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Assemblée générale du Syndicat du personnel de l’OIT Seconde session, 17 octobre 2019

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L’ordre du jour de l’AG comprenait notamment la Rapport annuel du Comité du syndicat pour l’année 2019. La présente note ne fait pas le compte rendu de cette assemblée mais souhaite mentionner quelques points pouvant intéresser plus particulièrement nos collègues retraités.

Catherine Comte, Présidente du Syndicat a évoqué en début de réunion trois points d’actualité.

La réforme des Nations Unies: le Conseil d’administration du BIT a réaffirmé le principe du tripartisme; toutefois ce principe ne doit pas être oublié sur le terrain dans les structures qui se mettent dans le cadre de la réforme qui privilégient les regroupements et les correspondants régionaux de coordination.

Le dialogue social interne: les plans d’action du BIT devraient faire l’objet d’information, de consultation ou de négociation avec les représentants du personnel. Des broadcasts ont été diffusés cet été par la Direction sur les conditions de travail sans que le Comité de négociation paritaire ait été saisi. Des plaintes ont été déposées car manque de consultation.

La décision du Tribunal administratif de l’OIT: la CFPI ne reconnaît pas la décision du Tribunal concernant le recours de centaines de salariés contre la baisse de l’ajustement de poste à Genève pour les fonctionnaires des catégories P et D. Il existe 2 Tribunaux dans le Système commun, le deuxième ne s’est pas encore prononcé. Des menaces existent sur l’existence même du Tribunal de l’OIT et sur les procédures internes de recours.

L’accès par les retraités aux bureaux du BIT dans les régions. Les délégués régionaux du Comité du syndicat sont intervenus durant l’AG pour exposer leurs préoccupations. Parmi celles-ci ont été mentionnées les questions de remboursement des dépenses maladie qui à présent peuvent être initiées sur internet. Cela est un progrès pour les fonctionnaires des Régions mais la question reste posée pour les retraités. A ce propos François Kientzler, Secrétaire exécutif de la Section des Anciens du BIT, est intervenu pour évoquer les difficultés d’accès des retraités dans les bureaux du BIT sur le Terrain et la nécessité de la faciliter. Les retraités devront continuer à pouvoir se faire aider dans leur démarche pour déposer les demandes de remboursement à la Caisse maladie, et, dans un futur proche, certains voudront les déposer en ligne. Plusieurs délégués régionaux ont fait état des pratiques en cours envers les retraités et dans certains cas des problèmes d’accès aux bureaux. Dans le cadre de la réforme des Nations Unies, notamment sur le Terrain en cas de regroupement de services et d’activités, ces questions d’accès aux bureaux devront être prises en compte.

Pour conclure son intervention le Secrétaire exécutif de la Section des Anciens a mentionné la participation et l’engagement des retraités dans les Evénements liés au Centenaire de l’OIT durant l’année 2019. La Section des Anciens sera de même disponible pour contribuer aux manifestations qui seront liées au Centenaire du Syndicat de l’OIT en 2020. Enfin, il a souhaité que les futurs retraités, notamment ceux membres du Syndicat, rejoignent sans hésitation la Section des Anciens qui a besoin de forces vives et de renouvellement.

20 octobre 2019
François Kientzler


Edito du « Message no. 66 »

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Chers/Chères collègues retraité(e)s,

Vous avez été très nombreux à participer aux événements du Centenaire de l’OIT organisés en 2019 par la Direction du BIT et celui de la Section des Anciens. L’après-midi du 28 mai auquel nous vous avions conviés a été un grand succès de par son contenu et la participation. De même, le déjeuner du 11 juillet à l’invitation de Guy Ryder, Directeur général a permis à de nombreux retraités et à leurs conjoints de se retrouver. Vous trouverez à l’intérieur de ce numéro 66 de Message différents articles relatant ces événements. En complément, pour ceux qui n’ont pas pu y assister et aussi pour ceux qui séjournent loin de Genève les vidéos historiques évoquées le 28 mai sont disponibles sur notre site web sous Centenaire (http://www.anciens-bit-ilo.org/fr/centenaire-de-loit-1919-2019/). Le site regroupe aussi l’essentiel de vos contributions-témoignages au Centenaire de l’OIT.

Ivan Elsmark, éditeur de Message depuis plus de deux décennies, qui a consacré durant ces années beaucoup de temps et d’énergie au service de la Section des Anciens et de vous tous retraités, quittera le Bureau de la Section à la fin de l’année. Il est de même de Marianne Stämpfli, secrétaire du Bureau et assistante de M. Elsmark qui cessera de même son engagement auprès de la Section après 19 ans de services fidèles et réguliers. Depuis 10 ans j’ai eu l’occasion de travailler avec eux, notamment les mardis matins, et cela s’est toujours fait dans une bonne ambiance malgré la diversité et parfois la complexité des tâches qui nous attendaient. Je les remercie au nom de vous tous car solidairement avec les membres du Bureau de la Section nous avons pu aboutir à une reconnaissance renforcée de la Section auprès du BIT.

Aussi, en cette année de Centenaire qui s’achève j’aurais un souhait à exprimer: n’hésitez pas à adhérer à la Section, même si vous êtes retraités depuis de longues années, notre action en dépend. Le Bureau de la Section des Anciens s’est félicité du succès lié à son engagement dans les événements du Centenaire. L’invitation du 28 mai avait été adressée à l’ensemble des retraités du BIT, même à ceux qui ne sont pas membres de la Section. Il en est de même de Message qui est diffusé très largement et notre site web est aussi ouvert à tous. Nous ne faisons pas de discrimination mais nous souhaiterions obtenir le soutien financier d’un plus grand nombre d’entre vous, je veux parler de ceux qui ne sont pas encore membres de la Section. Plusieurs d’entre vous ont adhéré et payé leur cotisation le 28 mai pour nous soutenir. Si jusqu’à un passé récent nous avons pu subvenir à nos besoins par les cotisations recouvrées mais aussi par les intérêts bancaires, ceci n’est plus le cas depuis 3 ans et nous devons à présent puiser dans nos réserves. N’hésitez pas à adhérer à la Section, même si vous êtes retraités depuis de longues années: voir le formulaire d’adhésion à l’intérieur de ce numéro. Vous pouvez aussi nous envoyer un mail à l’adresse de la Section et solliciter un rendez-vous (anciens@ilo.org), ou nous téléphoner (les mardis matins entre 10h et 12h au 00 41 22 799 64 23, ou encore venir directement nous rendre visite à ces mêmes heures (Bureau 6-006). Nous sommes disponibles pour vous accueillir et vous informer sur nos activités.

En effet, de nouveaux défis attendent le Bureau de la Section des Anciens qui va être élus en cette fin d’année 2019, notamment la poursuite de la publication de Message en version éditée, le développement de notre site web ainsi que l’organisation du travail de secrétariat. Le Bureau de la Section est déterminé à poursuivre son engagement pour répondre à vos attentes, vous représenter auprès de l’administration et à défendre vos intérêts pour toutes les questions de protection sociale et de pension. Merci de nous soutenir.

François Kientzler
Secrétaire exécutif de la Section des Anciens


Victoire juridique du Syndicat contre l’abaissement de l’ajustement de poste à Genève mais…

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Deux cent trente et un fonctionnaires avaient porté plainte auprès du Tribunal administratif du BIT suite à la décision de la CFPI (Commission de la Fonction publique internationale) de réduire l’ajustement de poste à Genève pour les fonctionnaires de la catégorie professionnelle. Le Conseil d’Administration du BIT a endossé l’application de cette décision prise par la CFPI, à la demande du DG de l’OIT. Avec l’appui du Comité du Syndicat du personnel de l’OIT, de Chloé Charbonneau-Jobin, sa Conseillère juridique, des arguments juridiques avaient été avancés pour contester la décision. Par Jugement No 4134 du 3 juillet 2019 (128è Session) le Tribunal a donné raison aux plaignants.

Jeudi 19 septembre 2019 le Syndicat a rendu compte à ses adhérents de l’ensemble de la démarche effectuée. La Conseillère juridique et Martine Humblet, juriste, membre du Syndicat de longue date, ont évoqué les conclusions du Tribunal. Quinze arguments avaient été avancés pour contester la décision de la CFPI. Seulement deux ont finalement été nécessaires au Tribunal pour faire pencher la balance en faveur des plaignants. D’une part, la CFPI n’avait pas le pouvoir de décider d’une variation de l’ajustement de poste, ses Statuts ne lui permettant de faire que des recommandations. Seule l’Assemblée générale de l’ONU a cette compétence. D’autre part la CFPI a modifié la règle des écarts d’une façon aléatoire en la limitant à 0% puis à 3% alors qu’elle était fixée à 5%; ceci a été considéré comme une manipulation par la Tribunal, alors qu’aucun élément technique et mathématique ne le justifiait.

En conséquence le Directeur général a notifié au personnel par Broadcast du 3 juillet 2019 l’application de la décision du Tribunal à l’ensemble du personnel P et D de l’Organisation à Genève.

Prenant la parole après cette présentation Catherine Comte-Tiberghien, Présidente du Syndicat, a évoqué les écueils qui allaient se présenter. Si des fonctionnaires de l’UIT, de l’OMS, de l’OIM et de l’OMPI ont aussi obtenu le même résultat, les fonctionnaires des autres Organisations, ayant été en justice auprès  de  l’autre Tribunal (TANU) ne  savent pas encore la teneur de sa décision et sont toujours soumis à l’ancienne échelle de salaires. On se retrouve donc à Genève avec des fonctionnaires ayant des ajustements de poste différents ce qui contraire aux principes d’égalité de traitement. Le syndicat de l’OIT a demandé la réforme de la CFPI et des méthodes de calcul du coût de la vie. Ceci n’est pas gagné. Autres conséquences pour les fonctionnaires professionnels: leur cotisation à la Caisse maladie a été recalculée en prenant en compte les salaires modifiés. De même le plafond applicable pour pouvoir bénéficier des prestations complémentaires est lui aussi modifié à la hausse.

La Présidente du Syndicat se veut très prudente quant à l’avenir compte tenu de la situation créée à Genève évoquant la réforme de l’ONU qui est en cours et la décision que pourrait prendre l’Assemblée générale de l’ONU quant à la CPFI et à la place des Organisations spécialisées au sein de l’ONU.  Malgré toute la prudence demandée la Présidente du syndicat a invité les participants à se retrouver autour d’un verre dans l’Espace Gobelins pour fêter cette victoire qui n’aura été possible que grâce à la mobilisation forte des personnels du BIT durant les 2 années passées.


Rapport d’activités 2019

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La Section des Anciens du BIT est ouverte à tous les fonctionnaires retraités du BIT qu’ils aient travaillé au Siège à Genève ou dans un des bureaux extérieurs, et aussi qu’ils aient été fonctionnaires de la catégorie G, P ou D. Elle est dirigée par un Bureau composé de 10 membres, son organe exécutif qui se réunit en général tous les 15 jours (sauf en été). La Section dispose d’un bureau attenant aux bureaux du Syndicat (présentement bureau 6-06) au 6è étage. Elle communique avec ses adhérents par e-mail, courriers, son bulletin biannuel Message et par son site web (http://www.anciens-bit-ilo.org).

L’année 2019 aura été marquée par les Célébrations du Centenaire de l’OIT auxquelles les retraités auront été associés de par la volonté de M. Guy Ryder, Directeur général. Les contacts et réunions avec les représentants de l’administration notamment Protocole, DCOMM, ARCHIVES, REPRO, DISTRIBUTION et INSERV auront permis de renforcer les liens entre la Section des anciens et le personnel actif du BIT. Des réunions de travail fructueuses ont permis d’aboutir à des résultats très positifs dans l’association des retraités aux Célébrations du Centenaire. Un appel à témoignage lancé par le Bureau de la Section a permis de recueillir non loin d’une centaine de contributions publiées sur le site web de la Section ainsi que dans Message, plus particulièrement dans le Nos 62, 63 et 64. D’autres le seront dans les numéros à paraître.

Après avoir participé au lancement du Centenaire en janvier 2019, les retraités ont pu assister durant cette année à différentes conférences à thème organisées par les départements du BIT. Deux événements majeurs auront été célébrés par les retraités eux-mêmes. Le 28 mai 2019 à l’initiative et à l’invitation de la Section plus de 400 retraités se sont retrouvés dans la salle du Conseil pour évoquer grâce à des vidéos et des témoignages des moments clés de l’histoire où le BIT était présent et actif. Nous citerons particulièrement la défense du Syndicat Solidarité en Pologne et la fin de l’Apartheid en Afrique du Sud. Le Directeur général a honoré de sa présence cet événement en ouvrant la séance et en y participant en sa totalité. Les participants se sont ensuite déplacés dans l’Espace Gobelins pour un cocktail offert par la Section des anciens. Puis le 11 juillet 2019, à l’invitation du Directeur général environ 300 retraités et proches se sont retrouvés pour un déjeuner du Centenaire; le moment clé de ce déjeuner a été le partage du gâteau d’anniversaire.

Ces deux événements auront été fortement appréciés par les participants. Vous trouverez des informations complémentaires, notamment des vidéos et photos sur ces événements sur notre site web, mentionné plus haut sous la rubrique Centenaire. La mise en place d’une exposition par le Cercle Arts et décoration du BIT sur le thème du Centenaire de l’OIT ainsi qu’une exposition de timbres évoquant les cent années d’action de l’OIT ont accompagné ces événements. La Section des anciens sera présente dans l’organisation de la célébration du centenaire du Syndicat du personnel de l’OIT en 2020.

Le bureau de la Section des Anciens est attenant à ceux du Syndicat. Cette proximité physique avec le Syndicat facilite les contacts permanents et la coopération régulière avec le Secrétariat, la Présidente et la Secrétaire générale. Les échanges portent notamment sur les dossiers d’un intérêt commun tels que la Caisse maladie et la Caisse des pensions. Nous avons apporté notre soutien à l’action du Syndicat contre la baisse des salaires des professionnels à Genève et nous nous sommes réjouis de la grande mobilisation du personnel qui a eu lieu au cours du printemps 2018. Nous avons appris au début de cet été que l’action menée auprès du Tribunal administratif du BIT, initiée, encouragée et soutenue par le Syndicat a été couronnée de succès.

Une des préoccupations constantes de la Section des Anciens est le fonctionnement et le maintien de notre Caisse d’assurance maladie (CAPS). Nous sommes intervenus à maintes reprises sur des cas personnels auprès de la CAPS; nous nous réjouissons que les Statuts et Règlement administratif de la Caisse aient été imprimés et diffusés aux retraités qui pour une part importante n’utilisent pas internet. La dernière publication remonte à plus de dix ans; cette nouvelle publication était indispensable vu les modifications intervenues les dernières années dans les Statuts et le Règlement administratif. Ces modifications concernent notamment la prise en compte d’actes de prévention et de certaines médecines alternatives.

Des représentants du Bureau de la Section des Anciens participent au Conseil de l’AAFI-AFICS de Genève. Différentes associations de retraités d’Organisations internationales sont membres de ce Conseil. Des informations sur les questions de pension et de protection de santé y sont discutées, en particulier le fonctionnement de la Caisse des pensions et le devenir des Caisses de maladie régulièrement soumis aux instances des Nations Unies dans le cadre de ce qui est dénommé ASHI (After Service Health Insurance), protection santé et maladie des retraités. D’après les dernières informations dont nous disposons une réorganisation serait en cours aux bureaux de la Caisse des pensions à Genève et leur déménagement serait prévu en fin d’année dans les locaux de l’OMM, proche de la rue de Lausanne.

Le Bureau des Anciens a poursuivi son action de rapprochement et de communication avec les retraités. Le site web de la Section (http://www.anciens-bit-ilo.org) est régulièrement actualisé et nous mettons à disposition des informations qui les concernent directement, mais aussi sur les actualités du BIT telles les actions et la grève menées par le Syndicat mentionnées plus haut. Nous investissons beaucoup de temps pour que le site reste vivant et actualisé. Mais nous négligeons pas pour autant la publication toujours attendue par de nombreux retraités, à savoir celle de Message, qui elle aussi demande du travail et des efforts. Merci à ceux et celles qui y contribuent; nous faisons en permanence appel à des bénévoles pour aider dans les traductions et la relecture ou pour proposer des articles.

Le Bureau des Anciens intervient au Séminaire annuel de préparation à la retraite et nous en profitons pour avoir à cette occasion des contacts personnalisés. Nous accueillons individuellement chaque participant en échangeant quelques mots avec lui. Ce contact est très important pour inciter le futur retraité à rejoindre la Section des Anciens. En effet, bien que des facilités soient offertes à la Section par le BIT nous avons besoin de ressources financières si nous voulons continuer à rester actifs et présents auprès des retraités. Beaucoup de jeunes retraités hésitent à nous rejoindre se disant que la publication Message et le site de la Section sont mis gratuitement à leur disposition. Maintenir nos activités nécessitent un financement, nous avons besoin d’une secrétaire et d’un web master pour continuer à fonctionner, sachant que les membres du Bureau travaillent eux tous bénévolement pour votre service. Nous invitons donc tous les futurs retraités à devenir membres de la Section des Anciens. Comme chaque année des représentants du Bureau de la Section seront présents et participeront au Séminaire de préparation à la retraite qui se tiendra en novembre 2019.

La Section des Anciens soutient le Cercle Arts et décoration du BIT, membre de l’Association Sports et Loisirs. Une exposition annuelle est organisée au BIT. Enfin, les réceptions annuelles des retraités en mai et décembre à Genève, à l’invitation du Directeur général, sont une occasion privilégiée de se rencontrer entre anciens du BIT. La participation du Directeur général à ces réceptions est toujours très appréciée.

François Kientzler
Secrétaire exécutif


L’OIT, liberté et démocratie / Francis Blanchard, Directeur général de 1974 à 1989

En premier lieu quelques souvenirs personnels :

C’est sans doute à trois ans que j’ai pour la première fois entendu parler à la table familiale d’un personnage de légende du nom d’Albert Thomas et de l’Organisation internationale du Travail. Presque chaque dimanche, mon père invitait à déjeuner des camarades anciens combattants et parmi eux, Jean Toulout, Président de la Fédération des artistes comédiens et ami intime d’Albert Thomas. Mon père, sergent-chef dans une unité d’artillerie avait été grièvement blessé dans les combats de la Première Guerre mondiale. Soigné dans un hôpital militaire, mon père, après sa convalescence et grâce à Jean Toulout, avait été affecté au Cabinet d’Albert Thomas dans une fonction obscure.

Autour de la table familiale, la conversation portait sur la victoire acquise de haute lutte sur l’Allemagne impériale et sur Albert Thomas auquel avait été confiée en 1917 la charge écrasante du Ministère de l’Armement dont dépendait l’issue incertaine d’un conflit qui se poursuivait depuis le 2 août 1914. Les convives se querellaient amicalement sur le point de savoir qui du Président du Conseil des ministres ou d’Albert Thomas était le véritable artisan de la victoire. Mon père tenait Albert Thomas pour un démiurge, c’est-à-dire un être doté d’une extraordinaire puissance créatrice. Tous s’accordaient sur son génie. Les avis divergeaient sur son physique. Les uns le voyaient petit de taille et trapu, les autres quelque peu bedonnant et toujours vêtu de noir, mais ils tombaient tous d’accord sur sa barbe en bataille et de couleur sombre, à la différence de Juan Somavia à la barbe bien taillée et blanche comme neige. Cela dit, je laisse aux dames qui  nous font la grâce et le plaisir de partager ce repas d’en juger. Le déjeuner se terminait inévitablement par des chants patriotiques et des chansons à boire.

Albert Thomas était fils de boulanger à Champigny dans la banlieue de Paris. Mon grand-père était boulanger en Bourgogne à Tournus, oppidum romain, niché le long de la Saône. Vous comprendrez à l’évocation d’un très lointain passé que je me réclame d’Albert Thomas. Mais il y a plus. Abordant l’université, j’ai eu pour professeur en droit du travail Pierre Waline à l’Ecole des sciences politiques. Pierre Waline nous entretenait des premiers pas du BIT sous la direction engagée d’Albert Thomas. J’ai servi, en tant que jeune fonctionnaire, auprès d’Adrien Tixier, ancien sous-directeur du BIT d’Albert Thomas et Ministre de l’intérieur du Général de Gaulle et à ses côtés Alexandre Parodi, Ministre du travail dans le premier gouvernement après la Libération.

Mes parents, mon frère cadet et moi habitions un appartement dans une rue étroite, la rue Clément, en face du superbe marché médiéval, le Marché Saint-Germain-des-Prés. Au pied de l’immeuble, la mairie du 6ème arrondissement de Paris, avait en hâte installé une soupe populaire dans laquelle plusieurs centaines d’hommes et quelques femmes se pressaient sur le trottoir d’en face. Ils attendaient de longues heures sous l’œil  à la fois résigné et soupçonneux de gardiens de la paix, dans l’espoir d’obtenir un bol de soupe chaude et un morceau de pain et,  pour les plus habiles ou les plus patients qui reprenaient la file d’attente, deux bols. Le spectacle de ces hommes et de ces femmes démunis de tout m’a beaucoup marqué, d’autant plus que mon père qui spéculait avait tout perdu et que ma mère se vit contrainte à reprendre le travail.

Mais, trêve de souvenirs.

Soixante ans plus tard – j’avais près de 73 ans – prenant congé du Conseil d’administration du BIT et de la Conférence internationale du Travail, à l’occasion de séances hors programme, dont je garde un très vif souvenir, j’avais fait part en ces deux occasions de ma conviction que, si l’OIT pouvait être fière de son passé qui lui avait valu l’octroi du prix Nobel en 1969, elle ne prendrait sa pleine mesure que dans l’avenir. Je ne croyais pas si bien dire.

En effet, je tiens la date du 8 novembre 1989 cette fracture brutale de l’Histoire pour comparable, dans ses effets, proches et lointains,  à celle de mai 1453, la conquête de Constantinople par le Sultan Mehemet II, entraînant dans sa chute l’Empire d’Orient.

Dans la nuit du 8 novembre 1989, le mur de Berlin s’effondre et avec lui l’Empire soviétique. L’OIT atteint sa dimension à la fois géographique et idéologique universelle.

Certes, grâce au processus de décolonisation au lendemain du deuxième conflit mondial, elle avait atteint son universalité géographique mais aussi, si j’ose dire,  sa dimension idéologique reposant sur l’économie de marché à ne pas confondre avec le capitalisme sauvage et à tout va entraînant la crise financière abyssale, la crise économique et la récession dans lesquelles le monde se débat.


Francis Blanchard

Les quinze dernières années de la guerre froide, où j’eus le privilège de tenir la barre sur une mer passablement démontée, furent marquées par de violentes querelles entre l’est qui s’efforçait de rallier le Tiers monde à son modèle et les démocraties occidentales.

Ce n’est pas faire injure à l’Organisation que d’observer que ses réactions sont lentes. C’est le mérite de Michel Hansenne d’avoir sollicité le chapitre XIII du Traité de Versailles qui contient la Constitution de l’OIT et, en particulier son préambule, pour amener la Conférence internationale du Travail en 1998 à  adopter avec l’appui de son Président, Jean-Jacques Oechslin, à la veille de sa retraite du groupe patronal, la Déclaration sur les droits fondamentaux de l’homme au travail à savoir la convention se rapportant à la liberté d’association, au droit à la négociation collective, à la lutte contre la discrimination sous toutes ses formes, à la lutte contre l’esclavage et à la lutte contre le travail  des enfants. Ce socle de conventions n’est pas « négociable ».

Dix ans plus tard, Juan Somavia prenait le témoin en plein débat sur le thème de la mondialisation. Il proposait au Conseil d’administration de confier à une Commission de haut niveau, co-présidée par deux Premiers ministres, le soin de formuler des propositions sur le thème de la dimension sociale de la mondialisation sur la base d’un rapport de très bonne facture préparé par le Bureau. Au lendemain de son investiture, Juan Somavia lançait une campagne sous le sigle du  « travail décent ». Pour ce qui est du sigle, il a la vertu d’être bref et d’inviter à l’adhésion.

A la veille de l’Assemblée générale des Nations Unies en 2005 s’est tenu un Sommet social au niveau des chefs d’Etat et de gouvernements qui a adopté et le concept et l’expression. Cette expression renvoie au thème de la Conférence mondiale de l’Emploi de 1976 concernant les besoins essentiels en  matière d’emploi, de revenu, d’éducation, de santé, de logement et de culture.

La Conférence mondiale de l’Emploi est venue 30 ans trop tôt. Elle n’était pas dans l’air du temps marqué depuis 1945 par les trente années glorieuses de l’après-guerre, entretenant l’illusion d’une croissance durable installée dans le siècle. Aujourd’hui la même Conférence serait d’actualité pour répondre à la montée inexorable du chômage due à la crise. Il faudrait qu’elle soit préparée par un secrétariat inter-organisations.

Ce sont, à n’en pas douter, des problèmes liés à la crise et à la récession dont, selon la rumeur,  la Chancelière de la République fédérale d’Allemagne, Angela Merkel, se serait récemment entretenue avec les chefs exécutifs du FMI, de la Banque mondiale, de l’OMC, de l’OCDE et du BIT, qu’elle avait invités à se rendre à Berlin. Selon les sources bien informées, elle aurait encouragé les intéressés à se concerter sur les politiques à mener au plan international pour faire en sorte que la justice sociale soit compatible avec la croissance et le progrès économique, comme l’affirment de nombreux textes solennels dans l’expression mais contredits dans les faits.

J’espère que les mêmes personnalités seront invitées lors de la  Réunion du G20 de  Londres en avril.

Si la justice sociale a indéniablement un coût et j’ajoute la défense agressive de l’environnement désormais indissociable  pour l’opinion publique ; ces deux objectifs du développement durable génèrent des emplois, donc des rentrées fiscales confortant la protection sociale.

A la suite des travaux de la Commission de haut niveau sur la dimension sociale de la mondialisation et en écho à la résolution adoptée en 2005 par le Sommet social des chefs d’Etats et de gouvernement, le Bureau, avec l’accord du Conseil d’administration, a engagé un processus de consultations systématiques avec les partenaires sociaux et les gouvernements. A l’issue de ces consultations, le Directeur général a soumis à la Conférence de 2008, lors de sa dernière session,  un rapport sur la réalisation de l’Agenda  du travail décent, des stratégies à suivre.

Au terme d’un débat d’une grande intensité, la Conférence internationale du Travail a convenu de lui donner le titre de « Déclaration sur la justice sociale pour une mondialisation équitable ». Cette Déclaration a été adoptée le 10 juin 2008. Elle est à la fois un texte refondateur et mobilisateur susceptible d’atteindre tous les décideurs en matière économique et sociale. Elle repose sur quatre objectifs inséparables, interdépendants et se renforçant mutuellement : l’emploi, la protection sociale, le dialogue social et les droits fondamentaux de l’homme au travail.

La Déclaration constitue une feuille de route. Elle est un défi pour l’OIT et pour le Bureau et pour le futur.

Je ne doute pas qu’elle restera fidèle à son choix initial de la liberté et de la démocratie qui « demeure la moins mauvaise des solutions quand on a éliminé toutes les autres » suivant la célèbre formule que l’on prête à Winston Churchill.


Emil Schönbaum (1882–1967), l’homme qui guidait la transition de l’OIT de l’assurance vers la sécurité sociale / Vladimir Rys

Nous avons déjà rencontré Emil Schönbaum[1] dans le récit des activités du Bureau international du Travail pendant la deuxième guerre mondiale à Montréal et du destin de son ami et compatriote Osvald Stein[2], le sous-directeur de ce Bureau tragiquement disparu en décembre 1943.

En effet, ce dernier a joué un rôle déterminant dans la vie du grand actuaire, qui est devenu l’un de ses meilleurs collaborateurs.

Débuts de la carrière après la première guerre mondiale

Emil Schönbaum est né en 1882 à Benesov en Bohême (faisant alors partie de l’ancien empire de l’Autriche-Hongrie) Emil Schönbaum étudia les sciences mathématiques à la Faculté de philosophie de l’Université de Prague. Ayant fait de la mathématique des assurances son domaine de spécialisation, il passa également quelques semestres à l’Université de Göttingen.

Après la première guerre mondiale, et peu de temps après la fondation de la Tchécoslovaquie, il reçut son agrégation à l’Université de Prague pour enseigner la mathématique actuarielle et la statistique et, en 1923, fut nommé professeur de mathématique actuarielle.

Selon sa biographie officielle de l’époque, c’est sur demande du premier Président tchécoslovaque M. T. G. Masaryk qu’il tourna son attention vers le domaine des assurances sociales, pour devenir l’un des fondateurs du régime des assurances sociales du pays.

Dès 1921, il assuma un rôle prépondérant au sein du Comité d’experts créé par le Ministère des affaires sociales pour mener à bien ce projet; c’est sur proposition de ce Comité que la première Loi sur l’assurance sociale des employés en cas de maladie, invalidité et vieillesse fut adoptée en 1924[3]. Il occupa ensuite le poste de Directeur de l’actuariat et de la statistique de l’Institut général des pensions et, pendant les années 1927-1929, travailla essentiellement à la réforme du système des retraites. Pendant la période de 1932 à 1934, sa tâche principale fut la réforme du régime des assurances sociales pour les mineurs[4]. Dès 1935, et jusqu’à la fin de la Tchécoslovaquie d’avant Munich, il présida l’Institut social tchécoslovaque, un organe consultatif du Ministère des affaires sociales[5] réunissant les représentants du monde académique des sciences sociales ainsi que des partenaires sociaux.

Entrée au service du BIT et persécution nazie

Sa carrière de conseiller international commence dès le début des années trente quand il est sollicité, en tant qu’expert du BIT, par le gouvernement grec afin de préparer un plan financier pour leur nouveau régime des assurances sociales. C’est à cette époque qu’il entame une collaboration étroite avec Osvald Stein, membre de la Section des assurances sociales du BIT à Genève. Cette collaboration se transforme vite en amitié qui sera bientôt mise à l’épreuve. En effet, avant même la fin de la Tchécoslovaquie et l’occupation du pays par les armées d’Hitler, en mars 1939, la situation se détériore rapidement dans la deuxième République. Les personnalités publiques, les dirigeants de la vie économique, les fonctionnaires et les enseignants d’origine juive sont priés de libérer leurs postes. Emil Schönbaum ne fait pas exception et cherche à quitter le pays.

Heureusement pour lui, il a des bons amis à l’extérieur du pays[6]. C’est grâce à Osvald Stein qu’il reçoit dès l’année suivante une invitation à accompagner, en qualité d’expert du BIT, une réforme du régime des assurances sociales en Equateur[7]. En 1941, c’est le gouvernement mexicain qui lui confie la tâche de préparer techniquement la première loi sur les assurances sociales du pays. Et en 1942 on le trouve engagé en Bolivie dans une étude en vue d’introduire un régime d’assurance pension pour les mineurs. A ce moment, Schönbaum est suffisamment connu et apprécié dans la région pour permettre à Stein de présenter sa candidature au poste de conseiller actuariel du BIT à Montréal. Cette candidature est aussitôt acceptée par le directeur ad intérim Phelan, qui signe sa nomination en août 1942. Signalons à cette occasion que selon le curriculum vitae officiel, en plus de ses connaissances techniques et de sa langue maternelle tchèque, il maîtrise l’anglais,  le français, l’espagnol et l’allemand.

Ses activités en Amérique latine et l’appel du gouvernement tchécoslovaque en exil

Dans ses nouvelles fonctions et suivant le rythme effréné du programme lancé dans le domaine des assurances sociales par Stein, il multiplie les voyages dans la région en visitant successivement le Paraguay, le Chili et le Costa Rica. En 1943, il retourne au Mexique pour prêter la main à la mise en place du nouveau système d’assurance sociale dont il est l’un des fondateurs. Dès le milieu de l’année, c’est le gouvernement tchécoslovaque en exil – dont le siège se trouve à Londres – qui décide de faire appel à ses services. Le plan Beveridge de sécurité sociale devenant le programme des Alliés  pour la période d’après-guerre, tous les gouvernements s’activent pour préparer l’avenir. Il est donc naturel de s’adresser au meilleur expert du pays pour mener à bien l’œuvre de reconstruction dans son domaine. Osvald Stein n’est pas très heureux de cette évolution, car il a d’autres projets pour son ami[8]. Mais il l’accepte avec résignation – « après tout, Schönbaum est toujours Directeur en titre de l’Institut de pensions pour le Gouvernement tchécoslovaque, alors qu’il n’est qu’un fonctionnaire temporaire au BIT »[9]. Schönbaum lui-même n’est pas très enthousiasmé à l’idée de partir pour Londres et s’applique donc à convaincre les uns et les autres qu’il pourrait très bien travailler pour le Gouvernement tout en restant fonctionnaire du BIT. Dans la mesure où c’est quand même lui qui doit avoir le dernier mot, il obtient gain de cause.

En septembre 1943, il est nommé Directeur de reconstruction de l’assurance sociale au Ministère de la reconstruction économique du Gouvernement tchécoslovaque et, en décembre, il reçoit de la part de Osvald Stein, quelques jours seulement avant la mort de ce dernier, un télégramme lui notifiant la prolongation de son contrat de conseiller actuariel du BIT jusqu’à la fin juin 1944.[10]

Son rôle à la Conférence de l’OIT à Philadelphie

La disparition de Stein laisse un grand vide dans les rangs des cadres du BIT chargés d’orienter pendant ces mois décisifs l’avenir de l’Organisation. En effet, la préparation de la conférence de Philadelphie, prévue pour début mai, bat son plein et la sécurité sociale est l’un des thèmes majeurs à l’ordre du jour. C’est donc Schönbaum qui prend la relève pour assurer la bonne orientation des débats en assumant le rôle de rapporteur de la Commission sur la sécurité sociale. Encore faut-il résoudre quelques problèmes administratifs découlant de son double statut. A la fin, on décide de suspendre son statut du fonctionnaire du BIT pendant la durée de la Conférence, afin qu’il puisse endosser le statut de délégué du Gouvernement tchécoslovaque[11].

Le parcours de Schönbaum à la Conférence de Philadelphie est sans faute. D’emblée, la valeur de son expertise est amplement reconnue dans le discours du chef de la délégation tchécoslovaque, Vice-premier Ministre du Gouvernement en exil, Jan Masaryk, qui tient à saluer le père du régime des assurances sociales de son pays. Les documents discutés sous le thème « Sécurité sociale: ses principes et les problèmes qui se posent à la suite de la guerre » laissent à peine apparaître les tensions qui auraient pu exister au cours des mois précédents entre les défenseurs du modèle assurantiel élaboré dans les conventions de l’OIT et les partisans de la formule de protection compréhensive englobant l’assistance sociale, présentée dans le plan Beveridge et fortement soutenue par Osvald Stein[12].

La partie semble se jouer au niveau de la terminologie utilisée dans les différents documents. Tout naturellement, le terme d’actualité, la sécurité sociale, domine, mais il est souvent parfaitement interchangeable avec assurance sociale. Il peut être aussi remplacé par la garantie des moyens d’existence (en anglais income security) ce qui complète le mélange savant du nouveau et de l’ancien.

En définitive, on assiste à une seule tentative ayant pour but de bloquer l’intention de Schönbaum et de ses collègues de mettre en application immédiate les idées énoncées dans le plan  Beveridge. Elle est menée par le Gouvernement britannique, sans doute dans la droite ligne des critiques émises initialement par Winston Churchill au sujet de ce plan. Lors de la présentation du premier rapport de la Commission sur la sécurité sociale, Schönbaum signale à l’assemblée que la majorité de la Commission a décidé de présenter les principes de base sous forme de recommandations; il en explique brièvement les grandes lignes et demande l’adoption du rapport[13]. Le délégué du gouvernement britannique, Tomlinson, prend immédiatement la parole pour présenter un amendement proposant d’envoyer le rapport de la Commission aux gouvernements pour observations et de mettre le sujet à l’ordre du jour de la prochaine Conférence en vue d’adopter une Convention. La manœuvre échoue après une brève discussion, avec 14 voix en faveur de l’amendement (dont deux gouvernements : l’Empire britannique et l’Ethiopie, le solde étant constitué des voix des employeurs de divers pays), 67 voix contre et 4 abstentions. Manifestement, l’élan du rapport Beveridge, avec sa nouvelle vision de la paix pour les populations et surtout pour ceux toujours sous les drapeaux, dominait fortement la Conférence. D’ailleurs, le gouvernement britannique n’a pas insisté et les autres textes de la Commission furent adoptés souvent à l’unanimité.

C’est donc la Recommandation concernant la garantie des moyens d’existence qui devient le document principal sous ce point à l’ordre du jour. En se référant au postulat de la sécurité sociale contenu dans la Charte d’Atlantique et en considérant que la garantie des moyens d’existence est un élément essentiel de la sécurité sociale, le texte s’attache à mettre en application l’œuvre de l’unification et de l’extension des assurances sociales à l’ensemble des travailleurs dans l’esprit du plan Beveridge. Cela faisant, il présente un modèle complet du BIT pour toutes les branches d’assurance sociale, basé sur les Conventions adoptées par le passé. Le texte est complété par la recommandation concernant les mesures d’assistance sociale pour les catégories de population dans le besoin qui ne sont pas couvertes par les assurances sociales.

Au plan des textes adoptés sous forme de résolution, c’est la Résolution concernant les questions d’assurance sociale et questions connexes dans le règlement de la paix qui représente le document le plus important, essentiellement consacré aux droits en matière d’assurance sociale des personnes déplacées, aux dédommagements au titre des régimes suspendus pendant la guerre et aux problèmes surgis à la suite d’un transfert de population ou de territoire. Un autre texte, la Résolution concernant la coopération administrative internationale pour promouvoir la sécurité sociale est intéressant dans la mesure où, orienté vers l’avenir, il ne se réfère qu’une seule fois à l’assurance sociale.

On peut se poser d’ailleurs la question de la motivation derrière son adoption. Cherche-t-on à « occuper le terrain » avant qu’une autre organisation ne soit créée dans ce but, ou encore à préparer la base pour l’établissement de la future AISS, ou s’agit-il d’une nouvelle initiative pour élargir le champ d’action de l’OIT? En effet, le dernier alinéa propose « d’étudier la possibilité et l’opportunité de conclure des accords internationaux ou multilatéraux qui auraient pour but de constituer des organes responsables pour l’accomplissement des tâches communes soit dans le domaine des finances, soit dans le domaine administratif ».


Emil Schönbaum

Fin de la mission et retour au pays

La tâche qu’il avait à accomplir pour le Gouvernement tchécoslovaque en exil consistait à préparer la réforme du système des assurances sociales pour l’après-guerre. Il s’en acquitta en temps voulu comme en témoigne le rapport publié par le BIT en février 1945[14]. Londres n’insista pas sur son déplacement et, lorsque Schönbaum demanda à son Ministre la prolongation de son engagement en tant que conseiller du BIT, celle-ci fut accordée jusqu’à la fin juin 1945. En définitive, ce ne fut que fin novembre que Schönbaum prit congé du BIT à Montréal pour revenir au pays.

Selon les archives de l’Université Charles à Prague Emil Schönbaum demanda sa réintégration à la Faculté des Sciences naturelles dès le mois d’août 1945; cette demande fut immédiatement accordée, accompagnée de l’invitation de réintégrer son poste sans délai. Cependant, son retour en Tchécoslovaquie ne fut pas marqué par un engagement derrière la réforme de la sécurité sociale. En effet, le Gouvernement du Président Benes étant rentré au pays via Moscou, le projet de la réforme, inspiré par le plan Beveridge et rédigé par Schönbaum, devint l’objet de féroces batailles politiques entre les pro-occidentaux et le Parti communiste. Par conséquent elle se faisait attendre et, finalement, la nouvelle loi ne fut adoptée que trois mois après le coup d’état de février 1948. Ce n’est pas une coïncidence qu’à cette même époque Schönbaum demanda à la Faculté un congé spécial pour entreprendre une mission au Mexique.

Le deuxième exil, sans retour

C’est donc pour la deuxième fois en moins de dix ans que Schönbaum quitte son pays, cette fois-ci pour ne plus revenir. Les archives de l’Université Charles dévoilent bien la partie que le professeur joue avec les autorités pour arriver à ses fins. En février 1949, le congé universitaire se prolonge faute de pouvoir trouver pour cette mission, jugée politiquement importante, un autre expert tchèque pour le remplacer.

En novembre 1949 la Faculté prend note que le congé est prolongé une nouvelle fois, sur demande du Gouvernement mexicain et par voie diplomatique, et décide d’engager un suppléant pour reprendre ses conférences. Et ce n’est qu’en été 1950 que les autorités communistes réalisent avoir été dupées. En effet, Schönbaum et sa femme ont enfin obtenu la nationalité mexicaine et trouvé une nouvelle patrie.

Par lettre du 27 septembre 1950, le Ministère de l’Education, des Sciences et des Arts de la Tchécoslovaquie informe le Doyen de la Faculté des sciences naturelles de l’annulation du contrat de travail du Professeur Schönbaum dès le 31 août 1950, étant donné que l’intéressé ne peut plus être considéré politiquement fiable. En effet, il a « de son propre chef abandonné son poste et … n’exerce plus son activité d’enseignant ni d’autres devoirs découlant de sa nomination comme professeur ordinaire. En outre, il a démontré son attitude hostile envers la République populaire tchécoslovaque, le peuple tchécoslovaque et le Gouvernement démocratique populaire en refusant de rentrer dans sa patrie … Il a ainsi gravement enfreint ses devoirs corporatifs et professionnels et ses devoirs de citoyen d’un État démocratique populaire. »15

C’est ainsi que Emil Schönbaum, en renouant avec les activités qui étaient les siennes pendant la guerre, a pu commencer une nouvelle vie à l’âge où les autres prennent leur retraite. Il dirigea pendant quelques années encore les services d’actuariat de l’Institut Mexicain de Sécurité Sociale. Le Mexique est devenu sa deuxième patrie et il y est encore aujourd’hui tenu en grande estime, comme l’un des fondateurs du système national de sécurité sociale.16

Il est décédé à Mexico City en novembre 1967 à l’âge de 85 ans.

_______________

15 Lettre déposée dans le dossier personnel d’Emil Schönbaum dans les Archives de l’Université Charles de Prague.

16 Cf. Aguilar Diaz Leal, A.: “Profesor Emil Schoenbaum”, in Revista CIESS (Mexico City), No.7, Junio 2004.


Emil Schönbaum au Congrès Canadien de Mathématiques, Montréal, 1945

[1] Pendant la deuxième guerre mondiale quand il a travaillé pour le BIT, son nom était donné comme Shoenbaum (sans le c), probablement pour éviter une connotation allemande. C’est sous ce nom qu’il figure dans le dossier personnel du BIT.

[2] Voir l’article de V. Rys sur Osvald Stein ci-dessus.

[3] “Osmdesat let socialniho pojisteni” (Quatre-vingts ans de l’assurance sociale), Prague, Ceska sprava socialniho zabezpeceni, 2004, p. 13.

[4] Information basée sur le dossier personnel du BIT.

[5] Zdenek R. Nespor: Institucionalni zazemi ceske sociologie pred nastupem marxismu (L’arrière-pays institutionnel de la sociologie tchèque avant l’arrivée du marxisme), Akademie ved, Praha, 2007, p. 31.

[6] Son frère cadet, Karel Schönbaum, juriste et professeur à l’Université de Prague, n’a pas eu la même chance. Après un long séjour dans le camp de concentration de Terezin, il a été transféré, en octobre 1944, à Auschwitz où il a trouvé la mort.

[7] Nous avons la confirmation de ce fait par Emil Schönbaum lui-même. En effet, suite à l’annonce du décès d’Osvald Stein, il écrit du Mexique à son collègue Maurice Stack à Montréal, le 11 janvier 1944 : « As you know, he was my friend for many years… I was deeply indebted to him for his disinterested effort in saving me and my wife from occupied Czechoslovakia. What I have done on my many missions to South America to further the prestige of the ILO (I hope with some success), I regard as only small repayment of my great obligation to him.” (Archives du BIT, Genève).

[8] Stein comptait sur Schönbaum pour développer le projet désigné dans les dossiers du BIT comme « European Social Security Administration », dont les détails sont à ce jour inconnus.

[9] Note de Stein à Phelan du 7 septembre 1943. (Archives du BIT).

[10] Télégramme de Stein à Schönbaum (au Mexique) du 23 décembre 1943. (Archives du BIT).

[11] Lettre de Phelan à l’Ambassadeur tchécoslovaque Pavlasek à Ottawa du 3 avril 1944 (Archives du BIT).

[12] Pour la discussion de cette question voir Sandrine Kott: « De l’assurance à la sécurité sociale (1919-1944). L’OIT comme acteur international ». Document de travail mis à disposition sur le site du Projet du Centenaire de l’OIT, (www.ilo.org) Genève, 2009.

[13] A cette occasion Schönbaum rend hommage aux membres de la Section des assurances sociale du BIT (il s’agissait essentiellement de Maurice Stack et Alejandro Flores) qui avaient fourni un effort « presque surhumain » pour produire les documents dans le délai imparti. Cf. Compte rendu des travaux, p.186.

[14] Cf. Emil Schönbaum: “A programme of social insurance reform for Czechoslovakia”, International Labour Review, Vol. 52, No.2, February 1945).


Le rôle d’Osvald Stein (1895-1943) dans l’histoire de l’OIT / Vladimir Rys

« L’un des plus éminents de la première génération des fonctionnaires internationaux » – tel est l’hommage rendu à Osvald Stein par ses contemporains au BIT, citée dans la Nécrologie publiée dans la Revue internationale du Travail, Février 1944. Les lecteurs de Message se souviendront sans doute de l’article rédigé dernièrement par Robert Nadeau et consacré surtout aux circonstances mystérieuses de sa mort.[1] Cependant, une évaluation plus détaillée de l’importance de l’ensemble de son travail pour l’OIT fait toujours défaut. Le but de cet article est de remplir cette lacune à la lumière des résultats des travaux récents sur l’histoire de la sécurité sociale.

Depuis des années, Osvald Stein occupe à double titre une place dans l’histoire de l’évolution internationale de la sécurité sociale. Premièrement, en tant que dernier Secrétaire général d’avant-guerre de l’organisation qui était le précurseur de l’Association internationale de la sécurité sociale (AISS), connue sous le nom de Conférence internationale de la mutualité et des assurances sociales (CIMAS). D’autre part, au sein du Bureau international du Travail, il est reconnu comme celui qui a su donner du sens au déplacement, en 1940, de son centre d’activité de Genève à Montréal. En effet, c’est grâce à son effort, qui lui avait valu une promotion au rang de sous-directeur, que l’assurance sociale a pu s’implanter durablement dans le continent sud-américain.

Cette image commence à s’enrichir suite aux résultats des recherches publiés au cours des dernières années. Ainsi, dans une étude consacrée à la naissance de l’AISS en 1927,[2] Cédric Guinand dévoile l’ampleur des efforts déployés par les fonctionnaires du BIT et, notamment, l’intensité des négociations menées par Osvald Stein pour aboutir à la fondation d’une organisation internationale des gestionnaires d’assurance maladie.

Presque en même temps, Sandrine Kott analyse l’histoire de l’action du BIT dans le domaine des assurances sociales dans une approche innovante accentuant le rôle individuel des fonctionnaires derrière la façade de la politique officielle de l’organisation et suggère que c’était bien Osvald Stein qui avait « joué un rôle pivot » au sein de la section des assurances sociales [3] et, partant, dans la formation de la doctrine officielle du BIT dans ce secteur. C’est donc avec cette image rehaussée d’une personnalité à plusieurs titres exceptionnelle que nous pouvons aborder sa biographie.

 La jeunesse sous l’empire austro-hongrois et les débuts de la carrière professionnelle

Osvald Stein est né le 20 juillet 1895 à Litomyšl en Bohème. On possède très peu de renseignements sur sa famille qui a, peu de temps après, déménagé à Valašské Meziříčí dans le nord-est de la Moravie où le jeune Osvald a passé son baccalauréat au collège classique en 1913. A la veille de la première guerre mondiale la famille a déménagé à Vienne. Selon les archives du BIT, il a étudié l’économie, les mathématiques et le droit à Prague et à Vienne. En 1917, il fut reçu docteur en droit de l’Université de Vienne et immédiatement après conscrit par l’armée austro-hongroise et envoyé sur le front russe. Dès le début de son engagement, il subit une grave blessure à la colonne vertébrale et passa une année en Russie en tant que prisonnier de guerre. Après l’armistice, il fut rapatrié à Vienne et engagé par le Ministère des affaires sociales pour s’occuper des problèmes des prisonniers de guerre blessés. Il postula ensuite à la fonction d’attaché social à l’Ambassade d’Autriche à Prague et, en 1922, se fit engager au BIT.


Osvald Stein en 1943

Selon le récit de Sandrine Kott,[4] Osvald Stein est personnellement choisi par le chef de la Section des assurances sociales du BIT, Adrien Tixier, sur une liste de cinq candidats, sur la base de ses compétences exceptionnelles. Assigné principalement au service des mutilés de guerre, il s’engage rapidement dans d’autres activités liées à l’élaboration des conventions internationales dans le domaine des assurances sociales. Par ses compétences techniques et ses grandes facilités de négociateur, Osvald Stein apporta une contribution importante à l’œuvre de l’OIT à cette époque. Son rôle dans la fondation de l’organisme précurseur de l’AISS, ébauché plus bas, fait partie de cet engagement.

Certaines de ses activités dépassent le cadre strict du programme de travail de l’organisation. Ainsi, il publie des articles dans les revues spécialisées, donne des conférences sur l’assurance commerciale et sociale à l’Académie du droit international à La Haye et prend part à de nombreuses missions internationales dans ce secteur. L’une de ses tâches politiquement les plus difficiles fut la solution des problèmes relatifs aux pensions des mineurs après le rattachement de la Sarre à l’Allemagne en 1935. D’autre part, il occupa la fonction de Secrétaire honoraire de l’Association internationale des anciens combattants ainsi que celle de Secrétaire du Comité pour les assurances de l’Association du droit international.

Son véritable rôle dans la naissance de l’AISS est resté pendant longtemps inconnu. Dans l’une des brochures relatant périodiquement l’histoire officielle de l’AISS,[5]  Osvald Stein est mentionné pour la première fois à l’occasion de sa nomination comme cosecrétaire (avec son chef hiérarchique Adrien Tixier) et, à partir de 1932, comme le seul secrétaire de la Conférence internationale, fondée en 1927. Le texte se réfère, d’une part, au souhait d’Albert Thomas d’obtenir l’appui des gestionnaires de l’assurance maladie, au niveau national, pour la ratification de ses conventions et, d’autre part, au besoin de ces derniers de pouvoir compter sur le soutien idéologique et matériel du BIT. C’est sous l’influence des travaux de la conférence annuelle de l’OIT, ayant à son ordre du jour la première convention sur l’assurance maladie, qu’un certain nombre de personnalités influentes de cette branche auraient décidé l’établissement d’une organisation internationale des gestionnaires. Bien entendu, on laisse de côté le mythe fondateur qui voudrait que ce soit le fait de ne pas avoir le droit de parole en qualité de délégués à la conférence de l’OIT qui a amené les gestionnaires à créer leur propre organisation internationale. Tout ceci s’avère quelque peu réducteur et nous devons à Cédric Guinand la découverte du long chemin qui a mené à cette réalisation et à la reconnaissance de l’effort considérable déployé par le BIT, et plus particulièrement par Osvald Stein, pour y arriver.

Sans s’attarder sur les antécédents historiques de ce projet, nous noterons, néanmoins, une initiative suisse menée depuis 1926 par le Département de la santé du canton de Bâle, afin d’établir une plateforme internationale pour les instituts d’assurance maladie de Suisse, d’Allemagne et de France. Cette proposition ne répondant pas à la vision du BIT, ce dernier envoya en décembre 1926 Osvald Stein à Berlin, pour convaincre les représentants allemands des inconvénients du plan suisse. Mission réussie, ainsi qu’une série d’autres missions effectuées l’année suivante dans le même but. Il y a lieu de noter que la création de l’Association internationale des médecins en 1926 a conféré à cette action du BIT un caractère d’urgence. En effet, les buts de cette organisation professionnelle « diamétralement opposés aux propositions du BIT » surtout en matière d’assurance maladie obligatoire, ont exigé une réaction immédiate.[6] C’est ainsi qu’après plusieurs mois d’une activité intense, au moment de la conférence annuelle de l’OIT tenue à Genève du 25 mai au 16 juin 1927, avec la première Convention internationale sur l’assurance maladie à l’ordre du jour, les conditions étaient réunies pour convaincre les gestionnaires de plusieurs pays européens de la nécessité d’une action commune, sous le leadership du BIT.

L’histoire officielle de l’AISS mentionne Osvald Stein pour la deuxième fois au moment de la liquidation du Secrétariat de la CIMAS à Genève en 1940 par son collègue R.A. Métall. Le texte précise que Stein fut au nombre des fonctionnaires transférés à Montréal au cours de cette même année, avec le commentaire suivant: « Il fut l’inspirateur de la création, en décembre 1940, du Comité interaméricain de sécurité sociale; il se proposait ainsi de rendre dans les Amériques, en vue du développement de la sécurité sociale, les mêmes services, qu’il avait rendus en Europe. »[7]

 Ses activités au Canada

Osvald Stein n’était pas un étranger sur le continent américain au moment de son transfert au Canada. En fait, il avait assisté à la première conférence régionale des États membres de l’OIT en Amérique à Santiago du Chili en 1936 et avait rédigé pour cette conférence, sur la base des normes internationales en vigueur, un Code des assurances sociales pour les Amériques. Ce document, adopté à l’unanimité, a marqué, surtout pour l’Amérique latine, une nouvelle époque dans l’évolution des assurances sociales. Le texte a été révisé lors de la deuxième conférence régionale américaine en 1939 à La Havane (Cuba). Osvald Stein a joué également un rôle déterminant dans la création du Comité inter-américain de sécurité sociale en 1940 à Lima, une initiative qui allait aboutir à la convocation de la Première conférence inter-américaine de sécurité sociale en 1942 à Santiago du Chili. Pour mettre en application ses décisions, la Conférence a créé un Comité permanent inter-américain de sécurité sociale qui a instamment demandé au Directeur général du BIT de nommer Osvald Stein Secrétaire général.

Parallèlement à cette action au niveau de la coopération régionale, Osvald Stein travaillait aussi, sur le terrain, à la promotion des régimes d’assurance sociale de différents pays. Ainsi, dès 1940, il élabora pour la Bolivie un plan pour l’introduction d’un régime de sécurité sociale. En 1941, il conseilla le gouvernement du Chili sur la réorganisation de son système. En 1942, il effectua des missions au Pérou, en Bolivie, en Argentine et en Uruguay. Au début de 1943, il visita le Mexique afin de conseiller le gouvernement sur la mise en application de son nouveau régime d’assurances sociales. Et encore un mois avant sa mort, il alla au Venezuela pour offrir assistance en matière d’administration du régime de l’assurance maladie et accident. Osvald Stein a donc bien mérité de l’institution pour son développement dans la région.

Quant à son rôle au niveau de la formation de la doctrine officielle du BIT en matière de sécurité sociale, nous avons déjà mentionné le rôle pivot attribué à Osvald Stein pour son action au sein de la Section des assurances sociales avant la deuxième guerre mondiale. Ce rôle se renforce encore pendant son séjour au Canada, lorsqu’il est promu au grade de sous-directeur du BIT. Selon l’étude de Sandrine Kott, «l’OIT a été largement exclue de l’élaboration des grandes orientations en matière de sécurité sociale durant les années 1941-1942…».[8] En effet, ni la Charte de l’Atlantique, signée le 4 août 1941, ni le rapport Beveridge, publié en novembre 1942, ne tiennent compte des conventions de l’OIT.

L’auteur analyse l’évolution de la position de l’OIT au cours de cette période et souligne l’attachement de l’organisation au modèle assurantiel contributif « qui est au fondement même de son identité »[9]  et se manifeste dans les mois qui précèdent la publication du rapport Beveridge.

Cependant, en 1943, sous l’influence d’Osvald Stein, la position de l’OIT change soudainement en faveur du rapport Beveridge, malgré les réticences exprimées dans certains milieux politiques britanniques. « Cette « conversion » quasi euphorique de Stein et bientôt de l’ensemble de l’Organisation au modèle Beveridge doit être lue dans le contexte de la défaite annoncée du nazisme qui ouvre la perspective d’une nouvelle organisation du monde… Osvald Stein a sans doute vu dans la réception mondiale du rapport une occasion pour relancer l’OIT comme un acteur international et en faire l’artisan d’une internationalisation de la sécurité sociale ».[10]

En définitive, il n’a pas été trop difficile, au cours de la période allant jusqu’à la conférence de l’OIT à Philadelphie en 1944, d’intégrer des principes de la politique assurancielle prônée par l’Organisation dans le concept de la sécurité sociale inspiré du rapport Beveridge. Après tout, ce dernier ne visait au départ qu’une unification des assurances sociales et un élargissement de la garantie sociale offerte à la population. La tâche commencée par Osvald Stein fut menée à bien par son collègue et compatriote Emil Schönbaum, conseiller actuariel du BIT, qui assuma la fonction de rapporteur de la Commission sur la sécurité sociale à la conférence de Philadelphie.

La fin abrupte d’une brillante carrière

L’article de Robert Nadeau, déjà évoqué, rappelle que, selon le rapport de la police canadienne, Osvald Stein est décédé lors d’un accident survenu vers 6 heures du matin à sa descente du train à Rigaud, un faubourg de Montréal, le 28 décembre 1943. Cependant, peu de ses collègues croyaient à cette version officielle et plusieurs théories ont été formulées quant aux causes violentes de son décès. Certains suggéraient que, profitant de ses nombreux voyages dans la région américaine, Osvald Stein avait assumé la tâche de courrier entre les gouvernements alliés pour transporter des documents ultra-secrets. Ainsi, il aurait pu être liquidé par les agents d’autres puissances engagées dans la guerre. Selon une autre théorie, il aurait pu être victime des agents du NKVD opérant à cette époque au Canada.

A ce sujet des renseignements intéressants ont été dévoilés récemment par un travail de recherche dans les archives du BIT. Dans son article « Spies at the ILO »12, une universitaire américaine, Jaci Eisenberg, attire l’attention sur le fait que, quelques semaines avant sa mort, Osvald Stein était en contact avec l’Ambassade de l’URSS à Ottawa, par l’intermédiaire de sa collaboratrice Hermine Rabinovitch, citée en 1946 dans les investigations de « l’affaire Gouzenko » comme membre du réseau suisse Rote Drei, espionnant en faveur de l’Union soviétique.

Selon une enquête interne du BIT, c’est sur demande de Stein que Rabinovitch, qui analysait pour lui la documentation soviétique, proposa à l’Ambassade de coopérer avec le BIT en leur fournissant plus fréquemment un plus grand volume de rapports et périodiques. Stein aurait été convaincu à ce moment de la nécessité de l’appui soviétique pour les activités du BIT dans le monde d’après-guerre. Ce contact aurait-il attiré l’attention des agents de l’URSS sur ses activités non officielles?

Il nous paraît approprié de terminer cette note par un rappel des hommages rendus à Osvald Stein par le monde de l’OIT de l’époque.

L’essentiel est contenu dans les procès-verbaux de la 92ème session du Conseil d’administration du BIT qui eut lieu fin avril 1944 lors de la Conférence de Philadelphie. Dans son rapport au Conseil, le Directeur Phelan parlait de centaines de télégrammes et de messages parvenus au Bureau de toutes les parties du monde. Il en a cité un qui se référait à Osvald Stein comme un grand ambassadeur de la justice sociale.

Le représentant du gouvernement mexicain rappela le service rendu aux nombreux pays d’Amérique latine et regretta la perte de ce véritable apôtre de la sécurité sociale. Le délégué gouvernemental de la Chine exprima ses regrets de le voir disparaître au moment même où on songeait à l’inviter dans son pays pour y organiser un régime d’assurance sociale. Pour le porte-parole du Groupe des employeurs, il n’y avait pas de doute qu’Osvald Stein était devenu « the greatest living authority on social insurance. He was not only a man of profound technical knowledge, but also of broad and statesmanlike views. » Le représentant du Groupe des travailleurs, en exprimant son appréciation des services rendus au BIT, souligna que c’étaient des services rendus au monde entier.

A la fin de ce récit, une question semble s’imposer: Quelle erreur a-t-il commise, cet homme d’une intelligence exceptionnelle, pour terminer sa vie le corps coupé en deux par les roues d’un wagon? Une glissade invraisemblable à la descente fortuite d’un train surchauffé, une rencontre improvisée avec un inconnu et qui aurait mal tourné, ou simplement le mépris du danger lié à son activité clandestine en temps de guerre? Peut-être l’ouverture des archives secrètes à Londres, Washington ou Moscou nous apportera-t-elle un jour la réponse.

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12   Jaci Eisenberg: « Spies at the ILO », dans Friends Newsletter, No. 49, 2010.

[1]    R. Nadeau: « Osvald Stein: un fonctionnaire du BIT pendant la guerre », Message, No.43, 2008, p.16-20.

[2]    Cédric Guinand: La création de l’AISS et l’OIT, dans Revue internationale de la sécurité sociale, No 1, 2008.

[3]    Sandrine Kott: De l’assurance à la sécurité sociale (1919-1944). L’OIT comme acteur international. Document de travail mis à disposition sur le site du Projet du Centenaire de l’OIT, Genève, 2009 (p.12).

[4]             Kott, op.cit., p.11.

[5]    Au service de la sécurité sociale: L’histoire de l’Association internationale de la sécurité sociale 1927 – 1987, AISS, Genève, 1986 (p.15).

[6]    Rapport d’ Osvald Stein sur sa mission à Berlin le 10.12.1926 cité par Cédric Guinand, op.cit., p.87.

[7]    AISS, op.cit., p. 20.

[8]    Kott, op.cit., p.25.

[9]    Kott, op.cit., p. 26.

[10]  Ibid. p.28 – 29.


Quatre vies dans l’histoire de l’OIT: Avec Albert Thomas / Aimée-Elise Morel née Rommel

Nous avons le grand plaisir de vous présenter des Souvenirs de Mme Aimée-Elise Morel (née Rommel) qui fut fonctionnaire du Bureau de Paris de 1920-1963. Au début des années 70, le chef du « Registry », R.E. Manning, entreprit, sur proposition du Comité des Archives, de constituer, sous forme d’interviews d’anciens fonctionnaires et de personnalités qui avaient joué un rôle dans l’histoire du BIT.

 Mme Lucette Espinasse, bibliothécaire du Bureau de Paris, suggéra que l’on contacte Mme Morel et, en décembre 1973, elle l’interviewa elle-même à son domicile d’Asnières. La bande fut envoyée à Genève en 1975. A la suite de quoi, elle avait préparé une transcription de onze pages dans laquelle elle avait rétabli ces omissions et fait quelques corrections mineures. Ceci explique le style un peu compact du document.

IE

En avril 1916, je reçois de l’Ecole Sophie-Germain où j’ai terminé mes études dans la section « Administrations » un pneumatique me demandant de me présenter au sous-secrétariat d’Etat de l’Artillerie et des Munitions, à l’hôtel Claridge, avenue des Champs-Elysées; le secrétariat du chef-adjoint du Cabinet du Ministère, où se trouve une ancienne élève de l’Ecole, doit être renforcé. Je m’y rends immédiatement. Je suis reçue par le chef-adjoint, Mario Roques1, et engagée pour l’après-midi même.

J’ai 18 ans2, suis totalement inexpérimentée, je n’ai même jamais eu l’occasion de me servir d’un téléphone, et j’arrive dans un milieu de normaliens (Normale Supérieure naturellement): Mario Roques, professeur à la Sorbonne, Albert Thomas, le Sous-Secrétaire d’Etat, député socialiste de la 2ème circonscription de la Seine, François Simiand, économiste et sociologue, bibliothécaire au Ministère du Commerce. Je verrai que tous trois forment une équipe solide soudée par l’amitié, la formation, les opinions politiques.

Au cabinet du Ministère se trouvent encore Henri Hubert, ethnographe, conservateur du Musée de St Germain-en-Laye, Henri Marais, actuaire, Maurice Halbwachs, économiste, anciens normaliens, eux aussi, puis William Onalid, professeur à la Faculté de Droit et collaborateur de François Simiand, Charles Dulot, chef du Service de Presse, en temps de paix chargé de la rubrique sociale au journal Le Temps, M. Sevin, pour les Services de main d’œuvre, M. Léon Eyrolles, chef du Service industriel, directeur de l’Ecole spéciale des Travaux publics, M. Jules-Louis Breton, chef du Service des Inventions. Fréquemment on voit aussi Pierre Comert, journaliste, ancien normalien comme Paul Mantoux, professeur à l’Université de Londres, à ce moment interprète de Lloyd George, ministre anglais des Munitions, qu’il accompagne dans tous ses voyages et plus spécialement aux réunions du Comité interallié à Paris. Les Directions du Ministère ont à leur tête des officiers généraux pour les services techniques.

On travaille beaucoup, secrétariat de jour, secrétariat de nuit; on travaille la semaine, les dimanches et jours fériés. C’est la guerre, l’équipe des trois a renoncé à toute vie privée régulière; Albert Thomas, qui habite dans sa circonscription à Champigny-s/Marne, a une chambre au Ministère.

Ma première lettre est une demande de passeports diplomatiques au Ministère des Affaires étrangères pour le Sous-Secrétaire d’Etat et plusieurs collaborateurs. Le Gouvernement envoie en mission en Russie Albert Thomas et René Viviani pour tenter d’obtenir du Tsar et des dirigeants russes qu’ils déclenchent une offensive susceptible de soulager le front occidental. Albert Thomas, devenu Ministre de l’Armement, retournera dans ce pays en avril 1917, au moment du Gouvernement révolutionnaire provisoire de Kerensky, donc en plein bouleversement.

Le secrétariat du Ministère est assuré par celui de François Simiand ; celui de Mario Roques vient en renfort si nécessaire. C’est ainsi que j’ai dû un jour sténographier sous la dictée du Ministre. Grosse émotion. Il dictait vite et longtemps, mais l’expression bienveillante de son visage m’avait à peu près rassurée et tout s’est bien passé. Après chaque voyage, chaque conversation importante, chaque réunion de comités, chaque visite au Grand Quartier Général, le Ministre dicte immédiatement ses instructions aux directeurs, mais surtout ses réflexions, impressions, explications, suggestions pour ses deux amis François Simiand et Mario Roques. Il doit y avoir aux Archives nationales, dans le Fonds Albert Thomas constitué par Georges Bourgin un grand nombre de classeurs contenant les doubles de toutes ces notes ; elles reflètent la vie même du Ministère, l’impulsion constamment donnée par le Ministre.


Albert Thomas en 1897

Mieux informée, j’ai su ensuite qu’Albert Thomas avait été premier partout, lauréat du Concours général quand il était élève au lycée Michelet, premier au concours d’entrée à l’Ecole Normale, premier à l’agrégation d’histoire. A une carrière dans l’enseignement, il a préféré le contact avec les hommes et surtout avec la classe ouvrière. Militant syndicaliste et coopérateur, élu conseiller municipal à Champigny en mai 1904, puis député de la Seine en 1910, il fait partie du groupe socialiste de la Chambre, celui de Jaurès, et s’impose tout de suite par la clarté de ses interventions et sa connaissance précise des questions.

La guerre éclate le 2 août 1914. Le Parti socialiste, qui avait toujours refusé de voter les crédits militaires, accepte de participer au Gouvernement. Dès septembre, celui-ci charge Albert Thomas de la coordination des chemins de fer entre l’Etat-Major et le Ministère des Travaux publics. Tâche urgente et importante : le nord de la France, riche et fortement industrialisé, est envahi, et les munitions autant que les hommes doivent parvenir à tout prix sur un large front.

L’efficacité du jeune parlementaire est telle qu’en octobre, Alexandre Millerand, ministre de la Guerre, lui demande d’organiser la production du matériel de guerre. Les stocks des arsenaux sont dérisoires eu égard à la consommation du front. La guerre sera décidément longue, c’est toute l’industrie française qu’il faut réorganiser. Albert Thomas parcourt les routes de France, il va voir les industriels pour les convaincre et connaître leurs problèmes. Le G.Q.G. dispose de 13’500 obus par jour, il en demande 100’000. La main-d’oeuvre manque: les ouvriers qualifiés seront rappelés du front et on utilisera la main-d’oeuvre féminine; plus tard, on recrutera des ouvriers dans les colonies.

En mai 1915, Albert Thomas devient Sous-Secrétaire d’Etat de l’Artillerie et des Munitions; il a alors accès au Conseil des Ministres, aux réunions interalliées, et dispose de toute une organisation technique et administrative. Le solide trio se constitue. D’abord François Simiand, adjudant de territoriale est affecté au sous-secrétariat ; peu après, Mario Roques, engagé volontaire en août 1914, est rappelé du front pour le Cabinet du Ministre. Le travail intense commence. A la fin de 1916, Albert Thomas devient Ministre de l’Armement dans le second cabinet de guerre d’Aristide Briand, mais rien n’est changé à la collaboration que lui apportent, sans jamais une minute de répit, François Simiard et Mario Roques.

Deux volets donc : le technique et le social. Le technique est du ressort des grandes Directions que, sans relâche le Ministre anime et inspire. Les résultats obtenus sont attestés par des graphiques dans des registres tenus à jour par le service spécialisé (registres qui doivent être soit aux Archives nationales, dans le Fonds Albert Thomas, soit à la Bibliothèque du Service Historique de l’Armée de Terre au Château de Vincennes, où sont rassemblés les documents officiels). Les demandes du G.Q.G. étaient satisfaites de plus en plus rapidement, il n’en était plus réduit à supplier.

Mais cette branche de l’activité du Ministère relevait de François Simiand et je n’en ai qu’un souvenir imprécis. Je crois cependant devoir rappeler le nom d’un jeune ingénieur du Service industriel du Cabinet : il s’appelait Hugoniot. Léon Eyrolles avait tenu à l’avoir dans son Service. Remarquablement intelligent, plein d’imagination et de fougue, Hugoniot avait vite compris que cette guerre si meurtrière exigeait un matériel énorme pour épargner les vies humaines. Les directions traitaient surtout avec les grands établissements susceptibles de fabriquer beaucoup et vite (ce qui se défendait), mais le Ministre croyait qu’étant donné les immenses besoins, toutes les capacités industrielles du pays devaient être employées, et Hugoniot, à sa demande, alla voir dès le début de 1915 les petites et moyennes entreprises; animateur merveilleux, son imagination allumait celle des autres; il les conseillait et les orientait, aucun problème technique ne l’arrêtait, et les petits industriels eurent la joie de se sentir tout à la fois utilisés et utiles.

Vers le milieu de la même année 1915, le G.Q.G., qui recevait par jour 700 obus de gros calibre – seuil de fabrication de l’industrie à l’époque -, en demande 50’000, « faute de quoi le sort de la guerre sera sans doute compromis ». François Simiand en parle à Hugoniot. Celui-ci commence à bien connaître « ses » industriels, il sait où il trouvera des hommes d’initiative et d’audace. Des usines devront être agrandies, l’outillage complété: ce sera fait. Il encourage le Ministre à passer les commandes. Cependant certains industriels sur lesquels il comptait hésitent, cherchent à se dérober; il insiste, donne indications et suggestions, leur assure qu’ils seront aidés auprès des autorités militaires, auprès des fournisseurs de presses. En quelque huit jours, toutes les commandes sont acceptées, elles seront exécutées. Hugoniot a sauvé alors bien des vies humaines.

D’autres exemples pourraient être cités. Grand Français obscur, il m’a semblé juste de parler de lui dans ces souvenirs sur Albert Thomas, Ministre de l’Armement.

Mario Roques s’occupait des questions de personnel et de main-d’oeuvre. Les trois amis connaissaient bien les conditions d’existence de la classe ouvrière avant 1914; ils seront constamment préoccupés de réalisations sociales.

Mario Roques

D’abord la main-d’oeuvre féminine, indispensable pour les fabrications d’armement. Le 21 avril 1916, création d’un Comité du travail féminin. Pendant plus d’un an ce Comité veille à l’organisation du travail des femmes, à leur recrutement et à leur emploi, à l’amélioration de leur situation matérielle et morale. Ensuite, dans une circulaire du 3 juillet 1916, il décide d’interdire dans les usines de guerre l’emploi des femmes de moins de 18 ans au travail de nuit; il fixe en même temps la durée du travail des femmes âgées de 18 à 21 ans, au maximum à 10 heures. Il interdit également l’emploi de jeunes filles de 16 à 18 ans dans les poudreries. Le 1er juillet 1917, une autre circulaire fixe les modalités relatives à la protection de la main-d’oeuvre féminine et les étend à l’organisation générale de l’hygiène, de la sécurité et des services médicaux dans les établissements publics: on peut dire que tous les principes de la loi sur la médecine du travail du 11 octobre 1946 sont posés.

Une commission consultative du travail sera créée dont le président effectif sera Arthur Fontaine (que nous retrouverons plus tard premier Président du Conseil d’Administration du BIT, 1919- 1931), Albert Thomas en étant le Président d’honneur. Ce sera le résultat d’une concertation constante avec le patronat et les organisations syndicales ouvrières. Le but de cette commission est de prendre toutes les mesures possibles pour éviter toute cause d’épuisement ou d’affaiblissement de la main-d’œuvre employée dans les usines de guerre; elle doit chercher à remédier au surmenage, cause principale des accidents de travail, en conseillant aux chefs d’entreprise d’accorder un repos périodique à leurs ouvriers.

Le Ministre s’occupe également du manque de logements, interdit les logements insalubres et confie le soin à la commission d’étudier la construction de dortoirs à proximité des usines. Il suscite la création d’un Fonds coopératif du personnel des usines de guerre en vue de résoudre le problème de l’alimentation de la main-d’oeuvre en créant des coopératives de consommation et des restaurants coopératifs.

Il faut informer les industriels et les ouvriers. Pour cela Charles Dulot, avec l’aide de Pierre Hamp, rédige, publie et diffuse le Bulletin des Usines de Guerre dont une collection se trouve dans la bibliothèque du BIT à Genève.

Je me suis attardée sur l’activité sociale du Sous-Secrétaire d’Etat puis du Ministre Albert Thomas: ne préfigurait-elle pas celle du Directeur du BIT?

Septembre 1917, crise ministérielle. Le Parti socialiste refuse sa participation au Cabinet Painlevé. Albert Thomas n’est plus ministre, il reprend sa place à la Chambre des Députés. Les amis envisagent l’avenir. Tous pensent qu’Albert Thomas s’est constitué comme ministre un capital d’expérience sociale et de relations lui permettant de jouer un rôle important dans la nouvelle organisation du monde qui suivra la terrible guerre. Il faut le lui conserver. Ils décident, chacun donnant sa contribution, de se grouper avec lui en une petite Association d’Etudes et de secrétariat réduit. Charles Dulot trouve un appartement libre 74 rue de l’Université ; le député socialiste est donc installé en plein faubourg St-Germain ce qui est assez amusant, mais les locaux vacants ne sont pas nombreux. Les amis apportent les tables et chaises dont ils peuvent disposer personnellement chez eux, on en achète quelques autres d’occasion, on fait poser quelques rayons en bois blanc, et on travaille. Ambiance laborieuse mais calme, sans énervement, sans vaine agitation. Avec un collègue, j’ai abandonné le ministère pour suivre le ministre. Comme le secrétariat est insuffisant, les collaborations bénévoles sont bien accueillies, je me rappelle un instituteur en retraite, le médecin d’un service social, une inspectrice de l’enseignement primaire en Documentations sociales (A.E.D. S.), qui couvrira les frais d’un bureau et d’un retraité, tous amis d’Albert Thomas ; chacun s’ingénie à se rendre utile pour des recherches de documents, des études, de la correspondance d’électeurs. Les membres de l’Association viennent très souvent ; la guerre terminée, Mario Roques reprendra son enseignement à la Sorbonne et viendra tous les jours. Les colloques sont longs dans le bureau de l’ex-ministre.

Je me rappelle l’émotion des amis le jour où ils accueillirent pour la première fois dans ce bureau un camarade qui avait été député socialiste d’Alsace au Reichstag et dont la victoire sur l’Allemagne venait de faire un Français.

Comme d’habitude on travaille beaucoup, même le dimanche (jour consacré par Albert Thomas à sa famille), à Champigny où je me rends l’après-midi. Dans cette commune où il est né et dont il est maire, il n’a jamais manqué, même quand il était ministre, de participer chaque année à la manifestation de décembre au monument aux morts de 1870. Il aimait retrouver là ceux qui l’avaient connu jeune écolier sortant de la boulangerie paternelle, ainsi que les camarades de sa section socialiste. Dans ce milieu familier, il exprimait sa pensée profonde sur les heures graves que vivait le pays et sur les problèmes du Parti.

Le parlementaire suit assidûment les travaux de la Chambre, où il intervient à la tribune pour une paix juste, solide et durable. Au bureau, il consacre une ou deux matinées par semaine à ses électeurs qui viennent nombreux.

Le socialiste participe, en février 1918, à la Conférence socialiste et ouvrière réunie à Londres et il est, avec Vandervelde et Henderson nommé membre d’une commission chargée de demander à la future Conférence de la Paix que, dans chaque délégation nationale, figure un représentant du travail. Il est également présent à la 4ème Conférence socialiste et syndicaliste interalliée convoquée le 18 septembre 1918 à Londres et qui s’occupe de l’insertion de clauses de législation ouvrière dans le futur Traité.

Le journaliste collabore à l’Humanité, au Populaire de Nantes, à la France de Bordeaux, à la Dépêche de Toulouse. Là encore il mène campagne pour les buts de guerre qu’il croit justes et pour une paix fondée sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et sur le principe des nationalités garanties par l’institution d’une Société des Nations.

Pour que la documentation sur les problèmes sociaux soit rassemblée, il crée avec Charles Dulot la publication hebdomadaire L’Information ouvrière et sociale dont il écrit l’éditorial; on peut en trouver une collection à la bibliothèque du BIT à Genève.

Les articles sont quelquefois dictés au tout dernier moment, soit faute de temps, soit parce qu’ils concernent un sujet d’immédiate actualité ; plus d’une fois, Albert Thomas devant partir en voyage le soir même, je l’ai accompagné jusqu’à la gare pour qu’il continue de dicter dans le taxi et sur le quai, la dernière phrase coïncidant avec le départ du train; il ne me restait qu’à retourner au bureau pour transcrire et à téléphoner pour que le journal envoie prendre chez le concierge.

Le coopérateur a des relations fréquentes avec Ernest Peisson secrétaire général de la fédération nationale des Coopératives de Consommation, dont il soutient les efforts, en particulier par le moyen du Comité d’action parlementaire composé de sénateurs, de députés et de coopérateurs, qui se réunit à notre bureau et dont il est secrétaire jusqu’en 1920. La Fédération dispose de moyens matériels que n’a aucun des amis ; elle prête quelquefois à Albert Thomas une de ses voitures avec un chauffeur, précieux moyen de gagner du temps, surtout pour retourner à Champigny.

Et il garde des contacts avec des personnalités qui viennent à la rue de l’Université : Robert Pinot, du Conseil national du Patronat français, des industriels comme Louis Renault, André Citroën, Marcel Boussac, Dumuis, P.D.G. des Aciéries et Forges de Firminy ; des syndicalistes : Léon Jouhaux, secrétaire général de la C.G.T., Merrheim des Métaux, Bidegaray, des Chemins de fer, Delzant, du Verre.

Avec des socialistes étrangers, il crée le petit Comité d’Entente des Nationalités dont font partie Bénès pour les Tchécoslovaques, des Serbes, des Roumains, des Polonais. Pendant la Conférence de la Paix, c’est avec obstination qu’il fera entendre leur cause aux négociateurs réunis pour rédiger le traité. Avec le Général Rudeanu, il s’intéresse particulièrement au sort de la Roumanie.

La Partie XIII du Traité de Versailles donne naissance à l’Organisation internationale du Travail. La 1ère Conférence internationale du Travail se réunit à Washington en novembre 1919 ; les gouvernements, les patrons et les ouvriers y sont représentés. Sur proposition du groupe ouvrier unanime3, la candidature d’Albert Thomas est présentée pour le poste de Directeur du Bureau international du Travail au Conseil d’administration désigné par la Conférence ; il est élu provisoirement au scrutin secret par 11 voix contre 9 et un vote blanc.

 J’étais dans son bureau quand lui fut remis le télégramme qui l’informait du résultat ; visiblement il était heureux, mais pensif, il entrevoyait peut-être l’énorme et passionnant travail qui l’attendait si, comme il l’espérait sans doute, sa nomination serait confirmée. Lorsque les amis apprirent la nouvelle le soir même, eux aussi étaient heureux, fiers également ; c’est à l’échelle du monde qu’Albert Thomas pourrait désormais employer pour plus de justice sociale les étonnantes ressources de son intelligence, de son énergie et de son expérience.

Sa nomination devait devenir définitive le 27 janvier 1920, à Paris, à la réunion du Conseil d’administration, et cette fois elle était « adoptée par acclamation à l’unanimité ».

Le Bureau de Paris dès 1920 et pendant la guerre jusqu’en 1945

L’élection d’Albert Thomas aux fonctions de premier Directeur du BIT (provisoire en novembre 1919, puis définitive en janvier 1920) devait avoir un impact considérable sur l’Organisation elle-même et sur le monde du travail en général. Mlle Rommel l’admirait énormément et rend hommage à sa grande perspicacité ainsi qu’à ses hautes qualités morales et intellectuelles.

Nos lecteurs se souviendront du portrait fascinant que traça de lui Edward Phelan dans son livre « Albert Thomas et la création du BIT ». Moins connue, mais d’une aussi grande portée, on retiendra l’opinion exprimée par Harold Butler, adjoint de Thomas, son ami et son successeur4 : « Le BIT eut la chance de se donner un chef d’une qualité exceptionnelle. Avec Albert Thomas, son premier Directeur, il avait à sa tête un homme d’une énergie et d’une hauteur de vue fantastiques. Sa personnalité flamboyante, ses yeux bleus étincelants derrière ses lunettes finement cerclées d’or, sa barbe luxuriante, sa vigoureuse constitution et son verbe rapide et incisif, lui conféraient dans l’instant une personnalité exceptionnelle. « Mais ce n’était pas seulement un orateur fantastique, un travailleur infatigable et un homme de combat hors pair; il n’avait pas seulement une foi immense en sa mission et d’inépuisables ressources pour la mener à bien; c’était aussi un homme chaleureux, brillant et spirituel, ainsi qu’un compagnon de table comme on rêvait d’en rencontrer. Son expérience de ministre des munitions en France, pendant la guerre, et sa sympathie innée pour les petites nations lui avaient conféré une largeur de vues et une connaissance approfondie de la politique européenne et de ses acteurs qu’il utilisa à plein. Grâce sa forte personnalité, il fit de ses fonctions de Directeur du Bureau un poste d’une importance que le Secrétaire général de la Société des Nations ne parvint jamais à atteindre. C’était le rôle du Directeur d’être le chef. Il s’exprimait quand il le voulait sur n’importe quel sujet. Quel que fut le thème d’un débat, il était là pour exprimer un point de vue de portée internationale. Que ce fut à la Conférence ou au Conseil d’administration – l’équivalent du Conseil de la SdN – Albert Thomas établit la tradition que le Bureau se devait d’avoir une opinion sur tous les sujets et que c’était à son Directeur de l’exprimer. Le Directeur était le dépositaire de l’expérience et de la tradition internationales que le BIT avait peu à peu bâties et, à ce titre avait le droit d’être écouté. »

Mlle Rommel raconte :

J’ai tenu à souligner la personnalité d’Albert Thomas car elle inspira à Mlle Rommel comme à tant d’autres une profonde loyauté envers le BIT. Le dévouement de cette fonctionnaire pour le Bureau trouva son plein épanouissement lorsqu’elle devint responsable par intérim du Bureau de Paris après la mort de Fernand Maurette en 1937. Pendant l’occupation allemande de la France, elle maintint courageusement et solitairement les activités du Bureau de Paris, allant jusqu’à les transférer dans son petit appartement lorsque l’occupant réquisitionna les locaux du Bureau. M’appuyant sur des documents officiels, je m’étais efforcé de relater cet épisode peu connu de la vie du BIT. Nous disposons aujourd’hui du propre récit de Mlle  Rommel, donnant des détails que l’on ne trouvera dans aucun dossier. Malheureusement elle en fit la relation près de trente ans après les événements, à l’âge de 76 ans, et il était inévitable que ces souvenirs manquent un peu de spontanéité. Mais elle s’était, de toute évidence, rafraîchi la mémoire en relisant des correspondances de l’époque. Nous nous sommes contentés de corriger quelques erreurs de transcription et de redresser par quelques notes, placées entre crochets ou en bas de page, quelques erreurs factuelles qui s’étaient glissées dans ces souvenirs.

Par chance, la carte d’identité délivrée à Mlle  Rommel en 1939 a été retrouvée dans les Archives du BIT et nous sommes heureux de pouvoir publier sa photo, la seule que nous avons d’elle. Nous sommes aussi en mesure de révéler l’origine du manuscrit et les raisons qui ont poussé Mlle Rommel, devenue entre-temps Mme Morel, à l’écrire


Aimée-Elise Rommel

Le Bureau de Correspondance de Paris5, avec Mario Roques comme Directeur, commençait en même temps qu’Albert Thomas devenait Directeur du BIT. Celui-ci avait en effet prévu qu’il lui faudrait un correspondant dans les grandes capitales.

Albert Thomas part à Londres, siège provisoire du BIT. Six mois plus tard, le Bureau s’installera définitivement à Genève6. Nous restons provisoirement rue de l’Université, pour peu de temps, puis nous allons sur la rive droite de la Seine, 13 rue de Laborde7. Le secrétariat est renforcé, la bibliothèque mieux installée. Mario Roques s’occupe personnellement de la constituer. On y trouve naturellement les publications du BIT, documentation unique particulièrement appréciée par les services officiels, les professeurs, les étudiants, les journalistes; également les livres et périodiques récents sur les questions économiques et sociales; mais, de plus, notre Directeur l’enrichit d’ouvrages rares sur l’histoire du travail qu’il découvre dans les librairies d’occasions ou dans les boîtes des bouquinistes sur les quais de la Seine. Elle est de plus en plus fréquentée.

Parler de l’activité du Bureau de Paris sous la direction de Mario Roques est difficile car elle est multiple comme on le verra par quelques exemples. En tant que professeur à l’Université de Paris, Mario Roques a accès à tous les milieux; le fait qu’il ait été chef-adjoint du Cabinet d’Albert Thomas pendant la guerre a encore étendu ses relations et accru son autorité.

Les contacts avec le Gouvernement en général et le Ministère du Travail en particulier sont permanents. Si un fonctionnaire de Genève ne vient pas spécialement, il faut représenter le Bureau aux conseils et commissions nationaux ou internationaux qui se réunissent à Paris. Il arrive que des commissions du BIT tiennent une session à Paris, il faut en assurer l’organisation matérielle. Le BIT est une création récente, d’où la nécessité de conférences pour le faire connaitre et exposer ses problèmes.

Albert Thomas vient souvent. Plus soucieux que jamais d’efficacité, il voit les membres du Gouvernement et reçoit beaucoup. Il a aussi de longues conversations avec son ami Mario Roques qu’il met au courant de ses projets et de ses difficultés. En 1923, après les premières années de mise en route, il lui demande de revoir à Genève toute l’organisation du Bureau ; des améliorations dans les méthodes de travail seront apportées.

A la demande du Gouvernement, Mario Roques est appelé à diriger les émissions parlées de la Radiodiffusion française (qui n’était pas encore I’ORTF). Dans les programmes il fait réserver quelques minutes par jour aux questions sociales. L’émission quotidienne est préparée tantôt par Genève, tantôt par Paris, mais les communications sur le BIT sont bien austères ; on fait appel à des collaborateurs extérieurs ; plusieurs d’entre eux, qui étaient alors élèves de collègues de Mario Roques à la Sorbonne, sont maintenant connus: Claude Lévi-Strauss, l’ethnologue, Gaston Bouthoul, le créateur de la polémologie, Francis Raoul, devenu préfet, Pierre Paraf, aux notes si vivantes, plus tard secrétaire général de la Ligue contre le racisme.

Dès la création par la France du Conseil national économique (première étape de l’actuel Conseil économique et social), le Bureau de Paris y collabore. Mario Roques y présente, entre  autres, un très important rapport sur les grands travaux publics nationaux au moment de la crise de chômage 1929-30. Les idées du rapport seront reprises par Genève, à l’échelle internationale, dans le texte sur la lutte contre le chômage que le BIT présentera en 1931 à la Commission d’étude pour l’Union européenne.

Le 15 avril 1932, nous quittons la rue de Laborde pour le 205 Boulevard St-Germain. Les caisses de documents ne sont pas encore toutes vidées lorsqu’Albert Thomas annonce sa venue pour le 7 mai. Nous préparons son bureau. Il arrive très fatigué, ayant fourni de gros efforts à Genève les dernières semaines; ses médecins ont insisté vivement pour qu’il se repose8, mais il ne le peut pas encore. Il travaille l’après-midi du 7, après avoir déjeuné avec son vieil ami Charles Dulot, son successeur à l‘Information Sociale, qui eut avec lui une discussion animée sur les élections françaises, et nous quitte vers 19 heures. Nous avons su qu’à pied il avait traversé la Seine, avait croisé un fils d’Arthur Fontaine place de la Madeleine, se dirigeant vers la gare St-Lazare, s’est arrêté au bar de Chez Ruc, tout proche de la gare. Là, il s’est écroulé. La police alertée9 l’a fait transporter à l’hôpital Beaujon et a prévenu par téléphone, au Conseil national du Patronat français, Pierre Waline qui a lui-même téléphoné à Mario Roques. J’apprends la nouvelle par la radio chez moi le lendemain matin, et vais immédiatement au bureau. M.  Roques s’y trouve. C’est la consternation et une immense tristesse. La mère d’Albert Thomas, son épouse et ses enfants doivent arriver de Genève. Il faut organiser les obsèques officielles au cimetière de Champigny-s/Marne. Elles auront lieu le 11 mai.

Toute l’Europe, et l’univers entier peut-on dire, étaient représentés derrière le cercueil de cet homme qui avait voué toutes ses forces à l’amélioration du sort des travailleurs. D’importantes délégations de gouvernements, spécialement du Gouvernement français, du Conseil et du Secrétariat général de la Société des Nations s’étaient jointes aux membres du Conseil d’Administration et aux fonctionnaires du Bureau international du Travail venus en grand nombre. D’innombrables personnalités du monde politique, du monde scientifique, du monde industriel étaient là, parmi l’imposant concours des militants syndicalistes, socialistes, coopérateurs, et de toute la population de Champigny. De nombreux discours furent prononcés.

L’Organisation internationale du Travail, le monde sans doute, venaient de faire une grande perte. La France aussi probablement car Albert Thomas semble avoir souhaité reprendre assez vite sa place dans la politique intérieure de son pays10. Certains avaient regretté qu’il n’ait pas été aux leviers de commande pendant les longues discussions de la Conférence de la Paix où sa lucidité et son autorité auraient peut-être évité des erreurs. Des amis et des collaborateurs qualifiés l’ont dit et écrit. Rouage infime dans une grande vie, je revois les grands yeux bleus intelligents, l’expression de beauté du visage, toujours réfléchi et toujours en éveil; je peux évoquer la facilité et la simplicité des relations, l’intérêt puissant du travail et l’enrichissement constant qui en résultait. Pensant au « patron » et aux amis qui l’entouraient, je suis reconnaissante à la vie de m’avoir mise pendant de nombreuses années en contact d’hommes d’une telle qualité intellectuelle et morale.

Mario Roques quitte le Bureau de Paris le 31 décembre 1936. Il est remplacé par Fernand Maurette, normalien et ami d’Albert Thomas dont il était le collaborateur à Genève comme chef de division. Pour nous, simple changement de personne. L’ambiance du Bureau est la même, les méthodes de travail sont semblables. Malheureusement, notre nouveau directeur meurt brusquement en août 1937 à Genève où il était allé pour la Conférence annuelle11.

La vie internationale est de plus en plus difficile, les cotisations rentrent mal aux Organisations internationales. Le Directeur-adjoint d’Albert Thomas, Harold Butler, devenu Directeur, décide de ne pas remplacer immédiatement Fernand Maurette à la direction du Bureau de Paris12; il me charge d’assurer la marche quotidienne avec mon collègue Jean Poirel, sous le contrôle et avec les directives du Sous-directeur français à Genève, M. Adrien Tixier.13

Puis c’est la déclaration de guerre en septembre 1939, Jean Poirel est mobilisé, on réduit au minimum le personnel du Bureau, nous restons quatre : une secrétaire Madeleine Péné, une dactylographe Madeleine Decz née Duriez, le garçon de bureau Charles Néel, qui est aussi le mari de la concierge, et moi. Comme l’avance allemande continue, je crains les bombardements. Par mesure de prudence, je fais mettre l’essentiel de la bibliothèque dans des caisses solides, soigneusement garnies de papier hydrofuge, et les fais descendre dans nos caves.

M. Tixier se tient constamment en rapport par téléphone avec moi et avec M. Alexandre Parodi, Directeur général du Travail au Ministère du travail et de la main-d’oeuvre et délégué du Gouvernement français au Conseil d’Administration du BIT. Les 12 et 13 juin 1940, les fonctionnaires des ministères doivent quitter Paris14. A la demande de M. Tixier, M. Parodi me fait remettre quatre ordres de mission ; je ferme l’appartement, donne les clés à la concierge, et nous partons avec les fonctionnaires du ministère du Travail, en camion militaire. Après un bombardement à Rambouillet, nous arrivons en Indre-et-Loire ; quelques jours après, il nous faut aller plus loin encore, en train cette fois. Bombardement à la gare de Bordeaux, et nous arrivons à Biarritz. J’ai emporté la comptabilité et les carnets de comptes qui me permettront, si possible, de retirer auprès de la poste ou des établissements bancaires de quoi assurer notre vie matérielle à tous quatre.

L’armistice est signé [22 juin]. A Biarritz, nous sommes en zone occupée. Les fonctionnaires français doivent regagner leurs administrations à Paris dès que la Loire pourra être franchie. Nous suivons.

Le 12 juillet 1940 je peux retourner Boulevard St-Germain15. L’appartement a échappé aux réquisitions de l’armée allemande, il est intact. Je passe quelques coups de téléphone à Paris pour faire savoir que nous avons réintégré les locaux, et nous nous réinstallons. Deux collections de publications du BIT sont toujours sur les rayons de la bibliothèque ; on vient les consulter, nous faisons même quelques ventes. Des collègues français, précédemment à Genève, m’écrivent de zone occupée. Une partie du personnel du siège à Genève a, comme prévu, été transféré au Canada, à Montréal; il ne reste à Genève qu’un petit groupe sous la direction de Henri Gallois, qui assurera l’administration et l’entretien. Le chef de la Section de Statistiques, l’Anglais James William Nixon, a quitté Genève trop tard pour Paris et l’Angleterre, il n’a pu sortir de Paris le 14 juin, a été arrêté à son hôtel16 avec quelques compatriotes, ils sont internés à Fresnes.

Le 12 décembre j’ai la visite de deux officiers allemands17. Le plus âgé me demande des nouvelles de quelques fonctionnaires français de Genève, entre autres Camille Pône, Jean Morellet, Louis Dupont. Je le reçois debout et lui réponds que, comme il ne peut l’ignorer, je n’ai aucune relation avec le Bureau central et ne sais rien de mes collègues. Il m’informe que notre appartement sera réquisitionné, le loyer sera payé par la Préfecture de la Seine ; l’ambassade d’Allemagne y installera un service de traduction dirigé par le jeune officier qui l’accompagne. Il ne voit aucun inconvénient à ce que nous restions là tous les quatre, je n’ai même pas à changer de bureau. Avant de regagner l’entrée, assez sèchement je lui demande son nom « puisqu’il semble connaître si bien la maison » ; il bredouille un mot qui commence par « Reich » ; dès qu’il est parti, je prends la liste du personnel et découvre qu’il s’agit de Reichhold, traducteur à la Section de traduction du BIT à Genève, section dont fait partie également M. Dupont comme chef de service18.

Nos occupants viennent dès le lendemain. L’officier chef du service s’installe dans la pièce réservée au Directeur ou aux fonctionnaires de Genève en mission à Paris ; le traducteur-chef, le Dr Widloecher, est mon voisin, dans le bureau de notre Directeur ; deux autres traducteurs sont dans une pièce de secrétariat, une secrétaire-dactylographe est au standard téléphonique.

Le Dr Widloecher me demande d’ouvrir le coffre-fort, il ne contient que des talons de vieux chéquiers. Furieux, l’Allemand n’insiste pas.

Tous s’ingénient à rendre notre présence inutile. Quand on se présente pour travailler à la bibliothèque ou pour acheter des publications, ils font répondre que le BIT n’existe plus. J’entends le Dr Widloecher faire la même réponse au téléphone, c’est-à-dire qu’on ne me passe plus les communications pour le BIT.

Il est évident que cette situation ne peut s’éterniser. Après une conversation hors bureau avec notre ancien directeur Mario Roques, je vais au Ministère du Travail voir Mlle Henry, chef de bureau à la Direction du Travail, pour essayer d’obtenir que mes collègues soient engagées par le Ministère. Ma provision budgétaire n’est pas épuisée, mais l’avenir m’inquiète.

Au début de 1941, visite de Dr. Otto Bach19, Allemand que je connais ; il était notre collègue au Bureau de correspondance de Berlin et nous l’avions vu plusieurs fois à Paris. Il fait le tour de l’appartement et je l’accompagne. Avec étonnement, il ne voit plus sur les rayons que deux collections des publications du BIT et les quelques cartons contenant des notes et dossiers. Je lui explique que, par crainte des bombardements, l’essentiel de la bibliothèque a été expédié à Genève à la déclaration de guerre. Mécontent, il s’en va. Bach dirigeait l’Institut allemand à Paris. Les 14 et 21 février 1941, il fait deux conférences sur « l’échec et la mort du BIT ». En même temps une campagne commence dans la presse d’occupation. Voir Le Matin du 15 février: « Genève et la justice sociale »; L’Oeuvre du 16 février : « Le BIT a fermé ses portes »; Le Petit Parisien du 17 février: « Le BIT n’est plus » ; Paris-Soir du 19 février: « Le BIT ferme ses portes »; Le Matin du 22 février : « l’échec de l’Organisation internationale du Travail de Genève »; L’Oeuvre du 1er mars : « Le BIT est mort ».

Le 28 février 1941, ce que j’attendais arrive. Le Dr Widloecher me fait savoir que le personnel du BIT doit quitter les lieux. Toutefois, le Service souhaite garder une dactylographe, Mlle Péné, dont il aurait l’emploi ; son salaire lui serait payé par la Préfecture de la Seine.

Il y a en effet beaucoup de travail et les occupants font appel à des collaborateurs extérieurs ; nous avons pu voir discrètement que ceux-ci sont d’une qualité au-dessous du médiocre, leurs traductions sont rédigées dans un français indigne même d’un élève de certificat d’études primaires.

Je descends téléphoner à Mario Roques d’une cabine publique pour avoir son avis. Il conseille d’accepter si Mlle Péné est d’accord ; il lui semble intéressant de garder quelqu’un sur place. Je retourne au bureau, dicte immédiatement les quelques lettres administratives qui s’imposent pour que les dépenses de fonctionnement soient bien réglées par la réquisition et, à 18 heures, je peux faire savoir au Dr Widloecher qu’à l’exception de Mlle Péné les fonctionnaires du BIT ne reviendront plus. Il se confond en protestations; il ne s’agissait pas d’un ordre immédiatement exécutoire, etc.

Je préfère cette situation franche, mais que vont devenir Mme Decz et M. Néel quand ma provision budgétaire sera épuisée? Nouvelle démarche auprès de Mlle Henry, qui finira par faire engager Mme Decz aux Assurances sociales. Mme Léonetti, inspectrice du travail, qui a fait partie de la délégation française à plusieurs conférences internationales du travail et qui est alors au Cabinet du Ministre du Travail, fera entrer M. Néel comme garçon de bureau à son service. Ouf ! Il ne reste plus que moi.

Mlle Péné, M. Néel et moi nous réunissons un soir par semaine dans un endroit discret à proximité du Boulevard St-Germain. Mlle Péné et M. Néel m’expliquent que les Allemands gagnent leur bureau par le grand escalier; ils n’ont jamais demandé la clé de l’escalier de service. Comme on se présente encore pour consulter ou acheter des publications du BIT, Mlle Péné pourrait en faire de petits paquets qu’elle mettrait dans un endroit convenu, M. Néel monterait les prendre après le départ des occupants le soir ou la nuit, et me les amènerait.

J’accepte : Peu à peu mon petit studio se garnit des publications les plus demandées. Il y en a partout. Pour les consulter ou les acheter, je reçois des étudiants (un professeur de la Faculté de Droit a exigé que la Revue internationale du Travail soit dans la salle réservée aux candidats à l’agrégation), des fonctionnaires (j’ai donné mon adresse personnelle à Mlle Henry), des camarades rédacteurs de publications clandestines qui viennent chercher pour leurs lecteurs des informations très attendues sur les pays d’au-delà des frontières (Louis Saille, secrétaire de la C.G.T., Maurice Harmel, rédacteur au Peuple, journal de la C.G.T., qui dirige Libération clandestin), des médecins de l’Institut d’Hygiène industrielle qui s’intéressent particulièrement à l’Encyclopédie d’Hygiène du Travail, etc.

Des chiffres de vente:

1941          frs          13’060,90

1942          frs          48’696,45

1943          frs        104’226,95

A noter qu’en 1943, le Bureau de Paris (à mon domicile) n’a coûté que 62’000 frs alors que le produit de ses ventes a dépassé 100’000 frs.

Au milieu de 1941, j’ai l’heureuse surprise d’être convoquée par une banque américaine de l’avenue des Champs-Elysées. Genève, c’est-à-dire Henri Gallois, m’adresse de l’argent. Il avait dû chercher obstinément à rétablir le contact et y parvenait.

Par les petites cartes imprimées d’avance, seules autorisées pour la zone non occupée et l’étranger, je tente de l’atteindre à mon tour pour lui faire connaitre en style télégraphique mes besoins en publications. Un jour, nouvelle surprise, je reçois une convocation du Service des Douanes que des paquets me seront livrés si le visa est accordé ; s’il est refusé, je serai avisée.

Les paquets me seront livrés, et il en arrivera bien d’autres, qui ne seront même pas soumis à la censure allemande. Mes inquiétudes d’argent sont complètement dissipées.

Je mets notre collègue Nixon20 au courant de nos vicissitudes dans ses divers camps d’internement : Fresnes, Drancy, St-Denis. Deux de ses amis et moi nous nous sommes entendus pour que l’un ou l’autre aille lui rendre visite chaque quinzaine, au seul jour autorisé, en lui apportant quelque nourriture fraîche que nous nous procurons au marché noir (les internés reçoivent des colis de conserves de la Croix Rouge). Les nouvelles de la guerre, même celles de la B.B.C., le camp les connaît au moins aussi bien que nous.

Je crois devoir ajouter que, de ces relations d’occupation, trois au moins ont disparu du fait de la guerre: Maurice Harmel est mort en déportation, de même que le Dr Hausser, médecin de l’Institut d’Hygiène industrielle ; Mlle Henry, déportée, est revenue à la libération pour mourir quelques jours après son retour.

Le 25 août 1944 Paris est libéré. Je retourne au bureau début septembre, traversant à pied la moitié de Paris, il n’y a pas de moyens de transport. Les locaux sont de nouveaux disponibles.

Le Deutsche Arbeit Front [le Front national allemand du Travail] a fait enlever fin mai la dernière collection des publications du BIT et les cartons de documents; les rayons sont complètement vides ; des chaises sont défoncées, une porte est trouée de balles, un carreau est cassé. Même si l’on ajoute qu’au cours de l’exode, de la papeterie a été perdue ainsi que presque tous les bagages personnels des quatre fonctionnaires repliés, on peut conclure que le Bureau s’en tire à bon compte; les vies sont sauves, les ouvrages de la bibliothèque cachés dans les caves de l’immeuble n’ont pas été touchés, les publications du BIT sont intactes, les crédits budgétaires n’ont été ni égarés ni volés.

Je retrouve à Paris ce que le Deutsche Arbeit Front avait emporté, il n’avait pas eu le temps de le faire transporter à Berlin ; tout est en désordre, mais en bon état, au Comité de l’Amérique latine où je n’ai qu’à le faire prendre dès que possible. Le téléphone a été coupé, je peux le faire rétablir avec le même numéro. On peut donc renouer des relations.


Adrien Tixier

M. Adrien Tixier, ancien sous-directeur du BIT, Ministre de l’Intérieur qui avec Alexandre Parodi, Ministre du Travail et de la Sécurité Sociale, était membre du gouvernement de la Libération de Général de Gaulle], me téléphone Boulevard St-Germain et me propose de faire parvenir à Montréal, par la valise diplomatique du ministère des Affaires étrangères, le compte-rendu que j’établirai de la vie du Bureau de Paris depuis 1940. C’est ainsi que, par lettre du 25 octobre 1944, le Directeur général, M. Phelan, est mis au courant21.

En 1945, la première Conférence Internationale du Travail après la guerre a eu lieu à Paris sous la présidence d’Alexandre Parodi. Il ne restait plus qu’à reconstituer le Bureau. Mes trois collègues ont été réintégrés, du personnel nouveau a été engagé ; de toutes jeunes filles intelligentes, enthousiastes et pleines de bonne volonté, elles sortaient des facultés et il a fallu leur apprendre ce qu’est le BIT et comment on y travaille. Elles se sont intéressées aux questions sociales ; avec elles, une activité normale a repris peu à peu et le Bureau a retrouvé à Paris une place appréciée22.

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Notes :

1 Mario L.G. Roques (1875-1961). Directeur du Bureau du BIT à Paris du 17 mars 1920 au 31 décembre 1936 (IE).

2 Née le 28 novembre 1898, elle est décédée le 15 mars 1979 (IE)

3 Par Léon Jouhaux à la 1ère Session du Conseil d’administration, 27 novembre 1919

4 Harold B. Butler: The Lost Peace, London 1941, p. 49-50 (citation traduite)

5 A la 2e Session du Conseil d’administration, 26-28 janvier 1920, il a été décidé d’établir le Bureau de correspondance à Paris. Les contrats de Mario Roques et d’Aimée-Elise Rommel sont datés du 1er février 1920.

6 A la 4e Session du Conseil d’administration, le 8 juin 1920, la décision a été prise d’établir le siège du Bureau à Genève et le 7 juillet 1920 le personnel a aménagé dans le bâtiment connu sous le nom de La Châtelaine, occupé maintenant par le siège de la Croix Rouge (voir mon article dans la Lettre no 26, décembre 1999, p. 15 ss.)

7 Le 13 octobre 1920.

8 « C’est peut-être alors que furent constatées chez lui des symptômes de diabète et d’urémie » (l’ Information Sociale, Paris 19.5.1932).

9 « Le propriétaire et personnel du café ne le reconnurent pas. Le seul papier d’identité que la police trouva sur lui fut sa carte de membre du parti socialiste. » Eward Phelan: Albert Thomas et la création du BIT. Paris 1936, p. 322.

10 D’autres voyaient en lui un successeur compétent de Sir Eric Drummond en tant que Secrétaire général de la Société des Nations.

11 Il a été hospitalisé à Genève à la Clinique Générale, où il est décédé le 1er août 1937.

12 Pour le conflit entre le gouvernement français et Butler au sujet de sa nomination à ce poste, voir mon article dans la Lettre no 28, novembre 2000, p. 12 ss.

13 C’est intéressant que Mme Rommel ne mentionne pas ici le nom du candidat français, Marius Viple.

14 Mlle Rommel et Mlle Péné sont parties pour Biarritz le mercredi 12 juin et Mme Decz et M. Néel pour Abilly le jour suivant. L’évacuation du personnel du Ministère du Travail et de la main d’oeuvre avait déjà commencé le dimanche précédent.

15 Comme Mlle Rommel l’a dit : « Paris, devenu semblable à une ville de province le dimanche se repeuple peu à peu » avec un couvre-feu de 16 h à 05 h.

16 Le 1er août 1940 au Family Hotel, rue Cambon.

17 Le 10 décembre selon d’autres sources. En tout cas c’est la date de la signature de la réquisition.

18 En effet, Louis Dupont n’était pas dans la même unité que Walter Reichhold, mais occupait le poste de traducteur-réviseur dans le Service législatif.

19 Voir mon article dans la Lettre aux anciens no 29, mai 2001, p.11.

20 Pour l’internement de Nixon, voir mon article dans la Lettre no 29, mai 2001, p. 10 ss.

21 Original dans le dossier P. 14/3.II dans les archives du BIT. Le 16 novembre 1944, Phelan a envoyé à Mlle Rommel un télégramme pour la féliciter de son dévouement pendant l’occupation.

22 Mme Morel (comme Mlle Rommel s’appelait après son mariage avec Julien Auguste Morel le 21 décembre 1941) a continué comme responsable du Bureau jusqu’à la nomination par David Morse, le 1er  septembre 1949, de Mme Augustine Jouhaux aux fonctions de Directeur du Bureau de correspondance de Paris. Elle prit sa retraite en juillet 1963, à l’âge de 65 ans, et mourut le 15 mars 1979.


La Déclaration de Philadelphie: 1944 – 2004 / François Agostini

La Déclaration de Philadelphie est, à juste titre, considérée comme la clé de voûte de I’OIT. Il n’est donc pas sans intérêt de revenir sur son historique, son contenu et sa signification toujours actuelle.


Jenks et E. Phelan préparent la Déclaration

 Historique

La politique à suivre en cas d’urgence, adoptée en 1938, prévoyait que « le BIT devra s’efforcer de continuer à exercer ses fonctions et ses services dans toute la mesure du possible ».

En accord avec cette politique, le BIT installa son siège provisoire pour la période de la guerre à Montréal, au Canada et, outre un certain nombre d’activités pratiques, tint plusieurs réunions et conférences sur le continent américain, dont les plus importantes furent :

– la Session extraordinaire de la Conférence internationale du Travail tenue d New York et à Washington entre le 29 octobre et le 7 novembre 1941, dont l’objet était de tenter de définir la politique et les activités de I’OIT après la fin de la guerre. Le rapport du Directeur par intérim (c’était alors Edward Phelan) traitait de la participation à venir de I’OIT à la reconstruction économique et sociale du monde d’après-guerre. Dans un discours prononcé à la session de clôture de la Conférence, le Président Roosevelt déclara : « Votre Organisation aura un rôle essentiel à jouer dans l’édification d’un système international stable de justice sociale pour les peuples du monde entier ».

La Conférence extraordinaire de New York fut donc suivie naturellement, par la 26e Session (régulière) de la Conférence internationale du Travail, tenue à Philadelphie du 22 avril au 12 mai 1944. Mettant un point final à ses activités de temps de guerre, I’OIT définit alors sa ligne politique et ses objectifs pour la période immédiate de reconstruction et en même temps pour l’établissement d’un monde pacifique à plus long terme.

Le premier objectif fut accompli par les Recommandations 67 à 73. Le deuxième fit l’objet de la « Déclaration de Philadelphie », adoptée à l’unanimité par les délégués et de laquelle E. Phelan et W. Jenks (alors conseiller juridique) furent les principaux inspirateurs.

Contenu

Le titre complet de la Déclaration est parfaitement clair : « Déclaration concernant les buts et objectifs de l’Organisation internationale du Travail » et son Préambule spécifie que la Déclaration pose les principes dont devrait s’inspirer la politique de ses Membres. Le caractère réciproque des engagements pris (de l’Organisation à ses Membres et des Membres à l’Organisation) était déjà réaffirmé.

Après le Préambule, la Déclaration comprend cinq chapitres. Le premier réaffirme les principes fondamentaux sur lesquels est fondée l’Organisation à savoir notamment : le travail n’est pas une marchandise ; la liberté d’expression et d’association est une condition indispensable d’un progrès soutenu ; la pauvreté, où qu’elle existe, constitue un danger pour la prospérité de tous; dans la lutte inlassable contre le besoin en vue de promouvoir le bien commun, les efforts nationaux doivent être combinés avec une coopération internationale sur une base libre, démocratique et tripartite.

Le chapitre II énumère les conséquences du principe fondamental de I’OIT selon lequel « une paix durable ne peut être établie que sur la base de la justice sociale » : l’égalité des droits et des chances pour tous les êtres humains, sans aucune discrimination doit être le but central de toute politique nationale et internationale en des programmes d’action et mesures pris sur la plan national et international, notamment dans le domaine économique et financier; il incombe à l’Organisation d’examiner et de considérer à la lumière de cet objectif fondamental ces programmes d’action et de mesures et, dans l’exercice de ces fonctions, d’inclure dans ses décisions et recommandations toutes dispositions qu’elle juge appropriées.

Le chapitre III rappelle l’obligation solennelle pour I’OIT de promouvoir la mise en oeuvre de programmes tendant à réaliser le plein emploi, l’élévation des niveaux de vie, l’offre d’emplois correspondant aux qualifications des travailleurs, la formation professionnelle, les transferts de travailleurs et les migrations, les politiques de salaires et de conditions de travail, la négociation collective, la collaboration des employeurs et des travailleurs pour l’amélioration continue de l’organisation de la production et l’élaboration de la politique sociale et économique, l’extension de la sécurité sociale et des soins médicaux pour tous, la protection de la vie et de la santé dans le travail, la protection de l’enfance et de la maternité, un niveau adéquat d’alimentation, de logement et de moyens de récréation et de culture et enfin la garantie de chances égales dans le domaine éducatif et professionnel.

Le chapitre IV relie l’accomplissement des objectifs sociaux énumérés plus haut à « l’utilisation plus complète et plus large des ressources productives du monde » et recommande à cette fin « une action efficace sur le plan international et national », et notamment l’expansion de la production et de la consommation la lutte contre les fluctuations économiques graves, l’aide économique et sociale aux régions dont la mise en valeur est peu avancée, une plus grande stabilité des prix mondiaux des matières premières, la promotion du commerce international. A ces fins, I’OIT promet son entière collaboration « à tous les organismes internationaux auxquels pourra être confiée une part de responsabilité dans cette grande tâche, ainsi que dans l’amélioration de la santé, de l’éducation et du bien-être de tous les peuples ».

Le chapitre V relève la valeur universelle des principes énoncés dans la Déclaration dont les modalités d’application tiendront compte du degré de développement économique et social de chaque peuple, et affirme que leur application progressive « aux peuples qui sont encore dépendants aussi bien qu’à ceux qui ont atteint le stade où ils se gouvernent eux-mêmes, intéresse l’ensemble du monde civilisé ».

Signification

En définissant et en annonçant ainsi ses objectifs et programmes d’action à moyen et à long terme, I’OIT réclamait sans équivoque sa part de responsabilité dans la construction du nouvel ordre mondial d’après-guerre, ainsi que la place qui lui revenait dans la grande famille des Nations Unies alors en gestation.

La Déclaration réexprimait ainsi sa foi dans les idéaux de paix, de développement et de justice sociale qui avait guidé, comme un phare, les actions de I’OIT – et de l’ensemble du système de la Société des Nations- depuis 1919. Elle soulignait l’importance de la coopération technique internationale et anticipait d’une manière visionnaire la globalisation.


Edward Phelan signe la Déclaration en présence du Président Roosevelt le 17 mai 1944

La Déclaration était visiblement destinée dès l’origine à être un document fondamental de I’OIT. Elle mettait à jour en l’élargissant la portée de l’article 41 (connu sous le nom de « Charte du Travail » qui portait le sceau de Samuel Gompers) de la Première Constitution de I’OIT qui, en 1944, constituait toujours la partie XIII du Traité de Versailles. C’est donc tout logiquement que, se substituant à l’ancien article 41, la Déclaration de Philadelphie devait devenir partie intégrante de la nouvelle Constitution de I’OIT en 1946.

Pour I’OIT comme pour la communauté internationale dans son ensemble, la Déclaration de Philadelphie est aussi moderne et contraignante et les principes fondamentaux de la Déclaration restent aussi pertinents aujourd’hui qu’ils l’étaient en 1944 et continues d’inspirer les travaux de l’OIT à l’aube de son deuxième siècle.


Le Président Roosevelt et la déclaration de Philadelphie / Edward Phelan

En 1944, bien que la guerre fit encore rage, la Conférence internationale du Travail se réunit à Philadelphie et là, elle élabora une Déclaration qui non seulement proclamait une fois de plus les buts et les objectifs visés par I’OIT, mais formulait les principes fondamentaux sur lesquels un monde pacifique pourrait être construit. Le Président Roosevelt salua publiquement ce texte comme « réunissant les qualités voulues pour prendre place à côté de la Déclaration d’indépendance ». Ces mots et, en fait, toute l’allocution, où il souligna en termes frappants la valeur qu’il lui reconnaissait, ont sans doute paru à beaucoup refléter l’enthousiasme qu’il ressentait pour son contenu social, qui correspondait sur bien des points à ses propres conceptions. En réalité, à ses yeux, la Déclaration avait un sens bien plus profond et une utilité pratique immédiate. Sa préoccupation essentielle avait été pendant longtemps le problème de la paix. Lorsque, en 1933, il accéda pour la première fois aux fonctions de Président des Etats-Unis, il était pleinement conscient des nuages qui obscurcissaient l’horizon international, mais il se trouva en présence de « conviction profondément enracinées dans son peuple au sujet de l’isolement tant politique qu’économique ». Le problème, ainsi que M. Cordell Hull l’a exposé dans ses mémoires, consistait à trouver un système quelconque de collaboration sur le plan international et d’amener le pays à en comprendre le fonctionnement, sans se hâter de placer l’isolationnisme au rang des questions politiques pressantes pour la nation, ce qui n’aurait eu pour résultat que de faire renverser le gouvernement dès que le peuple américain aurait l’occasion d’aller aux urnes. Dans ces conditions, il n’était pas question d’adhérer à la Société des Nations, mais la Cour internationale de Justice et, ce qui est plus important, l’Organisation internationale du Travail, en raison de son activité permanente, offraient une occasion de convaincre les Américains que les Etats-Unis faisaient partie intégrante du système de collaboration mondiale. Miss Frances Perkins a relaté en détail, sous une forme vivante1, comment le Président Roosevelt guida, en 1933, les diverses démarches qui devaient amener le congrès à autoriser la participation des Etats-Unis à I’OIT. Bien qu’il ne traite que de I’OIT, le chapitre ou elle narre ses conversations avec le Président à ce sujet porte un titre significatif : « Vers une organisation du monde ». Dans la suite du même chapitre, elle relève que Roosevelt, une fois décidée la participation de son pays, ne cessa jamais de s’intéresser à l’OIT, et elle note l’enthousiasme qu’il mit à recevoir les délégués de celle-ci lorsqu’ils vinrent aux Etats-Unis en 1941. « Ce qui fait la valeur de I’OIT, conclut-elle, c’est de donner des résultats qui dépassent sa propre sphère. »

Ces souvenirs évoqués, il est facile de comprendre l’intérêt que le Président Roosevelt a témoigné à l’égard des sessions de la Conférence internationale du Travail réunies à NewYork et à Philadelphie. Les deux sessions, mais plus particulièrement celle de Philadelphie, étaient pour lui une sorte de banc d’essai pour apprécier les possibilités de collaboration sur le plan international. Elles constituaient, comme l’a dit M. Cordell Hull, une « répétition »2 avant une conférence ultérieure qui serait chargée d’élaborer un statut organique devant permettre aux Nations Unies de bâtir une paix durable. Ce qui inspira donc particulièrement l’enthousiasme du Président Roosevelt pour la Déclaration de Philadelphie fut la façon dont – suivant ses propres termes – elle « résumait les aspirations d’une époque » et les situait dans le cadre « d’une paix universelle et durable fondée sur la justice sociale ».

Bien que les discours du Président Roosevelt, rapprochés des écrits de M. Cordell Hull et de Miss Francis Perkins, soient assez lumineux par eux-mêmes, on a eu récemment une confirmation particulièrement intéressante de la place que I’OIT occupait dans sa pensée en corrélation avec l’établissement d’une nouvelle structure de la paix mondiale.

Il s’agit d’une simple feuille de papier sur laquelle ont été jetés une demi-douzaine de mots sous forme de diagramme. Son intérêt réside dans l’origine de ces mots, qui sont de la main même de Roosevelt, et dans les circonstances où ils ont été tracés. Robert Sherwood a récemment conté comment, à Téhéran en 1943, le Président esquissa au Généralissime Staline ses idées sur une organisation de l’après-guerre fondée sur les Nations Unies, dont relèveraient les problèmes de la paix3. Dans son exposé, résumé par Sherwood d’après les documents de Harry Hopkins, le Président proposa la création d’une Assemblée, d’un Conseil exécutif et d’un mécanisme d’application qu’il appelait les « Quatre gendarmes » (I’URSS, les Etats-Unis, le Royaume-Uni et la Chine). On ne trouve aucune allusion à I’OIT dans le résumé de l’exposé du Président, ni dans celui de la discussion qui suivit, mais Harry Hopkins conserva la feuille sur laquelle le Président avait noté, soit avant, soit après la discussion les remarques qu’il entendait faire, et le livre de Sherwood contient une reproduction photographique de ce document.

Trois cercles sommairement dessinés y représentent l’Assemblée, le Conseil et les « quatre gendarmes », et, au-dessous, le Président avait écrit « OIT – Santé – Agriculture – Alimentation ».

Ce ne sont pas les sujets dont I’OIT s’occupe qui sont notés – et c’est là ce qu’il convient de relever – mais bien I’OIT elle-même, sans doute parce que le Président la voyait comme une chose allant de soi, comme une institution qui s’insérerait tout naturellement dans la nouvelle structure et poursuivrait son activité dans le nouveau cadre mis en place.

Un long chemin avait été parcouru depuis le jour où, dix ans plus tôt, le Président se rappelant « comment Wilson avait perdu la Société des Nations », autorisait Miss Perkins à prendre prudemment des mesures préliminaires en vue de l’adhésion des Etats-Unis à l’OIT4. Dans toute l’histoire des efforts déployés pour édifier la paix mondiale, l’élément central est cette transformation de l’attitude des Etats-Unis, passant d’une position d’extrême isolement à l’exercice d’un rôle actif de premier plan dans la création des Nations Unies.

C’est à I’OIT que revient l’honneur d’avoir ouvert la voie à cette évolution.

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1 Voir Frances Perkins: The Roosevelt I Knew (New-York, The Viking Press, 1946), pp.337-346.

2 M. Hull indique que ce même motif a également joué un rôle dans la convocation de la Conférence de Bretton Woods et de la Conférence de l’alimentation et de l’agriculture. Voir The memoirs of Cordell Hull (New York, The Macmillan Company), vol I, pp. 176 et 177.

3 Voir Robert E. Sherwood: Roosevelt and Hopkins: An Intimate History (New York Harper and Brothers, 1948).

4 Frances Perkins: op. cit., p. 340.