut en voir les photos sur internet), ainsi qu’en raison des ultimes négociations que dut entreprendre Tixier, Directeur adjoint et émissaire du BIT, auprès du gouvernement de Vichy, opposé au départ pour le Canada ou tout autre pays belligérant de tout fonctionnaire français.

Le groupe du BIT débarqua à New York, avant de poursuivre en train jusqu’à Montréal, les Français devant rester aux Etats-Unis, au moins provisoirement, vu l’interdiction de Vichy. Le reste du groupe s’installa dans une chapelle désaffectée de l’université McGill. (En 1967, les participants à la conférence régionale d’Ottawa – à laquelle j’ai pu me joindre avec mon homologue après ma première mission d’expert au Chili – eurent l’occasion de découvrir avec émotion ces lieux chargés de notre histoire.)


John G. Winant

En 1941, John Winant, connu pour sa réputation de fonceur, estimant avoir réussi le transfert à Montréal, quitta le BIT pour devenir ambassadeur des USA à Londres. Edward Phelan, son adjoint, lui succéda jusqu’en 1948. Deux articles, « The ILO sets up its wartime centre in Canada » et « The ILO turns the corner », dans Edward Phelan and the ILO (BIT, 2009) donnent une excellente description de cette période difficile.

Le Centre de travail du BIT à Montréal

Bien qu’ayant perdu les deux-tiers de son rayon d’action habituel et déplacé de l’Europe aux Amériques son point d’ancrage, le BIT parvint à maintenir un niveau satisfaisant de fonctionnement, grâce principalement à ses ressources budgétaires et au fait que le groupe des employeurs, qui opéra son revirement lorsqu’il réalisa l’importance du BIT dans un contexte de guerre, approuva chaque année le budget. Ces ressources provenaient pour trois-quarts du Commonwealth, des USA, de l’Inde et de la Chine, que l’OIT parvint à se faire verser directement, sans plus passer par la SDN. Ces facteurs permirent la croissance du personnel, qui passa de 70 fonctionnaires en 1941 à 143 en 1944. L’existence d’un réseau de dix bureaux nationaux de l’OIT joua pour sa part un rôle d’appoint administratif appréciable.

La composition de l’OIT resta stable : sur 57 Etats membres en 1939, on en comptait 52 en 1944, malgré les retraits (temporaires) de l’Allemagne, de l’Italie, de l’Espagne, de l’URSS et du Japon. Les assemblées restèrent importantes mais se réunirent moins fréquemment : parmi les plus notoires, citons la Conférence d’octobre 1941 à New York, ville choisie pour faire bénéficier les USA (admis en 1934) de l’expérience du tripartisme existant parmi ses membres plus anciens ; 34 pays y participèrent, incluant les huit gouvernements en exil à Londres (Pologne, Tchécoslovaquie, Yougoslavie, Norvège, Pays-Bas, Belgique, Luxembourg, Grèce, dont cinq étaient au CA) ; durant cette Conférence, le délégué de la France vichyste à Washington tenta en vain d’empêcher l’intervention du représentant de la France libre, envoyé par de Gaulle. Phelan obtint par ailleurs d’étendre la compétence de l’OIT à la reconstruction économique et sociale et au rassemblement et à l’analyse des plans y relatifs de 20 pays, selon l’art. 10 de la Constitution ; cette CIT se termina à la Maison Blanche, où le président Roosevelt reçut ses hôtes. Cinq conférences maritimes se tinrent à Londres.

Enfin, l’assemblée symboliquement la plus importante, la 26e CIT, tenue en mai 1944, adopta à l’unanimité la Déclaration dite de Philadelphie concernant les buts et objectifs de l’OIT, élaborée par Phelan et Jenks, considérée comme le texte le plus marquant depuis la fondation de l’OIT, qui sera annexé à la Constitution[6].


Le Centre de travail du BIT à Montréal

En matière législative, durant cette période, deux des trois procédures habituelles furent modifiées : l’adoption de nouvelles normes fut suspendue, tandis que la ratification des conventions existantes prit un nouvel élan, visible dans 18 pays d’Amérique latine ; enfin, le contrôle de leur application effective par la Commission d’experts pour l’application des conventions et recommandations, créée en 1926, fut assoupli par un système d’informations plus sommaires, fournies par les pays concernés, avec un taux de réponses de 60%.

Activités effectives

La capacité du Bureau à mener des activités à caractère quasi-judiciaire (observations, sanctions et non condamnations) n’a pu ou dû être exercée. Pour mémoire, rappelons que trois organes relèvent de ce type : la Commission d’experts précitée, la Commission d’enquête prévue par la Constitution (art. 26 ), statuant sur les plaintes d’Etat contre Etat, ainsi que le Tribunal administratif de l’OIT, organe de caractère prud’homal traitant des plaintes de fonctionnaires internationaux contre leur employeur – cette fonction passera de la Société des Nations à l’OIT à la suite de la dissolution de la SDN décidée à San Francisco en juin 1946 et sa compétence sera élargie alors au personnel de l’ONU et des nombreuses organisations dites spécialisées : entre autres UNESCO éducation, OMS santé, FAO alimentation, créées après la guerre; en matière de violation des droits syndicaux, le Comité de la liberté syndicale ne sera créé qu’en 1951.

L’article III de la Déclaration de Philadelphie (« obligation de seconder la mise en œuvre de programmes ») prévoyait que des conseils techniques seraient fournis aux pays membres, activité qui prendra un essor spectaculaire après la guerre sous le nom de coopération/assistance technique, financée en grande partie par le PNUD. A l’époque, ils se sont limités au seul domaine de la sécurité sociale. Trois spécialistes tchèques ont ainsi couvert depuis Montréal 19 pays, principalement latino-américains, dont le Chili, à la demande du ministre du Travail et de la Santé, le docteur Salvador Allende.

Dans le même domaine, le BIT aida la Grande-Bretagne à mettre au point le Plan Beveridge, et la France libre établie à Alger à réviser totalement la Charte du travail du gouvernement de Vichy. Par ailleurs, le membre du groupe des travailleurs du CA, le Belge Rens, futur Directeur général adjoint, lança avec succès le plan de développement andin dans quatre pays du sous-continent.

Le BIT n’a pas pu organiser de conférence régionale d’Amérique Nord et Sud comme à La Havane en 1939. Mais – fait plus important – il a, par ailleurs, participé en observateur, comme notamment les USA, la Grande-Bretagne et la France, aux conférences de Dumbarton Oaks (Washington, DC) et de Bretton Woods (Arkansas, juin-juillet 1944) qui créèrent le FMI et la Banque mondiale, précurseurs de la mondialisation économique.

Le BIT, qui n’y avait donc été invité qu’à titre d’observateur et sans participation syndicale, ajouta à ses protestations son vif étonnement que l’objectif du plein emploi n’y fût nullement mentionné. Il fallut en réalité trente ans pour que la stratégie de ces deux organisations, telle que préconisée et précisée par la Conférence mondiale de l’emploi du BIT (1976), change de position. Une délégation tripartite participa à la Conférence de San Francisco (juin 1945) qui fonda l’ONU et fit de l’OIT la première agence spécialisée (malgré l’opposition de la Russie, hostile au tripartisme) et adopta la Charte des Nations Unies. Trois ans plus tard, réunie à Paris, l’ONU poursuivra cette tâche législative fondatrice en adoptant la Déclaration universelle des droits de l’homme qui inclut, en plus des droits civils et politiques, les droits économiques, sociaux et culturels que traitent pour sa part l’OIT dans des conventions sur le droit au travail, l’égalité de salaire et la liberté syndicale. Enfin, sur ces deux groupes de droits, l’ONU adopta en 1966 deux Pactes, ratifiés par les trois-quarts de la planète, soulignant le caractère fondamental de ces droits et la possibilité d’en sanctionner les violations.

Par ailleurs, des réunions techniques à caractère thématique furent organisées, comme la réunion interaméricaine de 1942 au Chili sur la sécurité sociale, et celle groupant dix pays à Montréal en 1943 sur l’internationalisation du modèle de sécurité sociale, qui ouvrit la voie à la CIT de Philadelphie (1944), qui la rendra obligatoire. En matière d’information, le bilan fut très positif : le service de presse toucha 700 journaux et revues canadiens et américains, le chiffre de vente des publications doubla (à titre de comparaison, les publications de la SDN tombèrent à 10%). La poursuite des publications – qui portèrent notamment sur les plans nationaux de reconstruction – fut appréciée, en particulier l’Annuaire des statistiques du travail et la Revue internationale du Travail, qui fit même l’objet d’une édition-pirate en allemand, barrée d’une croix gammée.

Par contre, les dirigeants de l’OIT ont été conscients de l’impréparation de leur Organisation à entreprendre des activités de recherche sur les instruments d’une politique sociale intégrant les dimensions économiques internationales qu’ils avaient prônées, mais que les ministères du Travail n’avaient pas l’habitude de traiter. En effet, durant sa première décennie d’existence, le programme de recherche du BIT s’était limité, avec succès, à la récolte et à la publication de statistiques sur l’emploi et le chômage, grâce au recrutement de spécialistes confirmés.

 Retour à Genève en 1945

Le retour à Genève du personnel de Montréal se fit par vagues successives au cours de 1945. Partis pour Montréal à 40 ils en revinrent à 150. Dans ses mémoires, Francis Blanchard date de 1948 le rétablissement complet du Bureau à Genève.

Depuis lors, on constate l’absence de tout groupe, même informel, « d’anciens de Montréal ». Cette épreuve à hauts risques ne sera jamais évoquée. Vingt-cinq ans plus tard, au départ de David Morse (Directeur général de 1948 à 1970), le personnel du Bureau sera passé de 140 à 1500 fonctionnaires, plus un même nombre d’experts dans des projets de coopération technique sur le terrain ; aujourd’hui (au 31 décembre 2016) il s’établit à 2903 membres du personnel dans le monde : 1155 au siège (dont 216 avec contrat CT) et 1748 dans les bureaux extérieurs (dont 970 avec contrat CT).


David A. Morse

Atouts du BIT

La réussite remarquable du BIT durant les années de guerre tient à de nombreux atouts et facteurs :

  1. les atouts de base : un crédit inentamé, ne serait-ce que par comparaison avec la SDN; sa large composition, incluant les Etats-Unis ; le contact direct et permanent avec l’opinion publique, grâce à son tripartisme ; une préparation adéquate à l’état de guerre ;
  2. les facteurs endogènes : une approche souple, non légaliste, des problèmes ; le sens de la prévision ; des dirigeants d’exceptionnelle valeur ; l’esprit de corps du personnel ; le succès des conférences de New York et de Philadelphie ; la motivation des délégués ;
  3. les facteurs exogènes : l’affaiblissement de la SDN ; la coïncidence entre l’idéal social de l’OIT et l’idéologie des Etats membres engagés dans la guerre ; l’engagement de l’OIT en faveur des Alliés.

C’est ainsi que Roosevelt a pu dire : « L’OIT a effectué la synthèse des aspirations d’une époque marquée par deux guerres mondiales », ou Winant, son compatriote : « Le transfert nous a apporté liberté de pensée, de réunion et de mouvement ».

[1] Hitler accède en janvier 1933 au poste de chancelier et après la mort du Président Hindenburg en 1934, il se déclare chef d’Etat d’Allemagne, « Führer ».

[2] Elle signifia son retrait en novembre 1933, effectif en 1935.

[3] Pour l’élection d’Albert Thomas voir l’article de Bramsen  ci-dessus.

[4] Pour John G. Winant, voir les articles de Carol Riegelman-Lubin ci-dessus.

[5] Voir l’article dans Message no 35-36 par Carol Riegelman Lubin : ci-dessus.

[6] Voir aussi article sur la Conférence à Philadelphie ci-dessus.


John Gilbert Winant, 3e Directeur du BIT / Carol Riegelman Lubin

Il m’a été demandé d’écrire une notice biographique de John Gilbert Winant2 (connu sous le nom de Gil par ses amis et de Gouverneur par ses supporters politiques) car peu nombreux sont ceux parmi les fonctionnaires ou les anciens du BIT qui se souviennent de sa personnalité ou de son oeuvre. Je l’ai rencontré pour la première fois durant l’été 1934, lorsque, juste après l’adhésion des Etats-Unis à l’OIT, Harold B. Butler, le Directeur du BIT, lui offrit le poste de Sous-Directeur et me demanda de lui présenter cette Organisation et de le convaincre d’accepter.

Pourquoi Butler m’avait-il choisi, moi, un assistant-chercheur de 25 ans à la Fondation Carnegie pour la Paix internationale ? La réponse était que je faisais partie du nombre très restreint de citoyens américains qui connaissaient tant soit peu I’OIT et que Butler me connaissait bien.

Durant l’été 1930, à la fin de ma première année au Smith College, j’avais effectué une recherche au BIT pour la « dissertation » que j’avais à présenter pour passer en Senior. Je passais d’abord plusieurs semaines à me renseigner auprès de fonctionnaires du BIT, tels que Urwick et Spates à l’Institut international de Management, Richardson et Ellison du BIT même et bien d’autres encore dont les suggestions recouvraient des sujets aussi divers que l’histoire de la Convention sur les congés de maternité ou bien la comparaison du travail de la SDN et de I’OIT en matière d’économie. A ce point-là, Pône, Clottu et De Maday, me prirent en charge et décidèrent que j’allais étudier l’évolution du Règlement du BIT. Cela se traduisit par un été très chargé durant lequel je partageais mon temps entre le BIT et des conférences à la « Zimmern lnternational Summer School » (tous les détails sur cette période se trouvent dans un journal que j’ai tenu durant cet été).

Je retournais au Smith College en septembre 1929. En relisant mes notes, je réalisais que des renseignements détaillés sur l’origine de I’OIT me faisaient défaut. Dès les vacances de printemps, je rendis visite au bureau de James T. Shotwell, professeur d’histoire à la Columbia University et administrateur du Fonds Carnegie pour la Paix internationale. Je savais qu’il avait été membre de la Délégation des Etats-Unis à la Conférence de la Paix, qu’il avait fait partie de la Commission qui avait écrit les Statuts de I’OIT et avait été le représentant des Etats-Unis au Comité fondateur de I’OIT. Il m’ouvrit tous ses dossiers – j’étais la première personne qui lui ait jamais demandé d’y avoir accès – et fut amusé et intéressé par mes questions (c’était la première fois que je voyais des documents originaux). Il me demanda de lui envoyer mon texte quand il serait fini et de venir le voir après ma remise de diplôme. C’est ce que je fis. Il me dit alors qu’il avait décidé d’écrire l’Histoire des origines de I’OIT et me proposa d’être son assistant pour la recherche. Commencèrent alors cinq années d’un apprentissage heureux au cours desquelles je rencontrais tous les dirigeants de I’OIT et la plupart de ses fondateurs. Nous avons même utilisé ce livre, encore au stade de correction sur épreuve, pour la discussion au Congrès sur I’adhésion des Etats-Unis à l’OIT. Durant la publication des deux volumes de cette étude j’ai eu l’occasion de rencontrer Albert Thomas et de travailler avec Butler. Shotwell n’était pas seulement un ami intime de Butler depuis qu’ils avaient travaillé ensemble à la Conférence de la Paix, il était aussi son lien le plus étroit en matière de relations Etats-Unis/OIT.

Avec une telle expérience à mon actif il était normal pour Butler de me demander de « briefer » Winant sur I’OIT (il suggéra également que si Winant était d’accord, je devrais venir avec lui à Genève en tant qu’assistant. Je n’ai jamais su si Winant était au courant de cela quand il m’invita plus tard à me joindre à lui). Winant etait alors Gouverneur sortant du New Hampshire (la Constitution du New Hampshire interdit plus de 2 mandats consécutifs) et avait dit à Butler qu’il ne lui serait pas possible de lui donner une réponse définitive avant plusieurs mois. Après une longue entrevue (dans l’appartement de sa femme à New York) il me dit que nous resterions en contact pendant qu’il analysait la situation. Il me sembla que la meilleure occasion pour lui parler cet été là était à un concours canin – ou il présentait des Bull Terriers (sa femme élevait et présentait des West Highlands Whites) et où je présentais un Cairn Terrier et un Old English Sheepdog. Pour la plus grande frustration de Butler, il lui fallut plus de six mois pour prendre une décision.

Une fois que Winant eut décidé d’entrer au BIT, il y eut encore de longues discussions sur le calendrier et les responsabilités qui lui seraient confiées. Il fut finalement décidé qu’il arriverait à temps à Genève pour le Conseil d’Administration et la Conférence internationale du Travail de 1935. Il me demanda de me joindre à lui en tant qu’assistant personnel. Il invita également la fille d’un de ses très proches collègues du New Hampshire, Abbie Rollins3, étudiante en doctorat à Yale à se joindre à son équipe pour l’été. Sa secrétaire personnelle, Mary Healy4, qui travaillait avec lui depuis le temps où il était administrateur et professeur à la St Paul’s School, le rejoindrait plus tard dans l’été, de telle sorte que M. et Mme Winant, leur fils John, Abbie et moi sommes partis ensemble sur le même bateau pour Genève en tant que première délégation américaine officielle à la Conférence internationale du Travail5.

Le voyage fut une révélation pour nous tous ! D’abord sur le plan personnel, Abbie et moi (25 et 26 ans) décidâmes que nous devions savoir ce que Winant attendait de nous et que puisque je connaissais I’OIT et qu’elle avait une bonne expérience de son entourage, nous nous diviserions le travail en fonction de nos spécialités respectives. Nous lui fîmes part de nos réflexions qu’il s’empressa de retourner. Ayant eu une excellente formation grâce à Shotwell, je lui demandais alors si nous devions tenir un procès-verbal ou un journal de nos réunions, entrevues, etc., ou s’il nous dicterait un résumé. Réponse : « Bon Dieu, mes enfants, ne savez-vous donc pas qu’un homme politique n’écrit jamais rien ! » En fait, comme je m’en rendis compte très vite, il écrivait tout sur des bouts de papier, qu’il fourrait dans sa poche pour les repasser après à Marie (sa secrétaire). Winant fut toujours un patron compliqué car il ne faisait aucune distinction entre relations personnelles et relations officielles. Il s’intéressait réellement à la vie personnelle de son entourage et en attendait la même attention au travail que pour tout le reste. Une fois, bien des années après, Averell Harriman, qui était alors Gouverneur de l’Etat de New York, me demanda comment cela était de travailler pour Winant et, sans trop réfléchir, je répondis « plus ou moins comme avec vous ». Et me mordis la langue car j’allais continuer « quand vous préparez un discours, vous pinaillez des heures sur un mot, pour que tout soit parfait et après cela ni lui ni vous ne réussissez à le lire correctement ». En fait je répondis « mais, la différence principale est que vous, vous nous réveillez à 6 heures du matin pour parler politique et lui, n’hésite pas à nous tenir bien après minuit ! »

Plus sérieusement, pour en revenir à 1935, la délégation tenait chaque jour des réunions auxquelles nous étions invités, afin de préparer leur future position à Genève en se basant sur une documentation très complète. Le BIT n’avait donné aucune information particulière et ce n’est que par l’intermédiaire de la délégation américaine qu’il apprit ce qui serait discuté lors de la Conférence ainsi que ce que signifierait pour les Etats-Unis d’adopter la Convention sur la Semaine de Quarante Heures. Durant le voyage, Charles Wyzanski, Conseiller juridique du Ministère du Travail, avait reçu un télégramme l’informant de ce que la Cour suprême avait déclaré le NRA6 « National Industrial Recovery Act » inconstitutionnel, ce qui invalidait, par conséquent, les lois sur les salaires et la durée du travail aux Etats-Unis. L’adoption de la semaine de 40 heures par I’OIT pourrait ainsi être utilisée dans la bataille en vue de réduire les heures de travail.

Ce ne fut que dans le train du Havre à Paris que Winant prit connaissance du rapport du Conseil d’Administration7 précisant qu’il aurait à prêter serment devant le Conseil d’Administration de s’engager à ne rendre compte à personne d’autre qu’au Directeur général du BIT8 et cela, sur papier à en-tête conjointe9. Winant était furieux et Charles Wyzanski, le Conseiller juridique du Ministère du Travail était d’accord avec lui qu’il ne devait pas prêter un tel serment. A son arrivée à Paris, je l’emmenais à la Fondation Carnegie pour la Paix internationale pour prendre l’avis de Malcolm Davis, un bon ami favorable depuis toujours aux institutions internationales. Nous téléphonâmes à Butler de la Fondation, ce fut une longue discussion au cours de laquelle Winant menaça de repartir pour les Etats-Unis. Finalement, il fut décidé que nous resterions à Paris jusqu’à la fin de la réunion du Conseil d’Administration et n’arriverions à Genève qu’après le début de la Conférence !

La Conférence de 1935 constitue un repère dans l’histoire de I’OIT, avec la participation à la fois des Etats-Unis et de I’URSS10 pour l’adoption de la Convention No 47 sur la semaine de 40 heures. Pour Winant, c’était une véritable expérience, à la fois en ce qui concerne la bureaucratie intérieure au Bureau et la difficulté d’utiliser l’outil du compromis internationalement et dans des langues differentes.

Tout de suite après la Conférence tous les cadres supérieurs et dirigeants partirent en vacances et Winant se retrouva soudain en charge d’une fonction qu’il ne connaissait pas vraiment. Ses méthodes informelles et sa politique de la porte ouverte étaient une nouveauté pour la plupart de ses collègues et, en plus, sa méconnaissance totale du français ne l’aidait pas. Mais, il apprit très rapidement à reconnaître sur lesquels il pouvait compter. Toutefois, un mois après son arrivée, le Président (des Etats-Unis) le rappelait pour lui confier un poste de haut niveau dans l’Administration. Le choix offert était entre la Présidence du Conseil national des Relations du travail et celle du Conseil de la Sécurité sociale. Après un échange de télégrammes avec le Ministre, Winant décida de contacter son chef au BIT – Harold Butler – pour avoir son opinion mais il était en vacances quelque part en France sur la côte. Ayant finalement réussi à l’atteindre, celui-ci lui exprima ses regrets de le perdre mais lui conseilla de se rendre aux Etats-Unis pour étudier la situation et prendre ensuite une décision.

Durant la courte période initiale durant laquelle Winant avait été à Genève, il avait eu la responsabilité non seulement des relations avec les Etats-Unis, mais aussi de la première Conférence du Travail des Etats américains membres de I’OIT qui devait se tenir à Santiago, au Chili, du 2 au 14 janvier 1936 et de la préparation de la Conférence sur le Textile devant se tenir à Washington (2-17 avril 1937). Cela l’intéressait particulièrement car il avait été un arbitre clé en matière d’industrie textile aux Etats-Unis quand il était Gouverneur. Un de ses premiers mouvements fut de réorganiser le Bureau du BIT de Washington et de faire nommer à sa direction une de ses anciennes collègues Ethel Johnson (connue sous le surnom de « Blue Bird » )11. Il avait ainsi un « Bureau de liaison officieux » (avec le BIT ndtr) durant sa période aux Etats-Unis en tant que Président du Conseil de la Sécurité sociale. Durant toute cette période, Winant ne perdit jamais contact avec le BIT. Lors d’un de ses passages aux Etats-Unis, Butler réalisa avec quel intérêt Winant suivait le travail du BIT et lui demanda même de veiller sur le bureau de Washington ! Sur le plan technique, Winant utilisa le BIT pour l’aider à créer le système américain de Sécurité sociale. Il fit venir Adrien Tixier (Sous-Directeur du BIT en 1937), alors chef du Département de la Sécurité sociale et plusieurs membres de son service à Washington pour conseiller le nouveau Conseil de la Sécurité sociale américaine. Winant revint à Genève en 1936 en tant que chef de la Délégation américaine à la 20ème Session de la Conférence internationale du Travail dont il fut élu Vice-Président. En 1937, il présida la Conférence du Textile qui se tint à Washington, cette fois encore en tant que Délégué de la Délégation US. Pendant toute cette période, je lui écrivais chaque semaine bien que cela ait été plus à titre personnel qu’officiellement. Quiconque avait travaillé pour Winant le considérait comme son « patron » pour le reste de sa vie ! Mes lettres, je m’en souviens, traitaient autant du personnel, des activités du bureau du Commissaire américain au travail, du Consulat et des développements politiques de la SdN que des activités propres du BIT.

En 1937, lors du départ de Winant du Conseil de la Sécurité sociale (décision de politique interne aux Etats-Unis hors du propos dans cet article) Butler le convainquit de revenir au BIT comme Sous-Directeur12, avec la promesse (faite à titre privé) qu’il avait l’intention de démissionner avant la fin de son terme (fin 1942) et ferait tout ce qui était possible pour qu’il lui succédât. Durant la période où il fut Sous-Directeur, Winant concentra ses efforts sur l’amélioration des capacités techniques du BIT dans le domaine économique et sur le renforcement de ses relations avec les Amériques et spécialement avec I’Amérique latine et les pays de la région Caraïbe, dont certains n’étaient pas membres de I’OIT. Cela signifiait qu’il était souvent hors de Genève et par conséquent restait assez peu connu du personnel en général. Winant commençait généralement assez tard le matin et restait au bureau très tard dans la nuit. Ceux qu’il connaissait le mieux étaient donc ceux qu’on avait des chances de trouver encore dans leur bureau après 7 et même 8 heures le soir. Malgré sa timidité personnelle, Winant aimait les contacts informels avec ses collègues et avait l’habitude de les convoquer pour discuter un problème ou un autre et de les garder avec lui pour de longues heures même s’ils étaient attendus ailleurs !

Un de ses passe-temps préférés pour se relaxer, à cette époque, était de faire de longues pauses-déjeuner pour visiter des maisons dans les villages autour de Genève et de trouver ou il voulait vivre. Il avait loué un hôtel particulier à Vésenaz-Cologny (du côté du lac opposé au BIT) ou son personnel s’occupait de son fils de onze ans (qui était à l’Ecole internationale de Genève) ainsi que de plusieurs jeunes femmes américaines ayant des contrats de courte durée avec le BIT. Sa femme, pendant ce temps-là, parcourait Genève et les environs dans sa petite Ford et construisait un solide réseau de relations sociales. Les deux autres enfants de Winant étaient en pension et ne venaient à Genève qu’occasionnellement pour les vacances. Winant, comme sa femme, appartenaient à des familles nombreuses et de nombreux parents venaient leur rendre visite à Genève.


John Winant en voyage

Winant était un homme politique instinctif qui attachait une grande importance aux droits humains; l’idole de sa vie était Abraham Lincoln13. Il aimait parler de l’admiration qu’il lui portait pour avoir libéré les esclaves et se fâchait si l’un de nous prétendait que cet aspect du rôle de Lincoln dépendait de la situation économique qui était à l’origine de la guerre civile. Winant commença sa carrière comme professeur d’histoire à l’école de Saint Paul dans le New Hampshire, dont il avait lui-même été un élève. Quand il se lança dans la politique, il fit du porte à porte en tant que Républicain-Libéral pour se faire élire dans un état presque entièrement Républicain-Conservateur. Il collabora avec Roosevelt comme membre républicain du Conseil d’Administration de la Sécurité sociale. Bien que pour le monde entier, il semblait être devenu démocrate, il ne changea jamais de parti même lorsqu’il adopta les principes du « New-Deal ».

A l’approche de la guerre

Avec l’approche de la Seconde Guerre mondiale, la situation internationale se détériorait et, avec l’ascension du fascisme et du nazisme, le rôle de l’Organisation en cas de guerre devint le premier sujet de discussion au Bureau. Cela se traduisait par une fracture très nette entre les « universalistes » ou « neutralistes » et ceux qui voulaient que l’OIT prenne activement position en faveur des futurs alliés et prépare l’avènement d’organisations internationales. Au fur et à mesure que la crise internationale se développait, Butler était confronté à une crise à l’intérieur du Bureau.

Le Directeur du Bureau de Paris était mort en 1937 et le Gouvernement Français insistait pour que Butler nomme Marius Viple à ce poste. Butler qui considérait que Viple ne possédait pas les qualités requises, refusa. Comme son propre gouvernement ne lui accordait pas un appui total dans cette affaire, il décida de démissionner et d’accepter le poste de recteur du « Nuffield College » à Oxford14.

Le 28 avril 1938, il annonça officiellement au Conseil d’Administration son désir d’abandonner son poste de Directeur général et la campagne pour sa succession commença.

La campagne de Winant fut à son image… Il se rendit immédiatement à Washington pour vérifier jusqu’où Roosevelt le soutiendrait sur le plan politique et financier, s’il était élu, ainsi que pour savoir jusqu’où il pourrait compter sur les syndicats et le patronat américains pour soutenir son élection.

Ayant reçu les assurances voulues, il annonça sa candidature et retourna à Genève pour faire campagne. Cette façon d’agir faillit lui coûter son élection, car selon les Statuts du Personnel, il n’avait pas le droit de rechercher l’appui de son gouvernement car cela indiquait qu’il chercherait de la même façon en tant que Directeur, à obtenir l’approbation du Gouvernement américain. Le seul autre candidat était aussi Sous-Directeur, E.J. Phelan, un Irlandais très apprécié qui avait toujours joué un rôle majeur au BIT, et méritait réellement le poste.

Toutefois, la conjoncture internationale en 1938, fit ressortir l’importance d’avoir à la tête du BIT un citoyen américain bénéficiant de l’appui du Président Roosevelt plutôt qu’un Irlandais. Phelan retira sa candidature15 et Winant fut élu par le Conseil d’Administration lors de sa 84ème session le 4 juin 1938 par 28 votes en sa faveur et 2 votes en blanc. En temps de paix, Phelan aurait probablement été élu, mais, dans les circonstances politiques critiques qui suivirent, n’aurait peut-être pas sauvé le BIT comme Winant y arriva. La Conférence de 1938 constitue aussi un autre point de repère.

Ce fut la dernière Conférence de Butler16 comme Directeur et la première de Winant comme Directeur-élu. Les principaux thèmes discutés concernaient la continuation de l’action de I’OIT en cas de guerre, le rôle qu’elle devrait avoir, la mise au point de procédures à appliquer en cas d’urgence (Comité d’urgence du Conseil d’Administration)17 et enfin, l’élection du nouveau CA.

Les Etats-Unis dominèrent toute la Conférence. Frances Perkins, Ministre américain du Travail, présida la délégation comme elle l’avait promis à Butler. Elle avait visité le BIT en 1936, mais n’avait jamais participé auparavant à la Conférence. Elle profita de la session pour mettre l’accent sur le soutien du Président et d’elle-même à l’oeuvre de I’OIT en cas de guerre. Lors de la Conférence de juin 1939, la guerre était imminente. Psychologiquement, la guerre était déjà commencée et chacun se demandait quoi faire par la suite. Cette Conférence fut la seule et unique session pour laquelle Winant remplit la fonction de Secrétaire Général.

Voici la première phrase de son rapport intitulé « Le Monde de l’Industrie et le Travail – 1939 », daté du 10 mai 1939, : « En vous présentant aujourd’hui le Rapport du Directeur général, je ne peux pas faire appel à un avenir serein et, le rappel des résultats obtenus par l’Organisation durant cette année, semble lui-même peu adapté (aux circonstances, ndtr). »

Le préambule se concluait ainsi : « En vous transmettant ce Rapport, je voudrais vous laisser une seule réflexion. En face du BIT une statue symbolise les travailleurs du monde entier. Elle a été érigée à la mémoire d’Albert Thomas et porte, gravée dans la pierre cette phrase : « Ils ne m’ont pas pris ma vie, je la leur ai donnée » Sachons ne pas faire moins que cela… »

Durant cette période, Winant demanda à certains dirigeants du BIT de préparer non seulement ce que le BIT pourrait faire en temps de guerre18 mais de définir qui, parmi le personnel, pourrait être utilisé et où.

A partir de cette requête, un plan de redéploiement du personnel fut développé. Une première liste appelée « A », comprenait le personnel « clé » indispensable qui devrait être conservé en activité et être déplacé vers le Quartier Général temporaire où qu’il soit.

Puis la liste « B », ceux qui pourraient être « mobilisés » sur une base nationale et seraient mis en congé et renvoyés dans leurs pays d’origine s’ils le désiraient.

Les membres de la liste « C » auraient le choix entre un congé non rémunéré ou une mise à la pré-retraite avec la possibilité de reprendre leur activité quand cela deviendrait faisable. La très réduite liste « D » serait composée de ceux qui seraient conservés à Genève pour assurer une permanence. Ces listes (Instruction générale No 8 du BIT le 16/05/1940, avec quelques changements sporadiques) servirent à réaliser le déploiement qui eut lieu en juillet 1940.

Durant la période d’intérim, il fut décidé qu’en cas de besoin, les membres de la liste « A » se rendraient à Vichy (France), et nous tous, de la liste « A », envoyâmes une grande valise de vêtements et une « documentation essentielle » à l’Hôtel de Sévigné à Vichy.

Par la suite, après la capitulation de la France, les affaires personnelles, etc. furent renvoyées à leurs expéditeurs mais la documentation resta là-bas jusqu’à la fin de la guerre et fut alors restituée intacte.

Entre-temps, Winant s’en fut aux Etats-Unis (ainsi qu’à Londres, etc.) afin d’étudier les suggestions des différents groupes concernant les activités en temps de guerre et pour préparer la « Conférence des Etats Membres d’Amérique » devant se tenir à la Havane, Cuba du 21/11 au 02/12/39.

En dépit de la guerre, la Conférence de la Havane fut un succès et constitua une expérience très enrichissante pour beaucoup d’entre nous qui n’avaient pas l’habitude de la courtoisie latino-américaine. Cela eut lieu durant la dictature du Général Batista qui apprécia pleinement cette occasion.

Bien que Winant fut parfaitement au courant du comportement de Batista à Cuba, il le trouva charmant en tant que personne et prit plaisir à sa compagnie19. Quelques mois plus tard, la situation changea complètement avec l’invasion de la Scandinavie et la chute de la Belgique et de la France. Les familles des membres du personnel furent renvoyées dans leurs pays d’origine et nombreux furent ceux qui craignirent l’invasion de Genève.

Je me rappelle m’être trouvée dans le bureau de Winant un matin quand Penrose, un économiste distingué engagé par Winant, fit irruption dans le bureau et déclara qu’il devait immédiatement quitter Genève car on n’y était plus en sécurité. Tout de suite après Penrose, de nombreux autres fonctionnaires américains partirent pour les Etats-Unis.

Nombreux furent ceux d’entre nous qui, par contraste, organisaient régulièrement des pique-niques dans les champs vers le Jura pour regarder les soldats allemands aller et venir de l’autre côté de la frontière.

Peu de temps après, la Suisse, maintenant complètement encerclée par les forces de l’Axe, informa le BIT qu’elle craignait pour la sauvegarde de sa propre neutralité si la Société des Nations et le BIT continuaient à organiser des rencontres internationales ou des négociations et nous pria de trouver un autre endroit pour y transférer nos sièges. Winant, qui initialement pensait que cette initiative serait la bienvenue, commença à négocier en vue d’un transfert aux Etats-Unis.

Malgré l’appui déterminé du Secrétaire Perkins de la Fédération américaine des travailleurs (AFL), ainsi que du patronat, le Secrétaire d’Etat Cordell Hull refusa la proposition du BIT. Il craignait en effet que le fait d’accueillir le Siège temporaire de I’OIT (avec statut diplomatique) pourrait mettre en danger les négociations en cours en vue d’envoyer des navires en Grande Bretagne (programme qui par la suite serait appelé « Lend Lease ») et serait utilisé par les tenants du groupe « Amérique d’abord » opposés à la guerre en Europe et à la tête duquel se trouvait Charles Lindberg20.

Après avoir dû tenir compte de la situation politique aux Etats-Unis, Winant consulta certains membres du « Comité d’Urgence » et considéra des alternatives allant des Açores au Brésil. Au cours de ces discussions, il rencontra Hume Wrong, représentant du Canada au Conseil d’Administration, qui lui suggéra le Canada, et il entama des recherches préliminaires à cet effet21.

John Winant se rendit à Ottawa, le 25 juillet et Mackenzie King, le Premier Ministre, lui donna rapidement son accord pour installer l’OIT à Montréal22. Il choisit cette ville car, un ami intime, le Dr Wilder Penfield, Directeur de l’Institut de Neurologie de l’Université Mc Gill se chargeait de convaincre le Dr F. Cyril James de fournir les locaux nécessaires au « Centre d’opération de I’OIT » sur le campus de Mc Gill. Le 16 août, il télégraphiait à Cyril James23 pour accepter son offre, le futur de I’OIT était assuré !

Il fallait ensuite obtenir l’accord des membres du Conseil d’Administration et du plus grand nombre possible de membres du « Conseil d’Urgence ». Ces négociations devaient avoir lieu tout en les gardant secrètes même pour les membres du personnel éventuellement concernés, car le Canada avait choisi ses alliés dans la guerre et certains des Etats Membres étaient neutres ou même ennemis.

Un des éléments déterminants de la négociation, en 1940, précédant le choix du Canada comme siège pour la durée de la guerre était la possibilité d’obtenir des visas de transit d’abord pour les Etats-Unis et ensuite pour la France occupée, l’Espagne et le Portugal, seule route possible à partir de Genève. Winant obtint du Département d’Etat des visas de transit qui permettaient le passage par Lisbonne sans indication de la destination finale.

Pendant presque une semaine, je me rendis chaque jour à Berne avec les passeports du personnel pour obtenir les visas accordés.

Le 4 juillet 1940 fut un jour dramatique. De bonne heure le matin, Winant, accompagné de T.T. Scott, son Chef de Cabinet, Kitty Natzio, un membre britannique du personnel et Betsey Meyer (Johnstone), une citoyenne américaine et un des membres du personnel qui lui étaient les plus proches, partit secrètement de Genève par la route, dans la petite Ford de sa femme. Espérant que personne ne s’apercevrait de son départ, il retrouva à la frontière Mme G. Laverrière (ex-chef de l’unité sténo-dactylographie et polycopie du BIT), qui faisait maintenant partie de l’administration helvétique, timbra leur passeport et bien sûr informa immédiatement ses ex-collègues du Bureau !

Leur voyage jusqu’à Lisbonne, constitue toute une histoire en lui-même.

A la frontière espagnole, ils eurent tellement de problèmes qu’ils finirent par abandonner la voiture et prendre le bus pour Lisbonne24. Cet après-midi Ià, je rencontrais Carter Goodrich (Président du Conseil d’Administration), Noel Field (alors fonctionnaire à la SdN) et Bill Schirer un journaliste américain qui venait d’arriver d’Allemagne et qui était persuadé qu’elle allait gagner rapidement la guerre et que Genève serait envahie. Après être allé nager, nous sommes allés à la réception américaine habituelle, où nous démentîmes que Winant ait quitté Genève !

Peu après la mi-juillet 194025, Winant m’envoya à Lisbonne et je quittais Genève par la route en compagnie de Carter Goodrich.

En tant que jeune citoyen américain n’ayant aucune envie de rentrer aux Etats-Unis non-belligérants, j’étais le candidat idéal pour un transfert à Lisbonne.

A mon arrivée, j’apprenais que Winant avait finalement pris l’avion pour les Etats-Unis et que Kitty et Scott étaient rentrés à Londres. Betsey Meyer, Ainsworth Johnstone et quelques autres étaient en attente de départ et d’instructions sur

ce qu’ils auraient à faire par la suite. On me chargea alors de recevoir le premier arrivage de personnel de Genève et de leur trouver où loger et des passages vers leur destination définitive.

Le premier bus était dirigé par Adrien Tixier qui me demanda en plein milieu de la nuit où nous étions censés nous retrouver le lendemain matin. La seule idée qui me vint à l’esprit fut le night club où nous nous retrouvions tous les soirs – et ainsi, le personnel du BIT se retrouva là, chaque matin à 11 heures. Quant à moi, j’allais avant prendre un café à la Panam airlines, à la Greek lines et à I’American Export lines pour trouver des places disponibles. Suivaient des réunions quelques fois difficiles avec le personnel, j’allais ensuite à l’hôtel Aviz où logeait Phelan.

Il avait pris des routes secondaires en compagnie de sa femme et de Ronald Mortished, un autre irlandais, qui était attendu d’urgence à Montréal au nouveau siège.

Phelan télégraphiait et téléphonait depuis plusieurs jours à Winant en insistant pour qu’il vienne à Lisbonne et explique au personnel ce que l’on attendait de lui, pour répondre aux questions et pour remonter son moral. Finalement, Winant accepta de venir pour un jour ou deux. Après la réunion avec le personnel en septembre, Winant rencontra l’ambassadeur américain qui était un vieil ami et les autorités portuguaises, il eut beaucoup de mal à trouver une place d’avion pour le retour ! Quand il réussit finalement à partir, l’avion fut retenu aux Açores pour plusieurs jours par le mauvais temps – Winant était furieux, il parcourût les îles et acheta trois échiquiers… le voyage avait au total duré 17 jours… !

Winant avait donné son accord pour que Phelan restât à Lisbonne pour une réunion du Comité de Supervision de la Société des Nations (SdN) qui devait déterminer à la fois le budget de la SdN et celui de I’OIT pour les deux années à venir.

Phelan me demanda de rester et de lui servir de secrétaire pour ces réunions où il représenterait à la fois I’OIT et la SdN, Sean Lester, irlandais lui aussi, qui était alors Secrétaire Général Intérimaire de la SdN (Avenol ayant démissionné et étant rentré en France), s’étant vu refuser l’entrée à la frontière espagnole.

Une fois terminées ces réunions, Winant me demanda de venir à Montréal – alors que moi, j’avais espéré retourner à Genève.

Je réussis à obtenir des passages pour Phelan, sa femme et moi sur le dernier bateau américain de la « Export Ligne » : « l’Excambion » sur lequel nous trouvâmes l’ex-Roi Carol de Roumanie.

La traversée jusqu’à New York26 fut sans histoire et un ou deux jours plus tard nous partions par la route pour Montréal avec Phelan. A notre arrivée à Montréal, nous trouvâmes le « Centre de Travail du BIT »27 entassé dans une chapelle dont il existe tant de photos ! Les seules séparations entre les bureaux étaient des bancs d’église entassés les uns sur les autres.

Les deux seuls bureaux privés étaient dans les sacristies derrière l’autel, l’une était occupée par Winant et l’autre était réservée à Phelan.

Il s’agissait là de toute façon d’une solution temporaire et après quelques semaines des locaux convenables furent trouvés.

Le personnel réussissait peu à peu à se loger, beaucoup dans des pensions de famille, d’autres dans de petits appartements en location, et pu se remettre à travailler normalement. Winant initialement, était logé au Ritz mais par la suite, il prit un appartement où sa famille le rejoignit pour les vacances de Noël. En fait, bien que le Bureau ait pris ses quartiers à Montréal, Winant n’y restait jamais très longtemps. Une fois les négociations terminées avec le Gouvernement canadien et le programme de travail du personnel mis en place, le futur du BIT semblait assuré. Ce fut à cette époque, peu après Noël, que Winant reçut un appel téléphonique lui demandant de rencontrer le Président le jour suivant.

Sa description de l’entrevue est rapportée dans le livre « Lettres de Grosvenor Square » dans lequel il rapporte que le Président ne lui a jamais demandé directement s’il serait disposé à être ambassadeur à la Cour de St James. Plusieurs jours plus tard, après son retour à Montréal, il apprit dans la presse que « le Président avait communiqué son nom au Sénat » pour approbation.

Il sut alors qu’il désirait participer aux activités directement liées à la guerre et que de cette manière il en ferait autant pour le BIT qu’en étant Directeur à Montréal.

Peu après, il s’en alla à New York où il installa un bureau à l’Hôtel Roosevelt et commença à organiser sa démission du BIT et à préparer son départ à Londres en tant qu’ambassadeur à la Cour St James.28

Il me demanda, ainsi qu’à quelques autres membres du personnel, de venir à New York et de l’aider pour les procédures et particulièrement d’informer les membres du Conseil d’administration de son intention de démissionner29. Commença alors une période difficile de préparation de projets de lettres avec le Président du Conseil d’Administration – Winant devant parallèlement faire face à la fugue de sa fille. La famille se réunit à Concord pour un mariage formel entre sa fille Constance et un jeune péruvien, Carlos Valado qu’elle avait rencontré après une conférence à Lima, où elle avait accompagné son père qui, avec Oswald Stein, représentait le BIT. Une fois les négociations avec le « Comité d’Urgence du BIT » complétées, Winant fit ses adieux et partit pour Londres, en février 1941, comme ambassadeur des Etats-Unis en remplacement de Joseph Kennedy.

L’histoire de Winant et de son succès extraordinaire comme ambassadeur en temps de guerre n’a rien à voir avec le sujet de cet article, mais, en conclusion de l’histoire de ses activités au BIT, il y a lieu de mentionner le souci constant qu’il avait non seulement de son programme mais aussi du personnel.

Il recruta même de nombreux fonctionnaires du BIT comme collaborateurs de l’Ambassade américaine à Londres pour différentes périodes.


John Winant avec sa famille

Il aida également certains d’entre nous à mener à bien des missions pour le BIT en Grande Bretagne et facilita la participation des Délégations des gouvernements en exil à Londres tant à la Conférence Extraordinaire de New York en 1941 qu’à la 26ème session de la Conférence internationale du Travail en 1944 à Philadelphie.

Finalement, après son retour aux Etats-Unis, il fut membre du Conseil Economique et Social des Nations Unies et, fut le délégué du Gouvernement des Etats-Unis qui vota pour l’acceptation de I’OIT comme Agence Specialisée (des Nations Unies) (ndtr). Le service à I’ECOSOC29 constitua pour Winant une expérience fatigante et frustrante. Il se trouva fréquemment devoir faire, sur instructions du Département d’Etat, des déclarations avec lesquelles il était personnellement en désaccord.

Ses relations avec Truman n’étant pas les mêmes que celles qu’il avait avec Roosevelt, il ne pouvait pas passer par-dessus le Département d’Etat. Plutôt que de se lancer dans une querelle ouverte, il préféra démissionner et sa carrière diplomatique se termina le 19 décembre 1946.

Il était à cette époque sous contrat avec la maison d’édition Houghton Mifflin pour écrire un ouvrage en deux volumes sur son service comme ambassadeur. C’était la première fois qu’il écrivait un livre et il eut bien du mal à le terminer. Dès qu’il eut quitté l’ambassade, il loua une petite maison à Londres et commença à travailler à son livre, tout en faisant une tournée de discours d’adieux.

Après sa démission de I’ECOSOC, il avait écrit une bonne partie du premier volume, mais était sous pression de la part de l’éditeur pour qu’il le termine. En 1947, il travaillait seul dans sa maison de Concord et, de temps en temps, invitait certains d’entre nous pour le week-end.

Il sondait également ses anciens collègues du parti républicain du New Hampshire sur son avenir politique éventuel… La réponse fut négative. Le parti républicain du New Hampshire n’était pas intéressé par les libéraux ou par ceux qui avaient travaillé avec Roosevelt.

La volonté de servir de Winant était toujours aussi forte mais il ne voyait aucune ouverture immédiate que ce soit nationale ou internationale.

Dans l’après-midi du 3 novembre, alors que la première édition de son livre allait sortir, épuisé physiquement et mentalement, déprimé et solitaire, il se suicida.

Presque au même moment, Andrew Cordier et d’autres dirigeants des Nations Unies considéraient son nom comme celui d’un des candidats possibles pour le poste de Gouverneur de Jérusalem.

S’il avait été au courant, sa destinée eût peut-être été changée…

Mais nous ne le saurons jamais.

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1 Carol Riegelman Lubin: Fonctionnaire du BIT de 1935 à 1952.

2 John Gilbert Winant né le 23/12/1889, décédé le 03/11/1947.

3 Abbie A. Rollins (née le 08/05/1909, engagée par le BIT le 15/08/1935).

4 Mary C. Healy (née le 28/04/1914), contrat BIT du 20/08/1935 au 30/09/1935 puis du 01/07/1937 au 30/11/1940.

5 La délégation quitta New York le 22/05/1935 sur le SS MANHATTAN.

6 La « National Recovery Administration » fut créée en 1933 en vue d’établir et de faire respecter les règles des pratiques en affaires. Ces lois déterminaient un salaire minimum et un nombre d’heures de travail maximum. En mai 1935, la Cour suprême invalida la NRA ainsi que les règles établies par elle.

7 CA 71/6/1097. La Délégation américaine reçut les documents du CA à son arrivée au Havre le 29 mai, suite à la demande faite par William Rice Jr., Représentant du Ministère du Travail à Genève le 23 mai 1935 (Dossier D 771/200).

8 La Déclaration ne se réfère pas au Directeur en tant que tel mais précise : « ne pas rechercher ou accepter d’instructions de quelque gouvernement ou autre autorité extérieure au BIT ».

9 Le Bureau utilisait deux types d’entête, l’une avec mention de la SdN, et l’autre sans, pour utilisation avec les nations qui n’étaient pas membres de la SdN, telles que les Etats-Unis.

10 Ces deux pays avaient rejoint la SdN en 1934.

11 Ethel M. Johnson (née le 20/11/1882) engagée par le Bureau de Washington le 19/08/1935, retraitée le 05/10/43.

12 Réengagé à partir du 11 août 1937.

13 Quand durant la guerre, nous avons créé un code pour communiquer, le nom de Winant était devenu Abe. Quand, aujourd’hui, on regarde ce code, cela donne une bonne idée de I’atmosphère du BIT en 1940. Avenol, le Secrétaire général de la SdN était « Uncl » » et la SdN elle-même était « Hill »; Laval etait « Andrew » ; Genève était « home » et Montréal « Mountain »  etc. (note.de l’auteur).

14 Au sujet du conflit qui motiva la démission de Butler, voir l’article d’Ivan Elsmark ci-dessus.

15 Il fut toutefois nommé Directeur-Adjoint le 1er juin 1939 au poste que Butler occupait sous Albert Thomas (IE).

16 Sa démission prit effet le 31/12/1938 (IE).

17 1938-42, constitué de 4 représentants gouvernementaux, 2 employeurs et 2 travailleurs (IE).

18 Lors de sa 86ème session en février 1939, le CA adopta un rapport confirmant l’intention de maintenir actives autant que possible les fonctions du BIT en cas de crise. (IE)

19 J’étais en congé quand la guerre éclata et mon passeport me fut retiré, une citoyenne américaine n’ayant alors pas le droit de voyager. Winant m’affecta alors au bureau de Washington pour aider à préparer la Conférence de La Havane et y participer en tant que membre du personnel. A la fin de la Conférence, mon passeport me fut rendu et nous retournâmes tous à Genève.

20 Le gouvernement craignait le désaccord du Congrès encore isolationniste à cette époque, et en plus 1940 était l’année des élections. Ce refus fut diversement accueilli (voir Antony Alcock : History of the ILO, Londres 1971, page 159) (IE).

21 Lors d’une conversation à Londres début juillet, le Conseiller juridique C.W. Jenks suggéra que le BIT choisisse le Canada (voir son article : ILO in Wartime, in Labour Gazette Ottawa, 1969 (IE).

22 Les détails sur ces négociations et des extraits du journal personnel de Mackenzie King peuvent être trouvés dans « The ILO : a canadian view by John Mainwaring » publié par le Ministère Canadien du Travail Ottawa, 1986 (note de l’auteur).

23 « Merci d’avoir accordé à l’OIT la généreuse hospitalité de I’Université Mc Gill que nous acceptons avec nos remerciements les plus sincères. Je vous enverrai rapidement ainsi que vous le suggérez nos besoins en espace et vous rencontrerai à Montréal dans la première semaine de septembre. Avec ma meilleure considération » original à l’Université Mc Gill ; copie dans les archives du BIT dossier Z1/11/44 (lE).

24 J’ai eu des problèmes avec le TCS (le Touring Club Suisse) pendant des années pour n’avoir pas rendu le carnet de passage (note de l’auteur).

25 Je pense que cela devait être le 17 ou le 18 juillet (note de l’auteur).

26 Je suppose que le bateau a dû partir le 24 et arriver à New York aux environs du 28 octobre (note de l’auteur).

27 Tel était le terme officiel définissant alors le BIT. Le Siège en tant que tel demeurait à Genève pour des raisons juridiques (IE).

28 La démission de Winant prit effet le 15/02/1941. Pour une description très vivante de ces jours voir « the ILO sets up its wartime centre in Canada », dans « Studies », Dublin, été 1955. (IE)

29 Le comité interaméricain de la sécurité sociale. (IE)


Harold Butler, Directeur du BIT 1932-38 Crise et démission / Ivan M.C.S. Elsmark

On a peu écrit sur les raisons qui ont conduit Harold Butler à donner sa démission. Nous n’avons pas l’intention ici, de porter un jugement sur les hommes ou les événements, mais de faire la lumière sur les causes du conflit qui s’est transformé en une crise majeure pour le BIT et son Directeur.

Le 28 avril 1938, Butler déclara devant le Conseil d’administration que, bien qu’ayant été élu en 1932 Directeur du BIT pour dix années, il avait alors indiqué sa préférence pour un mandat de sept ans; d’où son désir de « renoncer à son poste ». L’explication conventionnelle de cette décision fut que Butler avait voulu démissionner pour « reprendre sa liberté pour devenir Warden [Recteur] du Nuffield College à Oxford », selon Pierre Waline dans l’ouvrage Un Patron au BIT (1976), la Revue internationale du Travail (1951) et de nombreux autres observateurs. Et comme si l’on voulait souligner cette version pour la postérité, le portrait officiel de Butler au BIT le montre dans sa robe qui symbolise une haute fonction universitaire. Plus proches de la réalité on lira les souvenirs de Butler dans The Lost Peace, les Cornell Lectures de David A. Morse et l’Histoire du BIT d’Alcock qui retracent brièvement un conflit avec le gouvernement français à propos de la nomination du directeur du Bureau de Paris du BIT.

Harold Butler

 Quel directeur pour le Bureau de Paris?

La crise commence avec la mort soudaine, en août 1937, de Ferdinand Maurette, Directeur du Bureau de Paris, laissant vacant ce poste important. Dans les mois qui vont suivre plusieurs noms de candidats vont être présentés mais aucun ne sera retenu. Dès le 8 septembre, Butler écrit à Justin Godart, représentant du gouvernement français au Conseil d’administration du BIT, que cette nomination est « un problème compliqué » et lui envoie un mémoire décrivant en détail les qualifications requises. Le 10 septembre, Butler rencontre à Paris André Février, Ministre du Travail. Il lui remet un exemplaire de l’aide-mémoire, soulignant l’importance de trouver à Maurette un successeur « valable qui possède des qualités éminentes » et qui combinerait « les plus hautes qualifications intellectuelles et techniques avec une connaissance approfondie et étendue des problèmes économiques et des problèmes sociaux de la France ». Pour l’essentiel, la personne qui sera choisie « ne devra avoir aucun engagement politique qui l’empêche de convaincre aussi bien les employeurs que les travailleurs de son impartialité ». Tout en reconnaissant la difficulté de trouver la personne idéale, le ministre suggère qu’un fonctionnaire du BIT, Marius Viple1, pourrait être un candidat convenable, ce à quoi le Directeur fait observer que Viple « est politiquement marqué et ne possède pas plusieurs des qualifications requises, ce dont le ministre convient ». D’autres noms sont évoqués sans être retenus et l’on se sépare en convenant « qu’aucun des deux interlocuteurs ne proposera un candidat sans consulter l’autre au préalable ».

Marius Viple avait été journaliste politique dans divers journaux socialistes et servi pendant la guerre dans les cabinets ministériels de Jules Guesde et d’Albert Thomas. En 1920, il avait été recruté au BIT comme attaché de presse et avait remplacé en 1923 Georges Fleury comme chef de Cabinet. Le Directeur qui avait une grande confiance en Viple, en « son intelligence [et] son sens politique » lui demanda cependant de « s’entrainer à une compréhension plus intime des moeurs et des habitudes d’esprit qui peuvent nous être le plus étrangères, et à une indulgence un peu plus grande pour les personnes ». A la mort d’Albert Thomas il était devenu chef du Service d’information et de presse. Il semble bien que Viple et Butler ne s’entendaient pas depuis longtemps et il est clair que ce dernier estimait « qu’il ne pouvait avoir confiance en Viple » et le considérait comme « inapte pour ce poste ».

 Des consultations orageuses

Courant septembre 1937, les négociations s’accélèrent. De sa conversation avec André Février Butler a retiré l’impression qu’il était ouvert à d’autres candidatures. Toutefois, une dizaine de jours plus tard, le Ministre des Affaires étrangères, Yvon Delbos, l’informe que le gouvernement français « souhaite que Viple soit nommé (et que) la décision a été prise lors d’une réunion ministérielle à laquelle Léon Blum, Paul Faure et Edouard Daladier ont participé ». Il ajoute que le gouvernement « attache une grande importance à cette nomination ». Léon Jouhaux, qui représente les travailleurs français au Conseil d’administration soutient fermement, lui aussi, la candidature de Viple. Selon les notes laissées par Butler, Jouhaux reconnaissait que Viple ne possédait pas certaines des qualifications requises (ainsi, une capacité à s’exprimer en public et une connaissance des questions économiques), mais soulignait qu’en revanche « sa connaissance des milieux politiques français serait un avantage pour le Bureau ». Butler note alors « qu’un principe d’une importance considérable est en jeu. Si les gouvernements commencent à imposer des nominations pour des raisons politiques, il deviendra impossible de gérer convenablement le personnel et l’administration d’une institution internationale ». Un argument de poids encore valable de nos jours.


Marius Viple

Le 29 septembre 1937, Butler rencontre Léon Blum à Genève. A son tour, celui-ci « soutient fermement la candidature de Viple compte tenu de leurs relations d’amitié, de la loyauté de l’homme envers Albert Thomas et du voeu du gouvernement français de l’avoir à Paris ».

Butler répète ce qu’il a dit au Ministre Delbos et ajoute qu’il « n’a pas suffisamment confiance [en Viple] pour le charger de la responsabilité d’entretenir des relations directes avec le gouvernement français » et avec lui-même. Blum l’assure que « le gouvernement n’a aucune intention de lui forcer la main mais qu’il espère beaucoup qu’il nommera Viple ».

Lors de la session du Conseil d’administration qui se tient à Prague en octobre suivant, Butler va prendre l’avis du Président du Conseil, F.W. Leggett, ainsi que du Vice-président employeur, H.C. Oersted, sur « les principes importants qui guident la position prise par le Directeur dans cette affaire ». Un peu plus tard, le Sous-directeur du BIT à Genève, Adrien Tixier qui entretient d’étroites relations avec le gouvernement français, va conseiller à Butler, « en vue de résoudre un conflit dont la persistance risque d’avoir des conséquences désastreuses » … « d’orienter [son] choix vers M. Viple ». Par ailleurs, Camille Pône, chef de Cabinet de Butler, informe Pierre Waline, suppléant d’Alfred Lambert-Ribot, représentant des employeurs français au Conseil d’administration de la situation. Le 16 octobre, Lambert-Ribot réagit en écrivant qu’il ne pense pas que Viple ait les « hautes qualifications et l’impartialité » nécessaires et demande à être consulté avant toute nomination. Là-dessus, Butler partant en mission pour l’Extrême-Orient le 28 octobre 1937, la question va rester en suspens jusqu’à son retour à Genève, fin janvier 1938. A ce moment-là, comme devait le rapporter Tixier, qui se rendra plusieurs fois à Paris, « l’atmosphère [côté français était] devenue franchement hostile [et] des menaces de non-coopération se font entendre dans divers milieux autorisés ».

Butler hésite

Il semble qu’au début de l’année 1938, la résistance de Butler commence à vaciller. Tout le monde ne s’accorde pas sur ce qui s’est réellement passé ensuite. Comme les dossiers ne contiennent aucune preuve de l’exactitude de l’une des versions contradictoires, celles-ci sont relatées ici avec quelque détail, pour permettre au lecteur de se forger sa propre opinion.

Butler indique qu’il a rencontré Alfred Lambert-Ribot à l’occasion de la 82ème session (31 janvier – 5 février 1938) du Conseil d’administration. Celui-ci « considérait une nomination de Viple avec beaucoup de réserve [et], bien qu’il n’y opposerait pas son veto, ne pouvait l’approuver en aucune façon ». Butler se souvient que le 5 février il vit ensemble Godart et Jouhaux – Lambert-Ribot ayant déjà quitté Genève – et que le premier l’assura que ses instructions restaient les mêmes malgré le changement de gouvernement. Le Directeur fit valoir « qu’il n’était pas souhaitable et même contraire à tous les précédents de nommer quelqu’un dont le choix ne soit ne fut acceptable pour les trois groupes » et qu’il n’en prendrait pas la responsabilité. Il suggéra qu’une réunion fut organisée à Paris sous les auspices du Ministre du Travail pour discuter de cette affaire « en présence des trois membres français du Conseil d’administration ». Cette proposition fut acceptée bien que Jouhaux ait déclaré que « la CGT ne saurait accepter tout autre candidat ». Butler « leur fit également comprendre que si l’on parvenait à un accord entre les trois parties, [il] serait prêt à procéder à une nomination qui irait à l’encontre de sa propre inclination pour éviter une brouille entre le gouvernement français et le BIT ».

Le 12 février, il écrivit à Paul Ramadier, Ministre du Travail dans le nouveau gouvernement, qu’il était « disposé à donner suite à la recommandation [de nommer Viple] mais avant de procéder à une nomination », il voulait recevoir « l’assurance qu’elle sera bien accueillie par les principales organisations ». A cet effet il proposait une réunion à Paris pour régler la question.

Des témoignages divergents

Pour sa part, Tixier donne une version différente de cette affaire. Dans un mémo confidentiel adresse à Butler le 19 mars, il remarque que, n’en ayant pas été le témoin « il n’a jamais su exactement le détail des conversations avec MM. Godart, Lambert-Ribot et Jouhaux », mais se référait à des conversations privées qu’il avait eues alors avec Godart et Jouhaux. Tous deux lui avaient « indiqué avec une grande satisfaction que [Butler] avait décidé la nomination de M. Viple … [mais] ils ne m’ont dit que [Butler] avait posé la condition d’un agrément des trois parties intéressées : gouvernement, employeurs et travailleurs ». Bien plus, lors d’une réunion avec des Sous-directeurs, Butler lui-même avait « mentionné [son] intention de nommer M. Viple à la direction du Bureau de Paris sans faire état d’une condition d’accord unanime ». Lorsqu’on lui montra le projet de lettre au Ministre du Travail, Tixier manifesta sa surprise. Il indiqua à Pône « que ce texte comprenant une telle condition n’était pas conforme à l’accord établi d’après les indications que m’avaient été données par MM. Godart et Jouhaux », et supprima lui-même le paragraphe concerné dans le projet. La version finale de la lettre ne lui fut jamais présentée et il en ignora le contenu.

Viple lui-même (le premier intéresse) écrivit plus tard que le 31 janvier Butler lui avait fait part « de son intention de régler cette fois sérieusement et dans un très bref délai la question du Bureau de Paris ».

Suivit alors un entretien « franc et loyal » qui « fit dissiper bien des malentendus ». Le 7 février à 17 heures, Viple fut à nouveau convoqué chez le Directeur et informé que celui-ci avait décidé de le nommer Directeur du Bureau de Paris, une « décision qu’il avait officiellement annoncée au délégué ouvrier français, M. Jouhaux le 5 février le matin, et [selon lui] au délégué gouvernemental français M. Godart le 7 février matin puis communiquée le lendemain aux Sous-directeurs ».

Depuis, Viple « n’a jamais eu d’autre communication du Directeur sur cette question ». Butler devait commenter cette déclaration en affirmant « qu’il n’entend pas entrer en discussion du récit incomplet » dans les observations et ajouter que Viple « possède ni les aptitudes ni les connaissances pour être un digne successeur [au Bureau de Paris] de M. Roques et de M. Maurette ».

Butler a-t-il été pris de court lors de sa réunion avec Godart et Jouhaux et persuadé d’accepter les exigences françaises ? A-t-il accepté, puis changé d’avis dans le cours de la discussion, la réunion de Paris avec le ministre étant une idée qui lui serait venue après coup ? S’est-il exprimé avec assez de clarté et Godart et Jouhaux ont-ils saisi la portée de la réunion de Paris ? Etait-ce pour revenir sur sa position, réalisant qu’il s’était mal fait comprendre de Godart et de Jouhaux, que le 12 février il écrivit au Ministre du Travail pour demander une réunion tripartite ? Toutes ces questions et d’autres encore restent à éclaircir.

Une situation confuse

Il n’est pas exclu que Butler ait réalisé d’avoir pu inconsciemment induire Godart et Jouhaux en erreur. Plus tard, il écrivit à Godart : « Si, toutefois, je n’ai pas réussi à indiquer clairement ma position et si, par là, je vous ai induit en erreur, je vous dois, pour cela m’excuser, ce que je fais bien volontiers ». Godart, en effet, avait pu se trouver en position délicate vis-à-vis de son ministre!

Bien que son opinion personnelle sur Viple ait sans doute été l’obstacle principal, il semble évident que Butler ait demandé qu’un consensus tripartite fut réuni, espérant, pour régler le problème, un rejet de la nomination par les employeurs. De toute évidence, il répugnait à nommer un homme qu’il considérait « inapte à remplir le poste » de directeur du Bureau de Paris et en qui il « ne pouvait avoir confiance » (un argument qu’il a hésité à utiliser comme il l’a lui-même reconnu).

Quoi qu’il ait pu se passer à la réunion du 5 février, une lettre de Lambert-Ribot du 17 février va donner encore plus de poids à la position de Butler. Il exprime à nouveau son opposition à la nomination de Viple « quelqu’un qui n’a que des soucis politiciens et qui est d’une incompétence notoire » et qui « n’a pas et ne pourra avoir en aucune façon la confiance des patrons français ». Il suggère en terminant que Butler adopte une « position nette, [et] gagne du temps et de permettre ainsi à des candidatures plus dignes d’intérêt de se faire jour ».

Il faut se souvenir du climat politique extrêmement difficile qui régnait à la veille de la Deuxième Guerre mondiale. C’est dans ce contexte que Butler s’est opposé aux exigences françaises, soulignant que « si les gouvernements de pays démocratiques devaient utiliser de semblables méthodes, il deviendrait impossible de conserver quelque indépendance que ce fut à l’égard des pays autoritaires ». Il considère également qu’il n’est pas souhaitable de nommer une personne qui ne puisse être acceptée par les trois groupes et qu’on avait connu jusqu’alors aucun précédent de la sorte.

Campagne de presse

Butler espérait peut-être encore qu’un accord put être réalisé, mais le 3 mars 1938, le journal français « Candide » publie une violente attaque contre Viple et ses partisans (Jouhaux, la CGT et le gouvernement) et contre le Bureau de Paris –une charge pour le contribuable – sans oublier de souligner que l’attitude de Butler s’explique du fait qu’il est anglais. Comme Butler l’écrit « ce n’est pas tant l’article lui-même qui m’a ouvert les yeux, mais tout ce qu’il sous-entend ». Il a réalisé que « toute I’hostilité que Viple avait concentré sur sa personne le rendait vulnérable et pouvait, à travers lui, rejaillir sur le Bureau ». Butler prévoit qu’il « pourrait être amené à devoir défendre Viple, (ce dont) « en conscience [il] ne se sent pas capable » et qu’il pourrait « en résulter de nouvelles querelles entre le gouvernement français et [lui-même] ». Il ajoute que même si en France les trois partenaires sociaux parvenaient à un accord sur la nomination, lui-même, Butler « n’en demeurerait pas moins le seul responsable ». D’autre part, il est conscient que s’il ne nomme pas Viple, il en résultera une brouille avec le gouvernement et la CGT, une situation intenable pour le BIT à l’égard de I’un des Etats membres les plus importants et les plus influents, en période de crise mondiale. De surcroit, il s’est convaincu « qu’en tout état de cause il est impossible de recréer un climat de confiance entre le gouvernement français et lui-même ». Ces considérations révélatrices sont extraites des propres notes de Butler datées du 6 mars.

Il ne fait aucun doute que c’est entre le 4 et le 6 mars 1938 que Butler a pris la décision d’annuler la réunion tripartite de Paris et a décidé de se rendre à Londres pour présenter sa démission au Président du Conseil d’administration, F.W. Leggett. La veille de son départ, il prépare une déclaration sur cette affaire et le dilemme auquel il est confronté. Le 8 mars il rencontre Leggett qui le persuade de retenir cette lettre de démission qui, comme l’écrira Butler le lendemain, « pourrait dans la conjoncture présente, causer le plus grand mal ». Si, dira-t-il, « J’invoquais (pour ma démission) des raisons personnelles, comme cela était mon intention, cela pouvait être interprété comme une désertion du Bureau en temps de crise parce que je ne croyais plus à son avenir. Si, par contre, j’invoquais mon différend avec le gouvernement français, il devenait évident qu’il existait de graves dissensions dans les rangs de l’Organisation ». Les deux Vice-présidents du Conseil, Oersted et Mertens, seront ultérieurement consultés mais la crise ne sera pas résolue. Godart sera lui aussi, tenu informé de la démarche de Butler. Le 19 mars, Tixier écrit à Butler un mémorandum de sept pages pour lui faire part de sa position et lui recommander de parvenir à un accommodement avec le gouvernement français « dont l’appui est indispensable » [au BIT].

 Butler ne cèdera pas

Si Butler a espéré que la nomination d’un nouveau gouvernement modifierait la position française, il va être déçu. Le 16 mai 1938, dans une conversation très franche avec Paul Ramadier qui est resté Ministre du Travail, à l’issue de laquelle Butler déclare qu’il « lui est impossible d’accepter » la proposition française et qu’il « se trouve toujours dans l’impossibilité de donner suite à la recommandation du gouvernement français [et qu’il] estime qu’en démissionnant, [il] a adopté la seule méthode susceptible d’éviter un conflit grave, qui aurait été extrêmement nuisible au BIT ». Le lendemain il lui suggère « que d’autres candidatures [que celle de Viple] soient recherchées », une proposition à laquelle Ramadier semble avoir répondu le 27 mai (la lettre ne figure pas au dossier) maintenant fermement la position de son gouvernement. Butler lui écrit à nouveau le 27 mai 1938, se plaignant du refus français de prendre en compte le droit du Directeur de choisir librement son personnel, une attitude qui « si elle était imitée par d’autres gouvernements rendrait évidemment impossible la direction d’une institution internationale ». A cette correspondance, le ministre réagira seulement le 13 août 1938, longtemps après la démission de Butler, proposant que le choix du directeur du Bureau de Paris fut renvoyé à la fin de l’année, – c’est-à-dire après le départ de Butler du BIT!

De son côté, Justin Godart, vieil ami de Butler au Conseil d’administration du BIT devait, lui aussi, rester sourd à ses arguments. Il semble que ni lui, ni les autres partenaires français, n’aient eu la moindre sympathie ou compréhension pour la position du BIT. Dans une longue lettre à Godart datée du 17 mai 1938 (et semble-t-il la dernière sur ce sujet ?) Butler écrit : « Vous me reprochez d’avoir transporté un incident national sur le terrain international. Je tiens simplement à vous indiquer que, par sa nature même, le BIT est une institution exclusivement internationale et qu’aucune nomination de fonctionnaire ne peut y être autre chose qu’une affaire internationale ». Il essaie une fois encore de justifier sa position, espérant qu’elle « contribuera à dissiper les malentendus qui ont pu se produire entre nous » et propose une réunion le 24 mai à Paris dont on ne trouve dans les Archives du BIT aucun document confirmant la tenue de cette réunion il ne reste aucune trace dans le dossier. Peu de lettres qu’ils échangèrent figurent encore au dossier mais il est clair que Butler s’est senti déçu et personnellement touché; ses lettres de décembre 1937 commençaient par « Mon cher Président et Ami » et finissaient par « Bien amicalement à vous » ; en mai 1938 le mot « Ami » disparait et la formule de politesse devient plus formelle : « Je vous prie de croire (…) à mes sentiments les meilleurs ».

Le sort en est jeté

Préalablement à la 83ème session (avril 1938) du Conseil d’administration on convient que l’affaire Viple ne sera pas révélée au public car elle pourrait ternir l’image de l’Organisation. Au lieu de cela, Butler fondera sa décision de démissionner sur le fait que, bien qu’ayant été élu en 1932 pour dix années, il avait alors exprimé sa préférence pour un mandat de sept ans, une période qui venait à son terme, et qu’il souhaitait entreprendre d’autres activités (à savoir, reprendre le poste de Recteur du Nuffield College à Oxford). Dans une déclaration au Conseil d’administration, le 28 avril, il indique que « afin d’éviter tout malentendu, il avait pris des dispositions depuis quelques jours avec le Président pour faire la présente déclaration au Conseil, et qu’elle était déjà préparée avant que certaines informations inexactes et non autorisées aient paru dans la presse ». Quelques orateurs lui demandent de revenir sur sa décision et la question est renvoyée à la séance suivante.

La presse a évidemment eu vent de l’affaire, ainsi le « New York Times » du 29 avril 1938 contient un article détaillé sur le conflit et la démission de Butler. Pour que sa position personnelle soit claire, Butler s’adresse au personnel le 9 mai, citant sa déclaration prononcée devant le Conseil d’administration. Il dément diverses rumeurs qui ont couru sur sa décision de démissionner : existence de problèmes familiaux, offre d’un poste bien payé en Grande-Bretagne, qu’il ait été forcé au départ par Chamberlain qu’il ait eu un désaccord avec le Conseil d’administration voire une violente querelle avec Phelan! Pas plus qu’il ne démissionne pour laisser la place à Winant. Il ajoute : « Des événements se sont produits qui m’ont convaincu, après mûre et difficile réflexion que je ne pouvais plus désormais m’acquitter comme il convient de mes responsabilités. A aucun moment les fonctions de Directeur ne sont faciles. Il est naturellement exposé aux pressions (…). Le Directeur doit prendre la pleine responsabilité de son action. Et il ne peut assumer cette responsabilité que s’il jouit d’un minimum nécessaire de liberté en matière administrative et s’il sent qu’il jouit de la confiance des principaux éléments qui composent I’Organisation (…). Il existe aussi des moments ou des circonstances ou provoquer un grave conflit ferait plus de mal que de bien et où il est préferable et plus élégant de se retirer en silence plutôt que de claquer la porte. Aujourd’hui est l’un de ceux-Ià ». Des paroles dignes d’un homme d’honneur et d’un fonctionnaire international responsable; plus rares sans doute chez un politicien.

Butler présente alors formellement sa démission au président du Conseil d’administration « lui demandant de bien vouloir le décharger de ses fonctions au 31 décembre 1938 ». A la 84ème session du Conseil – séance privée du 3l mai 1938 – le Président du groupe gouvernemental (Godart) présente un projet de résolution déclarant que « le Conseil d’administration décide d’accepter, avec le plus vif regret, la démission du Directeur (…) et décide en outre de procéder à l’élection d’un Directeur lors d’une séance spéciale » le 4 juin 1938.


Harold Butler and John G. Winant in 1938

Pour clore ce chapitre rappelons que deux candidats se présentèrent pour succéder à Butler: John G. Winant et Edward J. Phelan. Ce dernier

se retira le 3 juin 1938, permettant ainsi, le 4 juin l’élection sans opposition de Winant par 28 voix pour et deux abstentions. Aux termes d’un arrangement préalable, le poste de Directeur-adjoint avait été rétabli2 et Winant, avec la bénédiction du Conseil, y nomma immédiatement Phelan. Une nouvelle équipe avait été créée, rappelant celle d’Albert Thomas et de Butler composée d’un homme politique appuyé par un administrateur.

Le BIT sortit indemne de la crise et survécut aussi à d’autres événements plus dramatiques, tels que la Deuxième Guerre mondiale et la disparition de la Société des Nations. Butler devint Recteur de Nuffield College à Oxford (1938-1943) puis commissaire à la défense civile, et enfin, de 1942 à 1946, ministre-conseiller à l’ambassade du Royaume-Uni à Washington.

Quant à Viple, il ne devint pas directeur du Bureau de Paris. Pendant la guerre, lorsque le BIT s’installa à Montréal, il fut responsable du Bureau maintenu à Genève et, après la guerre, Phelan le nomma Sous-directeur général. Il démissionna en décembre 1948, ayant été élu en France au Conseil de la République.

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1 Marius Viple (1892-1949), membre du parti socialiste SFIO, fut associé à Alexandre Carenne, Paul Faure et Salomon Grumbach. Rédacteur du « Rappel » (1910-1912) ; rédacteur-adjoint de « l’Humanité » (1913) ; Chef de Cabinet de Jules Guesde, Ministre d’Etat (1914-16) ; éditoridiste à « l’’Humanité » (1918) ; rédacteur en chef de « La Montagne » de Clermont-Ferrand (1919). Il fut nommé attaché de presse au BIT le 8 mars 1920 et affecté au Cabinet d’Albert Thomas ; chef de Cabinet par intérim à partir du 11 juillet 1923 et nommé à ce poste le 1er janvier 1924. Le 11 juillet 1932, après la mort d’Albert Thomas, il est nommé Chef du service d’information et de presse. Pendant la période de guerre, lorsque le BIT fut transferé à Montréal, il eut la charge du Bureau de Genève et des relations avec le gouvernement suisse. Le 1er  juin 1947, il fut nommé Sous-directeur général et démissionna de ce poste en décembre 1948 après son élection en France au Conseil de la République. Il décéda le 31 octobre 1949.

2 Le premier occupant de ce poste fut Butler lui-même. Le poste resta vacant en 1932 lors de son élection comme Directeur. Après l’élection de Edward Phelan comme successeur de John Winant, le poste ne fut pas repourvu jusqu’à ce que Jef Rens devint Directeur général-adjoint sous David A. Morse en 1951.


Les trois clés, un symbole du tripartisme / Ivan M.C.S. Elsmark

Le centre de la page de couverture du Message représente, là encore, les trois clés d’or du tripartisme.

Nous sommes heureux de les reconnaître comme étant celles conçues (symboliquement) pour ouvrir la porte principale de l’ancien bâtiment du BIT au bord du lac. A l’occasion de l cérémonie d’ouverture, le 6 juin 1926, le Président du Conseil d’administration, Arthur Fontaine, et les deux vice-présidents, Jules Carlier (Employeurs) et Léon Jouhaux (Travailleurs), introduisirent les clés sur quoi Arthur Fontaine déclara : « Par une même porte, chaque groupe entre au Bureau international du Travail pour collaborer à une même œuvre ; chaque groupe a la garde du bâtiment, de nos statuts et de l’œuvre commune ». Pour tous ceux d’entre nous qui ont travaillé pour le BIT, les trois clés représentent le symbole vivant de l’Organisation et de sa devise, « Si vis pacem, cole justitiam « – si vous voulez la paix, cultivez la justice.

Les plus anciens de nos collègues se souviendront de la serrure dorée qui ornait le centre du portail principal de la propriété du BIT à l’angle de la rue de Lausanne et de la place Albert Thomas. Ils seront heureux d’apprendre que la serrure originale, ainsi que les trois clés dorées sont conservées dans les archives du Bureau.

Puissent-elles un jour servir à nouveau…

Inauguration du nouveau siège du BIT à Genève le 6 juin 1926
En tête Albert Thomas avec les représentants des délégations tripartites


Pour la petite histoire La naissance du « logo » de l’OIT / Marc Carriche

 

Pendant des décennies les publications du Bureau ont été marquées d’un signe dont les anciens se souviennent. Il s’agissait de deux triangles parallèles avec des initiales BIT ou ILO. Pas très esthétique mais on n’en était pas encore au stade du « logo » symbolique de toute institution. Au sein du Service de l’information, l’un d’entre nous au moins en sentait le besoin, à mesure qu’approchait le cinquantième anniversaire: Peter David, spécialiste de ce qu’on appelait alors « l’information visuelle », étudiait des maquettes.

En 1968, alors que la préparation prenait une ampleur considérable, une de nos initiatives précipite les choses. L’Union postale universelle (UPU), avec laquelle j’avais pris contact, nous demandait un dessin à proposer à ses Etats Membres auxquels elle allait suggérer de consacrer des timbres en 1969.

Les imaginations se mirent en branle. Peter David et des graphistes extérieurs au Bureau élaborèrent maints projets. La chose n’était pas simple. Il fallait que l’image dise tout: I’OIT, le tripartisme, le travail, la paix, le lien avec les Nations Unies … et quoi encore … j’ai oublié. Mais il fallait aussi que l’insigne soit aisément lisible, agréable à l’oeil, facilement reproduisable, en une seule couleur. Une gageure.

Des dizaines de maquettes…
Chacune des nombreuses maquettes présentait des avantages et, bien sûr, des inconvénients. Des semaines d’hésitations, de discussions, des milliers de coups de crayon et de pinceau.

Enfin on se décide sur trois projets à présenter au Directeur général. Lequel nous demande de consulter son haut Etat-major. Confronté de but en blanc à un problème à la fois si minime et si important, peu préoccupé (nous sommes en 1968) par les impératifs de la « communication » (le mot n’était pas encore à la mode) chacun des chefs réagit individuellement, spontanément.

Je me souviens des remarques de trois d’entre eux face à l’un ou l’autre des projets : « Où est le tripartisme ? » ; « on dirait une femme enceinte » ; « ça ressemble à une couronne mortuaire ».

Nous avions certes déjà recueilli, parmi les nombreuses approbations, pas mal d’observations critiques de la part de collègues – du messager à l’expert de passage – auxquels nous avions montré nos projets. Mais ces remarques là … .

C’était nous rappeler la variété géographique et sociale de cette organisation bien particulière qu’est I’OIT. Nous savions aussi que le regard s’habitue aux nouveautés. Et puis il nous fallait un graphisme qui « tienne la route », qui ne se démode pas trop vite. On travaillait pour l’avenir. Peter et son dessinateur voulaient bien chercher encore … mais pour modifier aussi peu que possible. Ce qu’ils firent. Trois projets montèrent à nouveau à la direction. Pas question, on s’en doute, de prendre une décision de cette nature sans l’aval du très haut. Mais le directeur, à cette époque, avait bien d’autres soucis. Et considérables.

Cependant, un jour, la date butoir fixée par I’UPU était … le lendemain. Il fallait porter un logo à Berne. Que faire ? …

Et le choix final

Tout le processus avait été suivi par un jeune attaché de cabinet du DG – qui, je crois, a fait depuis une brillante carrière dans son pays. Dans un dernier conciliabule entre notre service et lui chacun prit ses responsabilités. Un modèle fut choisi en commun, adopté, officialisé sans autre forme de procès. Et je pris le train pour Berne. L’UPU se mit en mouvement avec un succès qui dépassa nos espérances.

Et alors on y alla franchement : dépliants, brochures, livres, communiqués, génériques de films, tout fut marqué du nouveau symbole, vite adopté par toute la maison. Aucune objection ne fut jamais soulevée.

Puisse-t-il continuer longtemps de symboliser une OIT digne et fière de son passé, décidée et courageuse face à ce qui l’attend. Mais ceci est une autre histoire…


Albert Thomas – Je me souviens / Edward Phelan, Directeur général 1941-1948

Albert Thomas, le premier directeur general du BIT est né le 16 juin 1878 et décédé le 9 mai 1932. Sa mémoire est encore vive aujourd’hui au BIT. Pour célébrer le 130ème anniversaire de sa naissance, nous publions le discours fait par Edward Phelan en 1934 à l’occasion de la cérémonie commémorative du deuxième anniversaire du décès d’Albert Thomas. Comme Phelan l’a dit, pour Albert Thomas le principe de sa vie était la lutte pour la justice sociale. « Il n’est pas aisé de définir la justice sociale. Pour Albert Thomas, il s’agissait de beaucoup plus que la suppression de l’injustice sociale. Pour lui, c’était une politique positive permettant à l’individu d’obtenir la reconnaissance de ses droits politiques, économiques et moraux. Cette doctrine, seule, pouvait à son avis donner à l’Organisation une unité et une personnalité réelles qui pourraient la guider sûrement au travers de circonstances dans lesquelles une doctrine d’inspiration moins élevée aurait inévitablement provoqué des divisions d’après les intérêts nationaux. »
IE

J’ai vu pour la première fois Albert Thomas en janvier 1920. Il venait à Londres assumer la lourde charge de Directeur du BIT.

Il m’a fait à ce moment l’honneur de m’appeler à ses côtés. J’ai travaillé avec lui jusqu’à sa mort. J’ai été auprès de lui dans toutes les réunions du Conseil d’administration, dans toutes les sessions de la Conférence internationale du Travail ; je l’ai accompagné dans ses grandes missions politiques en Amérique et en Extrême–Orient ; je l’ai accompagné dans des missions moins lointaines, mais peut-être plus dangereuses, à la Cour de la Haye.

J’ai donc pu voir son œuvre dans le détail et, citoyen d’un petit pays, l’Irlande, assez éloigné des grands courants du monde, je peux vous apporter sur son travail un témoignage que n’influence aucun préjugé national ou politique.

De notre première rencontre, cela vous surprendra peut-être, je garde le souvenir d’un homme silencieux, qui écoutait, qui ne parlait pas.

Je l’ai vu, bien plus souvent par la suite, trépidant d’énergie, imposant à tous sa volonté créatrice, bouillonnant d’impatience devant les obstacles, agissant avec une activité prodigieuse. Il citait quelquefois un mot de Saint-Simon : « Pour faire de grandes choses, il est nécessaire d’avoir de la passion ». Et il avait une passion, la passion de réalisation, qui se traduisait par une énergie envahissante, une impatience allant quelquefois à des explosions de colère, un appétit de combat contre les obstacles qui surgissaient sur son chemin.

Mais, derrière tout cela, il y avait de la réflexion froide. S’il arrivait à vaincre des difficultés, c’est qu’il les avait pesées dans le calme, sans se faire d’illusion, sans jamais se laisser entraîner par son désir brûlant d’aboutir à les mépriser ou à les méconnaître.

Je comprends maintenant son silence à Londres. Il avait une vision qui perçait bien plus loin que la nôtre. Lui seul voyait l’immensité de la tâche qui était devant lui, et avant de s’y lancer, il la mesurait et il préparait son plan.

Quelle était cette tâche ? Il avait à créer l’Organisation internationale du Travail.

Il est vrai que la Conférence de Washington avait été un succès. Mais elle n’était que l’épilogue de la Conférence de la Paix, l’élan final d’un sentiment de fin de guerre assez éphémère.

La constitution de l’Organisation internationale du Travail n’était pas en vigueur. Il n’y avait, comme pour les décisions de Washington, que de l’encre sur du papier. Il fallait en faire des hommes et des choses. Albert Thomas a pris les mots : il en a fait le Bureau Internationale du Travail.

Comment ?
Il fallait faire ce bureau avec des éléments de nationalités différentes, c’est-à-dire avec des habitudes de travail, des méthodes de penser, des traditions différentes.

Et pour cela aucun modèle, aucune expérience pouvant le guider, il fallait inventer quelque chose de tout neuf, ni français, ni anglais, ni copié sur aucun modèle national.

Il l’a fait. Une telle réalisation, à elle seule, suffirait à assurer sa renommée comme administrateur.
Ce n’était encore rien.

Albert Thomas a fait le mécanisme d’abord. Mais il tenait, avec quelle vision et avec quelle raison, à faire de ce mécanisme une chose vivante, à lui donner une conscience, une foi.

Il l’a fait : et du même coup il a défini pour la première fois le caractère du fonctionnaire international et de ses responsabilités. Là il pénétrait sur un terrain bien plus dangereux, où il allait déconcerter le préjugé des souverainetés nationales.

Mais il a compris qu’aucune organisation internationale ne pouvait réussir si son caractère international devait céder devant une pression nationale quelconque. Il a défendu de toutes parts son institution et son personnel contre des pressions de cette sorte, avec le courage d’une conviction sans faiblesse.

Du côté de la France même, il n’a pas hésité à aller plaider à la Cour Permanente de Justice la thèse de la compétence du BIT en matière agricole, lorsque le Gouvernement français soutenait la thèse inverse. Il a eu cause gagnée : c’est l’honneur de la France qu’elle se soit inclinée devant l’avis de la Cour et qu’elle n’ait pas fait grief à Albert Thomas d’avoir accompli loyalement son devoir de Directeur du BIT.

Voilà le Bureau créé, avec des fonctionnaires de nationalité différentes, organisés en équipe, animés d’un esprit commun. Voilà sa compétence assurée.

Ce n’est toujours rien.
Le BIT, comme on appelle couramment l’Organisation internationale du Travail, ce n’est pas, croyez-moi, seulement un bâtiment spacieux, à Genève, avec, au bord du lac bleu, des fonctionnaires distingués.

Le BIT, c’est 58 peuples ; c’est un mécanisme de collaboration entre ces peuples, un mécanisme compliqué, dans lequel doivent s’engrener les Conseils des Ministres, les parlements, les administrations nationales, et même coloniales, les services d’inspection du travail, d’inspection médicale, les organisations patronales et ouvrières, et par là les individus eux-mêmes, parlementaires, administrateurs, employeurs, ouvriers.

Tout cela n’existait que dans des textes juridiques. Les Gouvernements ne connaissaient qu’imparfaitement leurs obligations, les administrations ne les comprenaient que d’une façon abstraite, les organisations professionnelles n’avaient conscience ni de leurs droits ni de leurs devoirs ; l’opinion publique et les masses ignoraient tout.

Cela c’était la situation non pas dans un pays mais dans tous.

Créer des habitudes de collaboration régulière entre ces éléments divers dans plus de 50 pays, c’était une tâche surhumaine : Albert Thomas l’a accomplie.

Il l’a accomplie par d’incroyables efforts personnels par des voyages sans arrêt dans tous les continents, dans presque tous les pays du monde, grâce à un effort puissant de dédoublement qui le maintenait, si loin qu’il fût, à la tête de son administration ; qu’il fût à Washington ou à Tokyo, il était encore à Genève.

Je pourrais vous dire beaucoup de choses sur ces voyages, dont chacun présentait un problème différent. Je n’en dirai qu’une, qui est étonnante : dans tous les pays malgré leur diversité, il arrivait à exercer la même influence personnelle que vous avez connue en France, la même puissance de séduction intellectuelle ; il réussissait toujours à obtenir une réponse de confiance et de compréhension.

S’il l’obtenait, c’est qu’il la méritait. Il avait, il est vrai, des dons extraordinaires pour cela : une personnalité forte, un charme séduisant, la connaissance des choses et des hommes, et la volonté de réussir. Mais son succès ne venait pas seulement de ses dons ; il y ajoutait un travail formidable. Jamais il ne visitait un pays sans l’avoir étudié à fond : histoire, politique, industrie, et même culture et art.

Comment lui refuser les choses qu’il demandait lorsqu’il venait discuter, non pas de lointains problèmes internationaux, mais les problèmes précis d’actualité nationale, dont il démontrait la connexité évidente, restée, jusqu’à sa visite, inaperçue, avec le fonctionnement du BIT ?

Lorsqu’il eut terminé son voyage en Chine, des chinois m’ont dit : « C’est le premier homme d’Etat européen qui a compris la Chine ». Même avec tous ces voyages, sa tâche était loin d’être achevée.

Les contacts étaient établis, les rouages tournaient, Conseils, Conférences et Commissions se réunissaient : à tout cela, il fallait donner une orientation, un esprit. Là encore, il a réussi par un effort personnel. Il pensait, il pensait pour la Conférence ; mais il amenait la Conférence à penser avec lui.

Dans les premières années de l’Organisation, un anglais a dit un jour un mot d’humour un peu cruel : « Le Conseil d’administration, a-t-il dit, ce n’est pas un Conseil et il n’administre rien ». Et cela était vrai. Albert Thomas dominait son Conseil : il lui imposait au début des décisions. Mais il n’avait pas l’esprit d’un dictateur.

Il a voulu créer un Conseil qui fut un véritable Conseil d’administration, même si parfois il devait se dresser contre lui. Il a réussi : aujourd’hui il y a un Conseil, et qui administre.

Ainsi, d’année en année, Albert Thomas a amené le Conseil du BIT à comprendre ses responsabilités et à les prendre. Année par année, il a amené la Conférence, encline à se limiter à son ordre du jour technique, à examiner le problème social dans son ensemble, à voir avec lui les difficultés sans cesse nouvelles, à chercher avec lui les solutions.

Je ne vous parlerai pas de ces solutions et des idées qui les inspiraient. Le sujet serait trop vaste. Ce que j’ai essayé de faire, c’est de vous montrer, de l’œuvre d’Albert Thomas, un aspect non pas inconnu peut-être, mais insuffisamment apprécié.

Le principe de sa vie était la lutte pour la justice sociale. Mais pour lui, la justice sociale n’était pas une abstraction. Il la comprenait comme un fait qui devait se réaliser par des progrès réels de Conférence en Conférence.

Dans une vision gigantesque, il a aperçu l’instrument par lequel de tels progrès pourraient être obtenus. Cet instrument, il l’a conçu à une échelle mondiale ; il a compris qu’il fallait y intégrer les administrations et les organisations de tous les pays.

Pour tout autre que lui, ç’aurait été un rêve fantastique ; pour lui, c’était un plan. Par un effort prodigieux, qui paraîtra un jour tenir de la légende, il a fait de ce plan une réalité.

Si le BIT existe aujourd’hui comme une puissante organisation, un réseau entourant le globe, c’est à lui que nous le devons. Et si le BIT résiste, s’il ne fléchit pas à un moment où la foi dans les institutions internationales semble hésiter, c’est qu’il lui a donné, avec un mécanisme perfectionné, un esprit et une personnalité.

Il l’a fait consciemment.
A la pose de la première pierre du bâtiment actuel du BIT, il a dit :

« Une âme vivra dans la maison que nous allons bâtir ». Cette âme y vit, une âme née de lui.

Elle continuera à y vivre aussi longtemps qu’il y aura des hommes qui s’inspireront de ses principes, aussi longtemps que l’intelligence humaine refusera d’abdiquer devant le défi de la misère et de l’injustice.


L’élection d’Albert Thomas à la direction du BIT / Carl V. Bramsnaes

Qui serait le premier directeur du Bureau international du Travail? C’était là une question capitale qui se posait lors de la première session de la Conférence de l’OIT, tenue à Washington au cours de l’automne 1919.

La Conférence avait été convoquée à Washington sur l’invitation du président Wilson, mais l’attitude des Etats-Unis quant à leur participation à l’œuvre de la nouvelle institution mondiale créée par la Conférence de la Paix à
Paris demeurait incertaine, et les candidats pour l’élection du premier directeur ne pouvaient guère être qu’un Anglais ou un Français.

L’organisateur de la Conférence était Harold Butler. Comme haut fonctionnaire britannique, il avait, pendant la Conférence de la Paix, joué un rôle très important dans la commission qui s’occupait des problèmes sociaux, et avait participé à l’élaboration de la Partie XIII du Traité, qui constituait la base même de l’Organisation internationale du Travail. Ce n’était certes pas tâche facile que d’organiser une telle conférence pour la première fois alors qu’on ne disposait d’aucune expérience en la matière ; une grande habileté et une longue patience étaient nécessaires. Harold Butler avait montré qu’il était capable d’organiser. La Conférence en elle-même eut un plein succès quant à ses résultats sur le plan social, puisque plusieurs très importantes conventions furent adoptées presqu’à l’unanimité par les trois éléments de la Conférence. Dans ces conditions, le nom de Harold Butler fut mis en avant dans les discussions privées au sujet de l’élection du premier directeur du BIT.

Un autre nom fut également mentionné, celui d’Arthur Fontaine, chef de la délégation française à la Conférence. Fontaine avait été à Paris l’un des plus éminents représentants des groupements qui avaient préparé la partie sociale du Traité de Paix. En dehors des discussions concernant les noms, l’idée fut également émise qu’il conviendrait d’ajourner à une date ultérieure l’élection d’un directeur.

Tel était le cadre dans lequel se déroula l’élection. Que se passa-t-il, en l’occurrence? Les membres du premier Conseil d’administration avaient été élus par la Conférence. L’un des Etats Membres élus était le Danemark ; en ma qualité de délégué du gouvernement danois, j’eus l’occasion de participer aux réunions du Conseil d’administration. A la première séance de l’organisme nouvellement élu, Arthur Fontaine fut nommé président, tout d’abord à titre provisoire, puis, après quelque débat, et sous la pression du groupe des travailleurs, à titre définitif.
Cette élection – qui ne répondait peut-être pas à ses propres vœux – éliminait Fontaine en tant que candidat éventuel au poste de directeur. Le groupe des travailleurs, qui souhaitait une décision définitive, insista de nouveau pour que l’on procédât immédiatement à l’élection d’un directeur – et cela réservait une surprise!

Lorsque l’on compta les suffrages émis au scrutin secret, on constata que trois voix seulement s’étaient prononcées en faveur de Butler contre neuf en faveur d’Albert Thomas, plusieurs membres s’étant abstenus. Comme le nombre des suffrages exprimés était assez restreint, on procéda à un nouveau scrutin dont le résultat fut qu’Albert Thomas obtint encore la majorité contre Butler, bien que cette majorité fût réduite.

Il est hors de doute que le groupe des travailleurs avait été l’élément décisif au sein du Conseil d’administration lors de cette élection, et que le groupe des employeurs avait fourni l’appui nécessaire pour aboutir à l’élection d’Albert Thomas. Autant que je sache, la plupart des membres gouvernementaux, lors du deuxième scrutin, votèrent en faveur de Butler. Le nom d’Albert Thomas n’avait jamais été mentionné au cours des discussions entre les délégués gouvernementaux à la Conférence.

Du point de vue technique, Albert Thomas a été l’outsider lors de cette élection, mais il méritait de gagner. Harold Butler s’était révélé un homme possédant des capacités remarquables et une grande habileté, mais, pour édifier le BIT, Albert Thomas avait des qualifications supérieures. Son dynamisme débordant, son immense énergie, son enthousiasme communicatif étaient des qualités indispensables pour donner à la nouvelle organisation cette place éminente dans les affaires sociales du monde que le BIT ne tarda pas à occuper.

En collaboration avec Albert Thomas, Harold Butler, comme Directeur adjoint, fit bénéficier le Bureau de ses qualités d’administrateur et de son intelligence de la façon la plus efficace; il fut un excellent successeur à la direction du Bureau après la disparition d’Albert Thomas. Mais 1’OIT n’aurait pas été, sans Albert Thomas, l’organisation sociale par excellence.

La Partie XIII du Traité de Paix décrivait l’Organisation internationale du Travail – il appartenait à Albert Thomas de la créer.

J’ai encore présente à l’esprit la dernière session du Conseil à laquelle Albert Thomas participa, et sa dernière Conférence. Toutes deux eurent lieu en avril 1932, à une époque où l’une des plus terribles crises économiques ébranlait le monde, et où le chômage avait atteint un niveau sans précédent. Tous ceux qui ont connu Albert Thomas comprendront qu’il ait considéré comme une obligation pour son organisation d’adopter des propositions susceptibles d’atténuer les répercussions de la crise. Alors même qu’il était affaibli par une grippe prolongée, il se dressa avec son énergie et son esprit combatif habituels pour défendre une résolution dans ce sens devant le Conseil d’administration, devant une commission de la Conférence et devant la Conférence elle-même. Ce n’était pas là une tâche aisée, mais la Conférence finit par adopter la résolution par 73 voix contre 3. Seule la personnalité et la grande ferveur d’Albert Thomas pouvaient permettre d’obtenir un tel résultat.

Ce fut là sa dernière victoire. La Conférence prit fin le 30 avril. Huit jours plus tard, Albert Thomas mourait à Paris.


Quelques à-côtés de l’histoire du BIT / Frangois Agostini

Dès l’origine, le titre officiel du BIT semble avoir donné lieu à quelque confusion. En effet, au cours des années 20, deux dénominations officielles ont coexisté pendant quelque temps: « Organisation permanente du Travail » et « Organisation internationale du Travail ».

Laquelle des deux était la bonne ?

Par exemple, la couverture du texte bilingue de la Constitution, dans l’édition parue en octobre 1921, porte le titre « Permanent Labour Organisation » et « Organisation permanente du Travail ». Puisqu’il s’agissait d’un mouvement officiel, force est d’admettre la validité de cette dénomination. Cependant un autre document officiel, adopté antérieurement, donne une toute autre indication. Le « Règlement » (Standing Orders) de la Conférence, adopté à Washington le 21 novembre 1919, mentionne expressément « l’Organisation internationale du Travail » dans son article premier.

Il semble donc que les deux dénominations aient coexisté pendant quelques années, jusqu’à ce que le titre « Organisation internationale du Travail » se soit imposé. Quand, exactement ? Difficile à dire. Ce qui est certain c’est que l’évolution a été plus lente en français qu’en anglais, si l’on en croit plusieurs auteurs: M. Gerreau, « Une nouvelle institution du Droit des Gens, l’Organisation permanente du Travail », Paris 1923; E. Mahaim « L’Organisation permanente du Travail », Paris, Hachette, 1923; C. Argentieu, « Les résultats acquis par l’Organisation permanente du Travail, 1919-1929 », Paris, Sirey, 1930. Et pourtant Albert Thomas intitulait « L’Organisation internationale du Travail » le long chapitre documenté qu’il écrivit pour la série publiée au Danemark en 1924 sur « Les origines et l’oeuvre de la Société des Nations ». L’Annuaire de la S.D.N. utilisait le même titre.

En conclusion, on peut dire que si le titre « Organisation permanente du Travail » a bien failli, à l’origine, être retenu comme titre officiel de l’Organisation il a rapidement perdu du terrain (et apparemment plus vite en anglais qu’en français) devant celui de « Organisation internationale du Travail », qui s’est finalement imposé.


1919: la première Conférence internationale du Travail / Harold B. Butler, Directeur 1932-1938

Harold B. Butler (1883-1951) fait ses études à Oxford et rejoint la fonction publique britannique en 1907. En 1917 il est le collaborateur du ministre au ministère du travail. En 1918, avec Edward Phelan et Malcolm Delevigne, il rédige un programme pour la Section sur le travail dans le futur traité de Paix qu’examinera la Conférence de la Paix. En 1919, il est nommé Secrétaire du Comité d’organisation puis Secrétaire général de la première Conférence internationale du Travail à Washington DC. Pendant les premières années du BIT, il occupe le poste de Directeur-adjoint chargé de l’administration et des finances. En 1932, il succède à Albert Thomas comme Directeur du BIT. Il démissionne en 1938 et devient Directeur du Huffield College à Oxford. De 1939 à 1941 il est Commissaire à la Défense civile puis ministre plénipotentiaire à l’Ambassade du Royaume Uni à Washington DC de 1942 à 1946.

Butler a joué un rôle important pour le succès de la première Conférence comme Edward Phelan plus tard a écrit : « Lorsqu’une difficulté venait à se présenter devant la Conférence, spécialement une question constitutionnelle ou de procédure, on prêtait une oreille particulièrement attentive à ceux qui avaient participé à l’élaboration de l’Organisation à Paris, et notamment au Secrétaire général, M Butler. » Nous exprimons notre sincère gratitude à M. Jean-Jacques Chevron qui a bien voulu traduire ce texte.

IE

Le Traité de Paix avait prévu la composition d’une Conférence internationale du Travail annuelle mais laissé à celle-ci le soin de définir sa propre procédure. Le Comité d’organisation a donc consacré beaucoup de soin et de travail à la rédaction d’un Règlement provisoire qui fut adopté à la deuxième séance de la Conférence mais renvoyé à un Comité spécial pour un nouvel examen. Le Comité, après des débats prolongés, soumit à la Conférence un texte révisé de Règlement en 20 articles qui fut ainsi adopté définitivement. Ce dernier n’appelle pas ici de commentaire particulier mais deux observations d’ordre général. En premier lieu, l’expérience a démontré la sagesse du Comité d’organisation et de la Conférence qui mit en place la procédure parlementaire de la Conférence, dès le début. La pratique varie considérablement d’un pays à l’autre. Les pouvoirs du président, la façon dont il convient de traiter les résolutions, la procédure de vote, la clôture des débats, sont des questions d’importance fondamentale dans la conduite de n’importe quelle réunion mais, comme le Comité en fit la remarque, sont traitées de façon très diverse dans les assemblées à travers le monde.

Il ne fut pas possible de trouver pour chaque disposition une règle qui satisfasse tout le monde. Il fallut s’en souvenir et admettre que les procédures suivies par n’importe quel pays ou groupe de pays ne pouvaient être insérées dans le Règlement.

De fait, celui-ci constitua le premier Règlement jamais élaboré, établissant un compromis entre un grand nombre de pratiques nationales. Bien qu’il ait fait de temps à autre l’objet d’amendements, le Règlement a, dans l’ensemble, montré son efficacité dans son application et rendu un grand service à l’Organisation en mettant à sa disposition un ensemble de règles auxquelles les délégués à la Conférence se sont progressivement habitués. La rapidité qui en est résultée dans le traitement des affaires de la Conférence et l’absence de confusion dans l’application des procédures a évité à la CIT beaucoup d’heures de travail et de pertes de patience.

La deuxième question qui attire l’attention est l’émergence du problème linguistique dès la première Conférence tenue sous les auspices de l’Organisation internationale du Travail. Le vicomte d’Eza, représentant le Gouvernement de l’Espagne, demanda que l’espagnol fût reconnu comme troisième langue officielle. Il attira l’attention sur le grand nombre de pays hispanophones et sur les difficultés que rencontraient nombre de leurs délégués, particulièrement les délégués travailleurs, à suivre les débats en anglais et en français. Sa demande en fit naître d’autres, similaires, pour la reconnaissance de l’allemand et d’une des langues slaves. En fait un accord avait déjà été conclu aux termes duquel la traduction des débats en espagnol serait quotidiennement mise à disposition des délégués aux frais du Gouvernement américain.1 Aucune réunion internationale ne peut se dérouler efficacement sans que la grande majorité des délégués puisse en suivre les débats de façon satisfaisante. A la Conférence internationale du Travail, où les délégués ne jouissent pas de cet avantage, la nécessité d’interpréter pour eux les débats – autant que possible dans un nombre important de langues – fut très vite jugée impérative.


L’ouverture de la Conférence

La Conférence de Washington créa un autre précédent de portée considérable dans l’histoire de l’Organisation en reconnaissant l’existence des groupes d’employeurs et de travailleurs. Lorsque le Traité de Paix fut signé il n’avait probablement pas été prévu que les délégués des employeurs et ceux des travailleurs – nécessairement liés, respectivement, par une sympathie et des intérêts communs – auraient tendance à se regrouper en blocs distincts en vue d’une unité d’action. Quoiqu’il en soit, aucune disposition du Traité ne laisse penser qu’une telle situation était alors envisagée. Pourtant, avant même que la Conférence ne se réunisse pour la première fois, les deux groupes avaient commencé à prendre forme.

Pour ce qui était des employeurs, le germe d’une telle organisation existait déjà. En 1911, M. Olivetti avait organisé le premier Congrès des organisations patronales de l’industrie et de l’agriculture (Congresso internazionale dell’ organisazioni padronali dell’ industria e dell’ agricoltura). De cette réunion naquit l’idée de créer un Centre d’information international pour les employeurs et en 1913 M. Carlier et M. Lecocq, à l’époque respectivement président et secrétaire du Comité central industriel de Belgique, prirent des contacts dans divers pays d’Europe pour trouver des soutiens en vue de la création d’un tel Centre. Lors d’une réunion tenue à Paris en juin 1914, sa création fut décidée et MM. Carlier et Lecocq en furent respectivement nommés président et secrétaire. La guerre empêcha la réalisation de ce projet, mais ils le relancèrent lorsque fut annoncée la convocation de la Conférence de Washington. En arrivant à Washington, ils prirent l’initiative, de concert avec M. Guérin (France) et M. Marjoribanks (Grande-Bretagne), d’inviter les délégués employeurs à une réunion au ministère de la Marine le 28 octobre, veille de l’ouverture de la Conférence. A partir de cette date ce fut le groupe des employeurs, ainsi créé, qui procéda aux désignations par les employeurs pour la vice-présidence, la composition des comités et, finalement, la composition du Conseil d’administration. Il décida, lors de ses réunions, de la politique qu’il convenait d’adopter sur la plupart – sinon toutes – des questions donnant lieu à un débat, et une série d’importants amendements au projet de convention sur la durée du travail fut présenté au nom du groupe des employeurs dans son ensemble. Finalement, avant la fin de la Conférence, le groupe rédigea et adopta le 23 novembre les statuts d’une Organisation internationale des employeurs permanente.

La formation du groupe des travailleurs allait encore plus de soi et exigea fort peu de préparation. La Fédération internationale des syndicats venait tout juste d’être reconstituée à Amsterdam et avait joué un rôle prépondérant dans l’admission de l’Allemagne et de l’Autriche qui avait précédé l’ouverture de la Conférence. Son autorité était indiscutable, au-delà de la contestation et de la critique. Elle alla jusqu’à exiger que tous les délégués travailleurs fussent choisis en accord avec les organisations affiliées à la Fédération, Dans ce contexte, il était naturel que les dirigeants de la Fédération, eux-mêmes délégués à la Conférence, agissent de façon unie et, dès le départ, constituent un groupe discipliné de leurs camarades travailleurs. Le 1er novembre, deux jours après l’ouverture de la Conférence, M. Mertens, en sa qualité de président du groupe des travailleurs, informa le Secrétaire général de la Conférence que M. Oudegeest avait été nommé secrétaire du groupe. Tout comme le groupe des employeurs, celui des travailleurs tint des réunions régulières pendant la Conférence et soumit une série d’amendements de groupe au Comité chargé de la rédaction du projet de convention sur la durée du travail. Comme pour les employeurs les désignations des travailleurs pour la composition des comités et du Conseil d’administration furent décidées lors de discussions au sein du groupe des travailleurs.

Il serait hors de propos de commenter ici la part importante que ces formations naturelles ont joué depuis dans les travaux de l’Organisation. Bien que, de temps à autre, elles aient été critiquées pour avoir introduit un élément de discipline trop fort et, par conséquent, fait obstacle à l’expression d’opinions individuelles, il ne fait aucun doute que sans l’expression collective des points de vue des employeurs et des travailleurs pendant les débats de la Conférence et les négociations paritaires en vue de parvenir à un accord qu’elles ont rendu possible, la solution des problèmes aurait été infiniment plus ardue et les résultats moins satisfaisants. Bien plus, l’existence de ces groupes a aidé à préserver et à renforcer le caractère tripartite essentiel de la Conférence. Il en est aussi résulté que la Conférence a pu examiner les questions, moins sous l’angle des points de vue nationaux et davantage sous celui de leur importance technique et de leur portée, du point de vue de ceux qui participent à la production industrielle.

L’orientation ainsi donnée, dès le départ, au travail de la Conférence a certainement été en harmonie avec les espoirs et les intentions de ceux qui avaient rédigé la Partie XIII du Traité de Paix. Leur objectif avait été de créer un parlement au sein duquel tous les points de vue dont il faut nécessairement tenir compte pour déterminer les conditions de vie et de travail dans l’industrie, fussent pleinement entendus. Dans l’ensemble, la formation des groupes employeurs et travailleurs a assurément contribué à atteindre cet objectif.

Une autre décision, prise au cours des premiers jours de la Conférence de Washington, renforça même cette orientation. Le débat acharné qui avait eu lieu au Comité de la Conférence de la Paix sur la question de savoir s’il fallait accorder un simple ou un double vote aux délégués gouvernementaux était encore dans la mémoire de nombreux délégués. Ceux qui s’étaient fait les avocats de l’attribution du vote simple aux gouvernements tout en acceptant la décision finale de bonne grâce, estimaient qu’ils pourraient raisonnablement demander une compensation. En conséquence, il fut accepté qu’en ce qui concerne la composition des comités mis en place pour traiter les diverses questions inscrites à l’ordre du jour, les employeurs et les travailleurs seraient – en nombre – à égalité avec les gouvernements, bien que la Commission de proposition se soit abstenue sur la question de principe.

Cet accord, toutefois, ne fut pas appliqué à la Commission de proposition que l’on estimait devoir être composée de la même façon que le Conseil d’administration et qui, en conséquence, devint presque identique à celui-ci. La constitution de la Commission de proposition fut un autre exemple heureux de ce qu’avait envisagé le Comité d’organisation. Il avait prévu qu’il serait nécessaire de créer une sorte d’organe de la Conférence, pleinement représentatif de ses divers groupes, auquel toutes les questions relatives à ses travaux pourraient être renvoyées. De cette façon, de longs débats de procédure purent être évités et il fut possible de parvenir à des décisions sur la conduite générale des débats, la création de commissions et d’autres questions d’ordre général qui n’auraient pu être traitées de façon rapide et satisfaisante en séance plénière par la Conférence. Là encore fut établi un important précédent qui prouva par la suite son utilité et créa un rouage essentiel de toutes les Conférences internationales du Travail.

Finalement, il convient de dire quelques mots du travail de secrétariat de la Conférence. Comme le Bureau international du Travail n’existait pas encore, le secrétariat fut inévitablement constitué un peu n’importe comment en recrutant les éléments qui étaient disponibles. Certains de ses principaux membres avaient déjà acquis quelque expérience dans les équipes de la Conférence de la Paix et du Comité d’organisation. D’autres furent empruntés au Secrétariat embryonnaire de la Société des Nations, tandis que les travaux d’exécution furent, pour l’essentiel, confiés à du personnel local américain recruté sur place. La différence essentielle entre la Conférence et d’autres réunions internationales qui l’avaient précédée résidait dans le fait que ses hauts fonctionnaires avaient tous été choisis parmi toutes sortes de nationalités différentes alors que le secrétariat proprement dit était organisé non en fonction des nationalités mais selon une méthode fonctionnelle.

Bien entendu on rencontra de très grandes difficultés à transformer en une équipe efficace un personnel recruté aussi rapidement parmi des éléments aussi hétérogènes. Néanmoins l’expérience de Washington permit de conclure qu’il était possible d’obtenir une coopération loyale et un haut niveau de résultats d’un personnel international. Comme le Secrétaire général en fit la remarque à la fin de la Conférence, le personnel exécuta ses tâches avec un grand enthousiasme car il avait compris qu’il participait à un grand événement et démontré, par le succès de ses efforts, que « la coopération internationale peut aussi bien réussir au royaume de l’administration que la Conférence a démontré qu’elle le peut au royaume de la législation. »

Le Conseil d’administration

Comme on l’aura déjà compris, l’un des traits marquants de la Conférence de Washington fut la façon dont elle mit en lumière les principaux problèmes liés aux objectifs et à la structure de l’Organisation internationale du Travail. Et notamment la façon dont étaient traitées les questions concernant les pays d’outre-mer. Avant la guerre aucun pays extérieur à l’Europe n’avait participé aux réunions convoquées sous les auspices de l’Association pour une Législation internationale du Travail. Ceci était dû, en partie, à l’origine et aux motivations purement européennes de cette dernière et, en partie également, au développement comparativement plus modeste de l’industrie dans les pays d’outre-mer à l’exception des Etats-Unis ; et même ces derniers ne faisaient que commencer à exporter des produits manufacturés sur une grande échelle. Les besoins considérables en matériel de guerre et les obstacles placés par la guerre au transport maritime avaient privé les pays d’outre-mer de la plus grande partie des approvisionnements qu’ils étaient habitués à recevoir des usines européennes. Durant cette période, nombre d’entre eux en étaient venus à développer des activités industrielles pour satisfaire leurs propres besoins, tandis que certains – tels le Japon et le Canada – avaient même été encouragés à produire des biens destinés à l’exportation, que ce soit pour approvisionner les belligérants, dont les besoins en munitions étaient pratiquement sans limites, ou pour s’emparer de marchés d’outre-mer qui avaient des besoins urgents en produits que les pays belligérants n’étaient plus en mesure de fournir.

En conséquence, l’industrialisation avait fait de grands progrès pendant la guerre dans les pays d’outre-mer – tout particulièrement en Asie et en Amérique – qui avaient donc commencé à rencontrer des problèmes industriels et sociaux auxquels, auparavant, ils prêtaient peu d’attention. Il était donc naturel qu’ils s’attendissent à jouer un rôle plus important dans les délibérations de la Conférence ainsi que dans les principales commissions.

Pendant la Conférence, cette question apparut au premier plan en deux occasions : la première lors de la création de la commission chargée de traiter des migrations ; la seconde lors de l’élection du Conseil d’administration.

Le rapport de la commission sur le chômage avait proposé, entre autres, l’adoption d’une résolution recommandant au Conseil d’administration de nommer une commission chargée des problèmes migratoires. M. Gemmill délégué des employeurs d’Afrique du Sud présenta le 25 novembre un amendement tendant à ce que « la représentation des Etats du continent européen dans la commission soit limitée à la moitié du total de la composition de la commission. » Il justifiait sa position en soulignant que les migrations étaient une question qui intéressait également les pays européens et d’outre-mer et que les intérêts de ces derniers étaient au moins aussi engagés que ceux des premiers. L’amendement fut finalement adopté, montrant ainsi le rôle que les pays d’outre-mer entendaient jouer dans la vie de l’Organisation.

Cette motion, toutefois, n’aurait pu être présentée avec autant de force si la question de l’élection du Conseil d’administration avait été réglée de façon différente. Cette élection avait été placée à l’ordre du jour de la Conférence le 25 novembre. Elle avait fait l’objet de longues discussions et de négociations à la Commission de proposition où les pays d’outre-mer avaient revendiqué beaucoup plus de sièges qu’ils ne s’en étaient finalement vu attribuer. Dans le cas du groupe gouvernemental, huit des douze sièges disponibles avaient déjà été attribués par le Traité aux huit Etats ayant l’importance industrielle la plus considérable. Parmi eux, le Japon et les Etats Unis étaient les seuls pays d’outre-mer qui avaient été inclus dans la liste proposée par le Comité d’organisation. En conséquence, la délégation indienne émit une protestation, faisant valoir que l’Inde devait se voir reconnu le droit d’y être incluse et son premier délégué, M. Louis Kershaw, refusa de prendre part à l’élection jusqu’à ce que le Conseil de la SdN se soit prononcé sur l’objection formulée par l’Inde. Il restait alors quatre gouvernements à élire par les délégués gouvernementaux présents à la Conférence en dehors de ceux représentant les huit Etats ayant l’importance industrielle la plus considérable. L’élection permit à l’Argentine, au Canada, à la Pologne et à l’Espagne d’accéder aux sièges vacants. Il fut aussi proposé que dans le cas d’une vacance éventuelle, le Danemark puisse se voir attribuer le siège en question, une disposition permettant de faire face à la situation au cas où les Etats Unis ne ratifieraient pas le Traité.

En conséquence, quatre des douze sièges gouvernementaux furent attribués aux représentants de pays d’outre-mer. Ultérieurement, lorsque le Conseil de la SdN dressa la liste des huit Etats ayant l’importance industrielle la plus considérable, elle y inclut non seulement l’Inde mais aussi le Canada, attisant ainsi le sentiment d’injustice qui prévalait parmi les délégués d’outre-mer à Washington.
Malgré les efforts tendant à assurer une représentation de l’outre-mer au sein du groupe des employeurs, celui-ci nomma en fait six représentants européens tandis que le groupe des travailleurs, qui avait catégoriquement rejeté le critère de la nationalité dans le processus de sélection, nomma cinq Européens et un Canadien pour le représenter au Conseil d’administration.

En conséquence, le premier Conseil d’administration comprit vingt membres européens sur un total de vingt-quatre. Ce résultat provoqua une protestation vigoureuse des délégués d’outre-mer qui prit la forme d’une résolution présentée par M. Gemmill et appuyée par un grand nombre de délégués d’outre-mer, exprimant « leur désapprobation de la composition du Conseil d’administration du Bureau international du Travail dans la mesure où pas moins de vingt membres de ce Conseil sur vingt-quatre sont des représentants de pays européens. » M. Fontaine estimait, par contre, que la vocation des pays à devenir membres du Conseil d’administration ne devait pas être déterminée en termes de répartition géographique mais à l’aune de leur développement industriel et de leur expérience ainsi que de l’importance de leurs intérêts industriels.

Quand la question fut mise aux voix, la Conférence était divisée de façon égale. La motion de M. Gemmill fut adoptée par quarante-quatre voix contre trente-neuf, la majorité étant composée de trente-cinq délégués d’outre-mer, comprenant les délégués des travailleurs du Guatemala, de l’Inde, du Japon, du Pérou et de l’Afrique du Sud et de quatre voix européennes. La minorité était composée, à une exception près, de délégués européens, mais la plupart des délégués des travailleurs et un certain nombre d’autres s’abstinrent de prendre part au vote.

Mieux encore, l’initiative prise à Washington par M. Gemmill se révéla le point de départ d’une révision de l’Article 393 du Traité lui-même afin de donner une meilleure représentation aux pays d’outre-mer.

Néanmoins, malgré les divergences qui avaient surgi à propos de la distribution des sièges, la Conférence procéda à la formation du Conseil d’administration qui, de ce fait, siégea pour la première fois à Washington. C’était un pas d’une extrême importance dans le démarrage des travaux de l’Organisation. On sentait, particulièrement au sein du groupe des travailleurs, qu’il était impératif de créer dès que possible le Bureau international du Travail si l’on voulait assurer la continuité et le développement des travaux de la Conférence. Toutefois, Le Bureau ne pouvait être créé tant qu’un Directeur n’était pas nommé et le Directeur ne pouvait être nommé que par le Conseil d’administration. Il ne faisait aucun doute que le point de vue du groupe des travailleurs était raisonnable et justifiait qu’une action fut prise. A sa première réunion, le 27 novembre, le Conseil procéda à l’élection de son premier président, M. Arthur Fontaine, et de M. Albert Thomas comme Directeur du Bureau à titre provisoire. Par ces deux nominations, annoncées l’avant-dernier jour de la Conférence, l’avenir de l’Organisation fut – comme cela fut prouvé – largement assuré. La nomination de M. Fontaine aux fonctions de président était largement justifiée par les services éminents qu’il avait rendus à la Conférence de la Paix en qualité de président du Comité d’organisation et comme délégué à la Conférence. Pendant plus de onze ans il guida le Conseil d’administration avec un talent et un jugement incomparables. Ceux qui ne connaissaient pas encore les brillantes qualités et la forte personnalité de M. Albert Thomas furent rapidement convaincus à son contact qu’entre ses mains le Bureau deviendrait un instrument de premier ordre pour jouer le rôle que les auteurs du Traité lui avaient réservé. Là encore, la Conférence de Washington avait véritablement bien mis en place les fondations de l’Organisation.

La réussite de la Conférence

En procédant, onze ans plus tard, à une évaluation de la réussite de la Conférence de Washington, on ne manque pas d’être frappé par l’acuité avec laquelle elle mit en relief les principaux problèmes qui, depuis devaient venir en tête des préoccupations de l’Organisation internationale du Travail. On est également frappé par la vigueur et la détermination avec lesquelles la Conférence s’attaqua à tous ces problèmes et par les progrès accomplis en l’espace bien court de cinq semaines pour parvenir à leur solution. Il faut se souvenir également que les problèmes constitutionnels et politiques qui font l’objet de ce chapitre n’étaient pas le sujet principal des travaux de la Conférence. La plus grande part de son activité fut consacrée à la rédaction de six conventions traitant de la durée du travail dans l’industrie, du chômage, du travail de nuit des femmes, du travail de nuit des enfants, de l’âge minimum d’accès des enfants au travail industriel et de l’emploi des femmes avant et après la naissance d’un enfant. En plus de ces conventions elle n’adopta pas moins d’une série de six recommandations et de huit résolutions sur des questions inscrites à l’ordre du jour mais qui n’avaient pas été jugées propres à faire l’objet de conventions.

Cependant l’enthousiasme seul n’aurait pas permis à la Conférence de traiter un ordre du jour aussi vaste. La planification soigneuse assurée par les auteurs de la Partie XIII du Traité et par le Comité d’Organisation doit également être largement reconnue. Ils avaient mis en place une procédure inspirée par une connaissance réelle des conditions nécessaires au succès des conférences internationales. En tout premier lieu, la minutie apportée au travail préparatoire permit de mener à bien la discussion des six questions principales inscrites à l’ordre du jour.

Les rapports présentés par le Comité d’organisation permirent aux délégués d’évaluer dès le départ en quelle mesure un accord général avait déjà été atteint et, par conséquent, de se concentrer sur les points qui nécessitaient négociations et compromis. En conséquence, les six projets de convention qui constituaient véritablement les fondations d’un code de législation internationale du travail furent non seulement dûment adoptés mais par la suite ratifiés puis appliqués jusqu’à un point qui montra qu’il s’agissait de textes sensés et sérieux. Chaque conférence internationale depuis la guerre a illustré cette leçon que le succès dépend dans une large mesure du soin et de la prévoyance avec lesquels le travail préparatoire est mené à bien et que, sans cette indispensable condition, l’échec est presque inévitable.

Assurément, les méthodes de procédure mises en œuvre à Washington avec autant de succès constituèrent un modèle pour les conférences ultérieurement convoquées sous les auspices de l’Organisation internationale du Travail. On peut même affirmer sans exagérer que le niveau de réussite d’autres conférences internationales a varié dans une grande mesure selon qu’elles suivirent ou ignorèrent ces méthodes. Il existe une technique de la négociation internationale qu’il convient d’apprendre et qui doit être utilisée par ceux qui la comprennent. L’un des mérites de la Conférence de Washington est d’avoir apporté une contribution considérable à la mise au point de cette technique.
Mais une bonne technique de discussion, aussi nécessaire qu’elle soit, ne peut à elle-seule résoudre les problèmes nombreux et variés qui se présentent.

La Conférence de 1919

Une Conférence portée par une foi moins intense aurait pu hésiter à se confronter si audacieusement aux problèmes qui firent l’objet des décisions prises à Washington. Elle aurait pu hésiter à prendre quelque action que ce fut pour mettre en mouvement la mécanique permanente de l’Organisation, compte tenu des doutes sur la validité juridique des décisions de la Conférence qui flottèrent tout au long de ses travaux, du début à la fin. Le Gouvernement américain avait fait valoir que la Conférence pourrait n’avoir aucun caractère officiel dans la mesure où le Traité de Paix n’était pas encore entré en vigueur. De fait, le Ministre américain Wilson expliqua qu’il n’avait accepté la présidence de la Conférence que parce qu’elle n’avait qu’un statut non officiel.

Dans son discours d’ouverture il fit observer que l’achèvement de l’organisation de la Conférence ne pourrait intervenir avant que la Société des Nations ait été officiellement créée et que les mises au point techniques finales aient été prises ; tout ceci alors que la création de la SdN était déjà certaine.

Si la Conférence avait été moins déterminée à lancer la première partie du programme de travail de la Société des Nations, elle aurait pu être ébranlée par ces vices juridiques dans son mandat. De fait, ils furent discutés à deux reprises par la Commission de proposition. En fin de compte le Conseil d’administration recommanda une solution proposée par M. Fontaine qui avait le mérite d’être à la fois simple et exhaustive : à savoir que la Conférence, comme cela avait été proposé par le Comité d’organisation, aille de l’avant comme si elle avait été valablement constituée et qu’on laisse à la discrétion du Conseil d’administration le soin de prendre toutes mesures nécessaires pour rendre ses décisions juridiquement applicables lorsque le Traité de Paix entrerait en vigueur, le Conseil d’administration étant alors laissé libre de convoquer à nouveau la Conférence ou d’en décider la clôture. Cette proposition fut soumise à la Conférence qui l’adopta à une majorité confortable de 73 voix contre six.

Lorsqu’il se réunit pour sa deuxième session en janvier 1920, le Conseil d’administration ne rencontra pas de grandes difficultés à trancher ce nœud juridique. Le Conseiller juridique de la Conférence avait soutenu le point de vue qu’aucune décision du Conseil d’administration n’était nécessaire. Lorsque celui-ci se réunit le 26 janvier 1920, on considéra qu’il suffirait, en vertu de l’autorité que la Conférence lui avait déléguée, qu’il proclame la clôture de la session tenue à Washington. Cette procédure fut en conséquence recommandée par le Directeur au Conseil d’administration lorsque celui-ci se réunit ; elle fut adoptée à l’unanimité sans discussion prolongée, puis dûment communiquée aux Etats Membres.

Ainsi, tous les obstacles constitutionnels placés sur le chemin de la Conférence de Washington furent-ils surmontés avec succès. Ils n’auraient sans doute guère pu l’être si toutes les composantes de la Conférence n’avaient fait preuve d’une forte détermination à en assurer la réussite à n’importe quel prix et à traduire sans plus tarder en réalité vivante les dispositions de la partie XIII du Traité de Paix. Là, sans doute, se situe la réussite la plus remarquable de la Conférence de l’OIT de Washington qui lui donne une place spéciale dans l’histoire de l’Organisation internationale du Travail en lui conférant un peu les caractéristiques d’une assemblée constituante.
Note :
1 Le choix du français et de l’anglais comme langues officielles fut contesté par la Conférence en 1919. Sur les 36 Etats membres présents, 16 étaient hispanophones. Les partisans de l’allemand firent aussi entendre leur voix mais les séquelles politiques de la guerre furent, les premiers temps, un obstacle. En fin de compte, il fut décidé fin 1927 d’intégrer l’espagnol et l’allemand aux langues de la Conférence. (IE)


Avant Versailles : la genèse de l’OIT par David A. Morse 1, Directeur général 1948-70

Commençons par la Conférence de la paix, qui se réunit à Paris en janvier 1919, deux mois après l’armistice ayant mis fin à la première guerre mondiale.

A l’une de ses premières séances, la Conférence instituait une Commission de la législation internationale du travail, avec à sa tête, Samuel Gompers, le premier président de la Fédération américaine du travail. Certains délégués avaient sans doute jugé assez surprenant que la Conférence de la paix mît à l’étude des problèmes du travail au nombre de ses premières préoccupations ; pourtant, tout le monde reconnaissait alors que la situation et l’instabilité qui avaient caractérisé, en 1918 et en 1919, le monde du travail en général et celui de l’industrie en particulier, notamment en Europe, appelaient une action immédiate et constructive.

Il incombait à la Commission, qui se composait de représentants de neuf pays2, de se prononcer sur une question très importante : devait-elle proposer d’insérer dans le traité de paix la constitution, rédigée de façon détaillée, d’une organisation internationale du travail de caractère permanent, ou lui fallait-il se borner à recommander l’adoption d’une déclaration générale de principe, d’une sorte de charge du travail ?

Elle se décida finalement à élaborer la constitution d’une organisation qui serait chargée d’examiner les nouveaux problèmes du travail, à mesure qu’ils surgiraient, et d’aider à les résoudre. En outre, elle décida, mais seulement à titre subsidiaire, d’approuver une liste de principes généraux.

Le rapport de la Commission se composait de deux parties : l’une comprenait la constitution de l’Organisation internationale du Travail proposée, y compris des dispositions relatives aux relations de celle-ci avec la Société des Nations, et l’autre la liste des principes généraux en matière de travail. Ce rapport fut adopté par la Conférence de la paix en avril 1919. Ces deux parties furent ensuite incorporées au traité de Versailles.

Alors que l’on se souvient surtout de la Conférence de la paix de Paris à cause de son oeuvre sans lendemain dans les domaines politique et économique, sa principale décision en matière de politique sociale – la création de l’OIT – exerce toujours une influence de vaste portée dans le monde entier.

Mais avant de parler de la Constitution de l’OIT, j’aimerais faire une brève incursion dans le passé.

Par une curieuse coïncidence historique, c’est presque exactement un siècle avant la Conférence de Paris que les premières propositions d’action internationale pour réglementer les conditions de travail avaient été soumises à une Conférence internationale, le Congrès d’Aix-la-Chapelle en l’occurrence, par l’industriel gallois, établi en Ecosse, Robert Owen. A cette époque, Owen prêchait dans le désert. Quelques années plus tard, toutefois, d’autres employeurs préconisèrent une action analogue : Hindley en Angleterre et Legrand en France.

Du côté ouvrier, l’Association internationale des travailleurs, c’est-à-dire la première Internationale, constituée en 1864, la deuxième Internationale, créée en 1889, et la Fédération syndicale internationale, fondée en 1898, exprimèrent toutes, de différentes façons, les aspirations internationales des travailleurs en ce qui concerne une amélioration de leur sort partout dans le monde.

Quant aux gouvernements, sous l’influence des théories économiques et sociales du XIXe siècle, ainsi qu’à la suite des pressions exercées par les travailleurs ou au nom de ceux-ci, ils ne restèrent pas inactifs. En 1890, après des initiatives prises par le colonel Frey, Président de la Confédération suisse, une Conférence internationale sur les conditions de travail fut convoquée à Berlin par le chancelier Bismarck.


La Conférence de Berlin 1890

Ainsi donc, les employeurs, les travailleurs et les gouvernements ont tous joué un rôle, bien que séparément, dans l’évolution du concept de l’action internationale pour l’amélioration des normes de travail. Toutes ces initiatives ont été inspirées par des hommes qui s’étaient sincèrement préoccupés des conséquences pénibles qu’avaient entraînées, pour les travailleurs, l’industrialisation et les rivalités économiques du XIXe siècle. En 1900 on créa, pour une très large part à la suite de cette « prise de conscience » des problèmes sociaux dans les pays européens, l’Association internationale pour la protection légale des travailleurs, organisation non gouvernementale qui recevait des contributions volontaires des gouvernements s’intéressant à son activité. Cette organisation, bien que ses travaux n’eussent guère eu d’effets immédiats sur les législations nationales, peut être considérée comme précurseur de l’OIT.

Vers la fin de la première guerre mondiale, les gouvernements alliés, alors qu’ils préparaient la Conférence de la paix, avaient dû tenir dûment compte des conférences ouvrières internationales qui s’étaient tenues pendant le conflit à Leeds, à Stockholm et à Berne pour demander instamment, dans des résolutions, que les conditions de paix comportent, pour les travailleurs, des garanties minima quant à la législation du travail et aux droits syndicaux, en reconnaissance des service signalés qu’ils avaient rendus pendant la guerre, aussi bien dans les usines que sur les champs de bataille.

Tout cela explique la création de la Commission de la législation internationale du travail lors de la Conférence de la paix à Paris, ainsi que l’adoption à l’unanimité, par celle-ci, du rapport de ladite commission.

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1 Directeur général de 1948 à 1970, extrait des Conférences à la Cornell University, 1969.
2 Belgique, Cuba, Etats-Unis, France, Italie, Japon, Pologne, Royaume-Uni, Tchécoslovaquie (James T. Shotwell, L’Origine et l’évolution de l’Organisation internationale du Travail et son rôle dans la communauté mondiale, vol. I, pp. 128-129).